L’armée égyptienne contre les Frères musulmans · Le retour du même

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

2 septembre 2013 • Analyse •


Le 3 juillet 2013, l’armée égyptienne déposait Mohammed Morsi, le candidat des Frères musulmans porté à la présidence par le suffrage universel un an plus tôt. Depuis, la répression s’est abattue sur la confrérie. Dans de larges parties des opinions publiques occidentales, les militaires égyptiens sont perçus comme l’ultime rempart face à une « secte » marginale en passe de confisquer le pouvoir. Dès lors, le recours à la violence armée ne serait qu’une réponse légitime. Cette perception reflète le discours aux accents éradicateurs d’une grande partie des médias égyptiens. Toutefois, elle est en décalage avec les faits historiques et la situation politique.


De prime abord, il faut rappeler que les Frères musulmans ne sont pas une simple parenthèse aberrante dans un processus révolutionnaire; leur histoire est intimement liée à celle de l’Egypte moderne. C’est en 1928 que Hassan el-Banna, instituteur et professeur de théologie à Ismaïlya, fonde la confrérie. Les « frères » dénoncent le protectorat britannique et la modernité occidentale, leur finalité ultime étant d’imposer la charia et de restaurer le califat. La confrérie étend son influence au Soudan, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Après l’échec des armées arabes devant les forces israéliennes, lors de la guerre de 1948-1949, elle se retourne contre la monarchie égyptienne. Suite au meurtre du premier ministre par un militant islamiste, Hassan el-Banna est assassiné (12 février 1949). La confrérie lui survit et elle soutiendra le coup d’Etat des « officiers libres » (26 juillet 1952).

Pourtant, la rivalité idéologique entre islamisme et nationalisme arabe mène au conflit. En 1954, Nasser interdit l’organisation, les militants sont arrêtés par milliers et beaucoup de « frères » doivent se réfugier en Arabie Saoudite. En septembre 1970, Sadate succède à Nasser. Un temps proche de la confrérie, le nouveau Raïs libère nombre de militants mais la signature d’un traité de paix avec Israël (1979) lui aliène les islamistes. Ce sont des officiers appartenant à la mouvance qui l’assassinent (6 octobre 1981). Dernier en date des « Nassérides », Moubarak mêle répression et instrumentalisation. En 1984, la confrérie est reconnue comme organisation religieuse : les « frères » sont très actifs sur le terrain social et ils investissent les syndicats professionnels. Sur le plan politique, elle constitue la principale force d’opposition au système Moubarak. Au total, les « frères » auront subi plus de huit décennies de répression et de semi-clandestinité. Enracinée dans l’histoire de l’Egypte moderne, la confrérie devrait donc survivre aux événements en cours.

Il est vrai que les Frères musulmans n’ont pas anticipé les événements de janvier-février 2011 et c’est avec retard qu’ils ont rejoint les révolutionnaires  de la place Tahrir. Moubarak évincé du pouvoir, ils sont pourtant les mieux organisés pour la seconde phase. Alors que l’Egypte, de février 2011 à août 2012, est gouvernée par le Conseil suprême des forces armées, le Parti de la Liberté et de la Justice, bras séculier des « frères », s’impose. Lors des législatives de janvier 2012, il rassemble 45% des voix (227 députés sur 508). En juin 2012, le candidat des Frères musulmans, Mohammed Morsi, l’emporte sur Ahmed Shafid, ex-premier ministre de Moubarak soutenu par l’armée. Dès lors, le thème de l’« hiver islamiste » fait florès dans une partie de la presse occidentale.

Au vrai, la confrérie n’a pas islamisé l’Etat, l’armée et la bureaucratie post-Moubarak en conservant le contrôle et multipliant les embûches (voir l’annulation des élections législatives). Dans cet inégal rapport des forces, l’erreur de Morsi aura été de se replier sur une organisation obsédée par le secret quand il eût fallu élargir sa base de pouvoir et développer une coalition avec ceux qui, faute de mieux, s’étaient ralliés à sa candidature. La suite des événements est connue. Appuyé par des personnalités de l’ère Moubarak, le mouvement Tamarod organise les manifestations monstres du 30 juin et se tourne vers l’armée. Ministre de la Défense, le général Abdel Fattah al-Sissi dépose Morsi. Le 16 juillet, un gouvernement de techniciens est mis en place. Adossé à l’armée et à la bureaucratie, l’homme fort de ce gouvernement est le général al-Sissi. La répression met en évidence la réalité de ce pouvoir.

Dans cette affaire, il serait fallacieux de voir en l’armée égyptienne un simple bouclier défensif. Depuis que Nasser et les « officiers libres » ont renversé la monarchie parlementaire, le régime politique égyptien est de fait une dictature militaire et ses chefs ne renonceront pas aux délices et poisons du pouvoir.

Bien que ralliés pour la plupart à un certain légalisme, les Frères musulmans sont à nouveau rejetés hors du système politique et aucune tierce force ne parvient à émerger entre militaires et islamistes. La « transition » est devenue un slogan vide de sens et la situation présente ramène l’Egypte à ses impasses.