Les économies émergentes en difficulté · Le monde multipolaire attendra

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

16 juillet 2013 • Analyse •


L’émergence de nouvelles puissances était censée conduire à un monde multipolaire. Les divisions au sein des BRICS, les difficultés domestiques et le ralentissement économique annoncé par le FMI repoussent cette perspective. Le véritable défi de l’Occident est intérieur.


La crise de 2008 et la promotion du G20 avaient mis au premier plan les BRICS et le monde des émergents. La démultiplication des centres créateurs de richesses entraînée par la mondialisation-globalisation devait se traduire par la formation d’un « monde multipolaire » qui sanctionnerait le rétrécissement de l’Occident. Las. Les phénomènes de croissance sont une chose, les lois de la puissance en sont une autre. De surcroît, le FMI souligne le ralentissement des économies émergentes avec ce que cela implique de difficultés et de défis intérieurs. L’avènement du « brave new world » multipolaire est donc repoussé à plus tard.

La success-story des BRICS

La grande expansion des deux décennies précédant le krach du 15 septembre 2008 aura vu se développer les économies situées à la périphérie du système occidental. Dans les années 1980-1990, l’extension des logiques de marché à l’Est et au Sud a fait entrer ces pays dans le jeu économique global, à l’instar de la Chine, de l’Inde, du Brésil ou encore de la Russie. Elaborée dans les années 1980 pour rendre compte de nouvelles opportunités financières, l’expression de « marché émergent » laisse place à celle de «puissance émergente ». En 2001, Jimmy O’ Neill, économiste à la Goldman Sachs Asset Management, forge le concept de « BRIC » et souligne la dynamique de croissance du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine. L’acronyme se vulgarise lorsque, en 2003, est publiée une étude prospective qui recourt à ce concept pour anticiper les mouvements de fond de la géographie économique. Selon cette étude, les BRICs à  l’horizon 2025, représenteraient la moitié du PIB du G6 (Etats-Unis, Japon, RFA, Royaume-Uni, France, Italie) et, à l’horizon  2050, surclasseraient cet ensemble de pays avancés.

Les pays relevant du BRIC partagent diverses caractéristiques dont l’extension territoriale, le poids démographique, l’abondance des ressources naturelles, de forts taux de croissance et d’importantes parts de marché à l’exportation. Les puissances émergentes sont décrites comme des Etats-continents à même de jeter des forces titanesques dans l’arène internationale. S’emparant de  ce concept pour revendiquer un rôle nouveau au plan international, les dirigeants des pays en question organisent depuis 2009 des sommets annuels et ils se sont adjoints l’Afrique du Sud (Hainan, 2011) : on parle désormais des BRICS. Ce format diplomatique doit donner corps à l’idée d’un monde multipolaire présupposé équilibré et harmonieux. En fait d’harmonie, l’auto-affirmation des BRICS s’accompagne d’une rhétorique anti-occidentale maniant l’anachronisme. Alors que ces pays tirent bénéfice de la mondialisation des marchés et du commerce, leur discours mêle en effet thématiques tiers-mondistes et accents de guerre froide. Cette « polémique », au sens étymologique du terme, révèle certaines des passions tristes qui animent les anciens tributaires et rivaux de l’Occident. L’avenir selon les BRICS : une politique du ressentiment ?

L’émergence n’est pas la puissance

Pourtant, l’idée de « monde multipolaire » est de portée limitée. Elle pose une équivalence de principe entre un processus d’émergence reposant sur des données quantifiables (taux de croissance, participation au commerce mondial, réserves de changes, etc.) et des phénomènes de puissance qui sont d’un autre ordre. Notion dynamique, la puissance désigne la capacité à faire triompher sa volonté dans le rapport des forces entre les diverses unités politiques. Elle implique une intention politique consciente, un système institutionnel adéquat, la mobilisation efficace des ressources de pouvoir et des représentations géopolitiques affirmées. Or, le développement des pays émergents n’induit pas ipso facto de nouvelles configurations internationales : projet politique, conscience historique et sens des responsabilités internationales ne sont pas au rendez-vous. De surcroît, les centres de pouvoir présentés comme des contrepoids à l’hégémonie occidentale ne constituent pas un ensemble cohérent. Les capacités d’action diffèrent et les oppositions sont multiples. Présenté comme une alternative à la Banque mondiale, le projet de Banque de développement annoncé par les BRICS à New Delhi (2012) et réaffirmé à Durban (2013) n’a pas pu voir le jour encore.

A cela s’ajoute la perte de dynamisme des pays émergents, très sensible ces derniers mois : les taux de croissance sont de 7,5% en Chine, à peine 4% en Inde et en Russie, moins encore au Brésil et en Afrique du Sud, soit une réduction du tiers voire de moitié par rapport aux années 2000. Certes, ces valeurs sont élevées au regard des taux de la zone euro-atlantique mais il faut conserver à l’esprit les besoins immenses de ces pays qui demeurent sous-développés. Les prévisions de croissance publiées par le FMI, le 9 juillet dernier, annoncent un « ralentissement prolongé » dans le monde des émergents. Au-delà du cas du Brésil, mis en évidence par les manifestations, il faut considérer celui de la Chine, deuxième économie mondiale mais au 101e rang mondial pour l’indice de développement humain. Ce n’est pas le seul modèle de croissance par les exportations et la dette qui est en cause mais la structure léniniste du pouvoir, l’économie de commande et les distorsions dans l’allocation des ressources que ce système génère. D’une manière générale, les difficultés intérieures des émergents renforcent l’autisme qui caractérise les grandes masses politiques et leur peu d’appétence pour les responsabilités.

Vers un front atlantique

Sur le plan horizontal des rapports de pouvoir, les Occidentaux  conserveront leur suprématie, à condition qu’ils se désendettent et mènent les réformes structurelles requises par la situation. Si leur alliance politico-militaire se voit renforcée par l’organisation d’un front atlantique dans la géoéconomie mondiale, ils constitueront une sorte d’Etat universel, au sens d’Arnold Toynbee.

In fine, la faiblesse de l’Occident demeure celle que le grand historien britannique, suite à la « guerre de Trente Ans » du XXe siècle, avait identifiée : une rupture d’équilibre entre leur capacité d’action sur le monde d’une part, leurs vertus intellectuelles et spirituelles d’autre part. Le fait est plus évident encore et le véritable défi se situe donc sur un plan vertical.