Contestation en Turquie · Abdullah Gül versus Recep T. Erdogan ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Juin 2013 • Note d’actualité 6 •


Les protestations de la place Taksim (Istanbul) et dans diverses villes de Turquie, ont mis en évidence une différence d’approche entre le président de la République, Abdullah Gül, porté à la négociation, et son premier ministre, plus prompt à l’épreuve de force. Certains anticipent une rivalité ouverte entre ces deux visages de l’AKP. Au vrai, ce scénario renvoie d’abord aux limites d’une opposition en ordre dispersé qui peine à rassembler ses forces dans l’optique de la prochaine présidentielle.


Sur la place Taksim comme en d’autre lieux et villes de Turquie, un mouvement de protestation réunit des forces hétéroclites qui, malgré les brutalités policières des premiers jours, ne lâchent pas prise. Du côté du pouvoir, les observateurs ont remarqué la différence d’approche entre le président de la République, Abdullah Gül, porté à la négociation, et son premier ministre, Recep T. Erdogan, plus prompt à l’épreuve de force. Il semble pourtant hâtif d’y voir les prodromes d’un conflit politique entre ces deux visages de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement/néo-islamique).

L’hégémonie de l’AKP contestée

A l’évidence, le projet urbanistique à l’origine de ce mouvement a cristallisé les multiples oppositions à l’hégémonie politique de l’AKP, grand vainqueur de toutes les épreuves électorales depuis plus d’une décennie (trois législatives, une présidentielle et deux referenda). Notons à cet égard que la réalité de la compétition électorale dans le système multipartite turc, avec en toile de fond un dynamisme économique notable, devrait suffire à écarter tout rapprochement hâtif entre d’une part la présente situation, d’autre part les séditions et révoltes du monde arabe qui ont mis à terre des régimes dictatoriaux épuisés (Tunisie, Egypte, Libye) ou sont l’objet d’une répression massive et sanglante (Syrie). Conserver le sens des nuances est impératif.

Il n’en reste pas moins qu’une parte significative de la population, bien représentée dans la partie ouest de la Turquie et les grandes villes, reproche à Erdogan et au gouvernement AKP la mise en œuvre d’un « agenda caché » : l’islamisation de la société turque (après l’autorisation du foulard islamique, des restrictions à la vente d’alcool). La propension d’Erdogan à affirmer un pouvoir de type personnel est aussi en cause et ce alors que les forces politiques turques négocient péniblement les termes d’une nouvelle constitution (le premier ministre pousse dans le sens d’une république présidentielle).

De fait, les pressions sur les médias sont fortes et un nombre conséquent de journalistes est en proie à des tracas judiciaires, voire en prison (la liberté de la presse n’en est pas moins réelle). Il faut y ajouter les brutaux règlements de compte entre le gouvernement AKP et l’armée turque, pilier de la République kémaliste et défenseur du sécularisme. Ainsi les affaires Ergenekon et Balyoz, présentées comme des coups de force avortés de l’« État profond » contre le pouvoir civil, ont-elles été le prétexte à des opérations politico-judiciaires contre la hiérarchie militaire (depuis le référendum constitutionnel de 2010, la justice n’est plus un bastion du kémalisme).

Sur ce plan, il est regrettable que les organisations dévouées à la défense des libertés ne prêtent pas plus attention à la cause des très nombreux militaires emprisonnés sans grand respect pour le règne de la loi, l’indépendance de la justice et les droits de la défense. Les débordements militaires du passé, dans des périodes troublées par ailleurs, et les ressentiments accumulés ne sauraient légitimer l’instrumentalisation des affaires et la mise à mal de l’État de Droit.

Une concurrence feutrée

C’est dans ce contexte politique qu’Abdullah Gül, confronté aux occupants de la place Taksim, a esquissé une approche différente de celle de son premier ministre. Au vrai, ce n’est pas la première fois que le Président turc joue le rôle de modérateur quand Erdogan affectionne des formules à l’emporte-pièce qui satisfont la base national-islamiste de l’électorat AKP, remontée contre les « Turcs blancs » (l’élite sociale issue du kémalisme).

Si l’un et l’autre sont de vieux routiers de l’islam politique – Erdogan et Gül ont été formés à l’école de Necmettin Erbakan avec lequel ils ont rompu pour créer l’AKP -, ils présentent des profils psychologiques opposés. Autant Erdogan cherche l’affrontement et sait enflammer les militants, Gül est discret, voire onctueux, et se pose en conciliateur, naturellement porté au compromis. Pour ce faire, il s’appuie sur une formation intellectuelle tournée vers l’international (études d’économie à Londres et Exeter) et une carrière professionnelle requérant des vertus diplomatiques (Banque islamique du développement, Djeddah).

Il serait pourtant fallacieux de voir en Gül un « tiède », moins encore un cynique, par opposition à Erdogan campé en doctrinaire islamique assoiffé de pouvoir. Le Président turc est issu d’une lignée d’imams dont les racines plongent dans l’époque des Seldjoukides et il tient son patronyme du nom de la mosquée de Kayseri, sa ville natale. Sa biographie politique et les choix opérés à une époque où l’islamisme n’était pas la voie royale du Palais témoignent de convictions profondes. Dans la conquête du pouvoir, puis dans sa préservation face aux forces laïques, les deux hommes ont su coopérer de manière étroite et habile.

Si l’on ne peut exclure une nouvelle répartition des rôles, il semble pourtant que la prochaine présidentielle (2014) et la volonté d’Erdogan de prendre la tête de l’Etat suscite une certaine concurrence. Il est aisé de penser que Gül resterait volontiers à la présidence mais il lui faudrait alors rallier le parti contre la personnalité d’Erdogan puis descendre dans l’arène pour gagner non plus les votes des parlementaires mais le suffrage populaire. Guère concevable en l’état des choses. Quant à échanger la présidence contre le poste de chef du gouvernement, à la russe en quelque sorte, cela ne semble guère en phase avec une certaine maturité de l’opinion publique turque.

L’opposition en ordre dispersé

Au total, c’est surtout la question du point de chute de Gül, à l’issue de son mandat, qui se pose et la concurrence feutrée entre le Président et son premier ministre ne doit pas être surinterprétée, à moins que les développements de la situation politique n’ouvrent le champ des possibles. Il est d’ailleurs significatif que les personnes (politiques et analystes turcs) les plus enclines à miser sur Gül, contre Erdogan, soient proches des forces laïques d’opposition.

De fait, l’opposition est divisée (kémalistes, nationalistes, kurdes et autres) et ne sait se rassembler pour disputer à l’AKP le pouvoir dans les urnes. C’est là où le bât blesse. Sans système de poids et contrepoids, tout régime politique est enclin aux excès. Enfin, il faut  y ajouter l’usure du pouvoir et la situation régionale : alternative à l’Europe, le « néo-ottomanisme » fait faillite (voir la guerre en Syrie). De la « formule » politique initiale de l’AKP ne reste donc plus que la croissance économique. Insuffisant lorsque des vents mauvais se lèvent.