3 septembre 2013 • Analyse •
L’accord conclu cet été entre l’Union européenne et la Chine à la suite de l’enquête de la Commission consacrée au dumping chinois sur le marché des panneaux solaires est un révélateur des faiblesses européennes face à la Chine. Les multiples divisions, à la fois entre les Etats membres et au sein même de ceux-ci, ont empêché une fois encore la commission de jouer son rôle de catalyseur d’un introuvable intérêt européen, et laisse l’industrie européenne désarmée face aux menées prédatrices de l’industrie chinoise.
En septembre 2012, lorsque le Commissaire européen au Commerce Karen De Gucht annonçait l’ouverture d’une enquête contre les exportateurs chinois de panneaux solaires soupçonnés de se livrer à un dumping généralisé, l’industrie européenne du secteur poussait un ouf de soulagement : enfin ! Après plusieurs années passées à faire face désarmés à une concurrence chinoise féroce, la plupart des producteurs européens, regroupés dans le cadre de l’initiative EU ProSun, saluait cette riposte européenne longtemps attendue, mais dont ils désespéraient jusque-là.
A l’origine de la querelle
La conjoncture paraissait favorable à l’initiative européenne. En Chine même, on reconnaissait volontiers que le secteur devait être restructuré, après les investissements excessifs de ces dernières années. Les derniers plans quinquennaux chinois avaient fait de ce secteur une priorité de l’État, susceptible de justifier l’octroi d’aides massives aux entreprises « innovantes » du secteur, en particulier de la part des gouvernements locaux, avides de voir le tissu industriel de leur zone de compétence se développer. Fortes des encouragements officiels à investir un « secteur d’avenir » dans lequel la Chine, puisqu’elle ne devait pas faire face comme ailleurs à des géants étrangers solidement installés dans leurs positions dominantes, avait toutes les chances de se tailler la part du lion, les entreprises chinoises ont rapidement développé une capacité de production excessive, infiniment supérieure, non seulement à la taille du marché local, qui reste selon les chiffres officiels au moins, inférieur à celui de la France par exemple, mais à la taille du marché mondial dans son ensemble ! Il semble en effet que les capacités de production de panneaux solaires de l’industrie chinoise soient aujourd’hui égales à 150% de la demande mondiale. Ce phénomène de surproduction massive est typique de ce qui se passe aujourd’hui dans nombre de secteurs en Chine, où les mots d’ordre des autorités (par exemple de la puissante National Development and Reform Commission) constituent une forte incitation non seulement à l’investissement des entreprises, mais aussi à un financement privilégié par les banques, comme au soutien de la part des autorités locales par l’octroi par exemple de terres bon marché, dans le cadre de ce d’aucuns appellent un « capitalisme d’État » (Cf. Ian Bremmer, The end of Free Market, Penguin, 2010).
A partir de 2005 environ, la forte demande européenne de panneaux solaires fut providentielle pour la Chine. Les prix de rachats élevés de l’énergie solaire mis en place par les pays européens dans le cadre d’une politique volontariste de réduction des émissions de gaz à effet de serre ont provoqué un boom artificiel de la demande de panneaux solaires en Europe, à laquelle les producteurs européens, sous-dimensionnés, et ne bénéficiant pas, contrairement à leurs homologues chinois, du soutien de leurs gouvernements, n’ont pu répondre. Ce sont les entreprises chinoises qui ont profité de l’aubaine, au point de s’octroyer 80% d’un marché qui atteignait plus de 20 milliards d’euros en 2012.
Cette montée en puissance de l’industrie chinoise sur le marché européen a été rendue possible par une baisse drastique et régulière des prix imposée par les groupes chinois confrontés à une situation de surproduction sur leur marché intérieur. Cette chute des prix a hâté et justifié la fin progressive du système de rachats de l’électricité solaire dans les principaux pays européens. Les États européens ont trouvé dans la baisse des prix des panneaux solaires et du coût du watt solaire installé en Europe, la justification de la diminution, voire de la fin de subventions qui se sont révélées extrêmement couteuses au moment où ce secteur connut un développement rapide entre 2005 et 2010 environ. Dans un contexte de difficultés budgétaire aigues pour les États européens, la diminution drastique du prix du watt solaire (du fait de la grande braderie chinoise) est donc apparue comme une aubaine.
Les Européens (à l’exception des producteurs locaux de panneaux solaires qui hurlaient dans le désert) ont donc longtemps fermé les yeux sur une situation qui leur permettait non seulement de développer une source d’énergie d’avenir à moindre coût, mais aussi de se défaire d’un système de rachats de l’électricité solaire hors de prix que les finances publiques européennes ne pouvaient plus se permettre. Mais dans cette affaire, ce sont les valeurs de l’Europe (une concurrence libre et juste) et ses intérêts (le développement d’une industrie locale suffisamment solide pour être capable d’investir dans la recherche et d’innover dans un secteur d’avenir et respectueux de l’environnement) qui étaient simultanément mis à mal…
Un bras de fer mal engagé
Dans un tel contexte, l’annonce par la Commission d’une enquête pour dumping au mois de septembre 2012, puis en novembre 2012 pour subventions, est venue siffler la fin de la récréation pour les entreprises chinoises en Europe. L’annonce de cette enquête intervenait en outre dans le contexte de mesures similaires prises par le gouvernement américain au mois d’octobre 2012 qui, à l’issue de sa propre enquête, imposait des droits de douane d’un montant variable selon les entreprises chinoises concernées, allant de 20% à plus de 200%. L’enquête de la Commission européenne, qui n’a jamais été rendue publique dans son intégralité, concluait également au mois de juin dernier à la réalité et à l’ampleur du dumping chinois, et affirmait ainsi que si les panneaux solaires chinois devaient être facturés sur le marché européen « à leur juste valeur », ils le seraient en moyenne à un prix de 88% supérieur à celui auquel ils sont effectivement facturés.
Début juin 2013, le Commissaire européen au Commerce annonçait la mise en place de droits de douane sur les cellules, les wafers et les panneaux solaires chinois de 11,8% jusqu’au 6 août 2013, puis de 47,6% à partir du 7 août 2013. La cause européenne paraissait alors solide. Sur la base non seulement des résultats de l’enquête européenne, mais aussi de ce qu’on pouvait lire dans la presse chinoise, la réalité du dumping chinois comme de celle des subventions aux producteurs du secteur de la part des collectivités locales chinoises, semblait difficile à mettre en cause. Une solution négociée susceptible de préserver les intérêts de l’industrie européenne du secteur paraissait envisageable.
Cependant, si beaucoup se félicitaient alors de la soudaine fermeté européenne, peu remarquaient que cette fermeté avait été sapée par les déclarations d’Angela Merkel qui lors d’une conférence commune avec le Premier ministre chinois Li Keqiang déclarait que « l’Allemagne ferait ce qu’elle pourrait pour que des droits de douanes [sur les panneaux solaires chinois] ne soient pas imposés de façon permanente », ajoutant que l’Allemagne « ne croyait pas » à ce type de mesures.
La France au contraire était en pointe parmi les États membres favorables à l’imposition de droits de douane, malgré la faiblesse des enjeux pour une industrie française du secteur d’une taille particulièrement modeste. Un peu plus tard, au moment du lancement de l’enquête européenne, le Président Hollande avait même tenté de saisir l’occasion pour appeler ses partenaires à se réunir dans le cadre d’un Conseil européen pour définir une position commune sur les relations commerciales de l’Union avec la Chine.
A la lumière du cas qui nous occupe, la nécessité d’une telle définition ne fait guère de doute, dans la mesure où elle reste possible, entre pays dont les intérêts sur la question paraissent si divergents. Cependant la réponse du Président de la Commission européenne Manuel Barosso ne s’est pas fait attendre : « il n’est pas raisonnable de tenir un sommet sur un sujet spécifique de commerce international ». Quand bien même ce « sujet spécifique » représenterait, selon les chiffres même de la Commission, un déficit commercial pour l’Europe de 146 milliards d’euros (plus que le total des exportations européennes vers la Chine) et 73% de toute la contrefaçon saisie aux frontières européennes…
L’accord du 27 juillet : un compromis bien peu satisfaisant
Dés l’ouverture des échanges avec la partie chinoise, le Commissaire Karel De Gucht se trouvait ainsi contraint de faire face à la partie chinoise sans aucun mandat clair de négociation. S’agissait-il de défendre les intérêts de l’industrie européenne, sachant qu’une bonne partie de l’industrie européenne, à commencer par l’industrie automobile allemande, dont les intérêts en Chine même sont énormes, considérait que le jeu n’en valait pas la chandelle ? La Chine avait en effet décidé, comme elle le fait quasi-systématiquement lorsque les pays occidentaux osent se lancer dans des conflits commerciaux avec elle, de prendre des mesures de rétorsions, en frappant d’abord la France, par l’ouverture d’une enquête sur les exportations de vin, puis en menaçant de s’en prendre à l’Allemagne en laissant filtrer dans la presse la possibilité d’ouvrir un enquête sur les exportations de voitures de luxe. Nul doute que ces menaces ont eu l’effet escompté. S’agissait-il plutôt de défendre des principes, ceux d’une concurrence libre et non faussée, comme semblait l’affirmer Karel De Gucht, alors que la chancelière allemande pour sa part paraissait considérer que l’imposition des droits de douane constituait une mesure protectionniste indéfendable ? Ou s’agissait-il enfin pour l’Europe, sur un plan plus strictement symbolique et communicationnel, de se prouver et de prouver à ses peuples qu’elle était capable de taper du poing sur la table et de défendre l’intérêt de ses entreprises face à une Chine triomphante, comme l’attitude du Président Hollande, avide d’afficher dans cette affaire un front uni européen, semblait l’indiquer ?
Quoi qu’il en soit, il est difficile de s’étonner dans ce contexte flou que le résultat des négociations ne soit guère probant. Lâché par une majorité d’États membres ralliés par l’Allemagne, sans véritable soutien d’une industrie européenne désunie, Karel De Gucht était contraint de trouver un compromis peu satisfaisant avec les industriels chinois, conscients des divisions européennes et soucieux de les exploiter. Le 27 juillet 2013, le Commissaire De Gucht annonçait qu’une « solution à l’amiable » avait été trouvée avec les producteurs chinois. Au terme d’une négociation difficile, environ 90 des 140 exportateurs chinois de panneaux solaires vers l’Europe acceptaient de vendre pendant au moins deux ans leur production au prix minimum de 0,56 euro le watt à leurs clients européens, soit un prix inférieur de 25% au prix moyen pratiqué en 2012, lorsque la Commission lançait son enquête anti-dumping, et loin de 0,70 euro le watt, prix que les producteurs européens estimaient être le prix juste. Notons aussi que les exportateurs chinois restaient, malgré cet accord, sous la menace d’une enquête européenne, non plus pour dumping, mais du fait des subventions d’État massives dont a bénéficié le secteur en Chine. Il reste cependant peu probable qu’après cet accord, l’UE relance les tensions avec Pékin sur ce dossier.
Les faiblesses européennes
Quelles conclusions tirer pour l’Europe de cet épisode conflictuel ? Il y a tout d’abord fort à craindre que beaucoup en Europe ne lisent cet accord à contresens. Les Chinois analysent la volonté européenne de trouver à tout prix un compromis comme la conséquence de la crainte suscitée par leurs menaces implicites de représailles. A Pékin, les plus intransigeants trouvent des arguments en faveur de la fermeté dans la capacité qu’ont eu les négociateurs chinois à faire plier les Européens jusqu’à un prix très proche des objectifs initiaux chinois, tandis que la Commission européenne semble espérer que sa propre souplesse servira de modèle à la Chine dans d’autres dossiers. Mais il y a fort à parier que l’Europe ne s’illusionne si elle imagine pouvoir jouer le rôle de modèle vertueux dans ses relations avec ses grands partenaires commerciaux. La mode en Chine n’est pas à la recherche de modèles à suivre mais plutôt à l’affirmation d’une voie singulière : dans le contexte actuel de durcissement idéologique lié à l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la négociation « à la chinoise » est une négociation à sens unique, où seuls les intérêts d’autrui sont négociables.
L’Europe a ensuite désespérément besoin de définir une politique commerciale cohérente, fondée sur la défense d’intérêts et de valeurs communes aux États membres. Sans cela, les négociateurs européens seront désarmés face à des interlocuteurs dont le mandat est clair et les objectifs sans ambigüité. Mais comment définir une politique commerciale cohérente quand les intérêts de chacun des États membres restent divergents, et que l’échelon national, quels que soient la variété des intérêts qui se manifeste au sein mêmes des États membres, semble être in fine le niveau auquel s’exprime le plus fermement et le plus clairement la notion d’intérêts communs ? Au niveau qui est le sien, la Commission ne paraît pas être en mesure d’incarner un quelconque intérêt commun européen, encore largement fantomatique, et se contente d’affirmer des valeurs (en l’occurrence une juste concurrence) qui restent de peu de poids dans le cadre des négociations internationales.
Ici comme ailleurs, la grande fatigue de l’ethos européen se manifeste de façon spectaculaire. C’est l’incapacité de l’Union européenne, qu’il s’agisse des membres qui la composent ou de ses organes communautaires, à dire « qui elle est » et « ce qu’elle veut » qui est une nouvelle fois en cause. Gageons que les autres grandes puissances mondiales sauront en profiter, comme la Chine a su si bien le faire…