Violence des jeunes · Une violence sans paroles

Alain Bentolila, linguiste, professeur à l’Université Paris Descartes

28 octobre 2013 • Analyse •


Les jeunes sont-ils de plus en plus violents ? L’interrogation, hélas régulièrement posée par des faits divers qui impressionnent l’opinion, mérite attention. Si les statistiques sont souvent difficilement interprétables (du fait de la typologie des violences recensées, de la distinction entre mineurs et majeurs, etc.), les travaux de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (en savoir +) vont dans ce sens. Parmi les nombreuses explications socio-économiques souvent avancées, la perte de la maîtrise de la langue est souvent ignorée. Pourtant on comprend aisément que celui qui est dépourvu de la capacité de dire se contente de celle de frapper ou d’insulter… Et ce triste constat est aussi, en creux, celui de l’échec de l’école.


Plus de 20% de la population française ne possède qu’une langue réduite dans ses ambitions et dans ses moyens : 600 à 800 mots, quand il nous en faut en moyenne 5 000 à 6 000 pour accepter et tenter de comprendre nos différences. Les mécanismes qui conduisent à ce « rétrécissement » de la parole sont assez simples à expliquer : plus on connaît quelqu’un, plus on a de choses en commun avec lui et moins on aura besoin de mots justes et explicites pour communiquer ensemble. En bref, si l’on s’adresse à un individu qui vit comme nous, qui partage nos croyances et nos coutumes, qui a les mêmes soucis et la même absence de perspectives sociales, cela ira sans dire…

La ghettoïsation sociale, quelle que soit son origine, induit ainsi un tel degré de proximité et de connivence que la réduction des moyens linguistiques utilisés apparaît comme une juste adaptation du langage à des territoires de communication réduits à la portion congrue. Si le langage des ghettos fonctionne, il ne fonctionne que dans les limites étroites qui ont durement marqué sa genèse. Il a été forgé dans et pour un contexte social d’enfermement où la connivence compense l’imprécision des mots. Car lorsque le nombre de choses à dire est réduit, lorsque le nombre de gens à qui l’on s’adresse est faible, l’approximation n’empêche certes pas la communication. Mais hors du territoire, lorsque l’on doit s’adresser pacifiquement et explicitement à des gens que l’on ne connaît pas, lorsque ces gens ne savent pas à l’avance ce qu’on va leur dire, cela devient alors un tout autre défi : un vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases ne donnent pas la moindre chance de le relever.

Confinée dans le cercle étroit du ghetto, la parole est très rarement sollicitée pour l’analyse et la problématisation. S’expliquer devient aussi difficile qu’incongru et ces jeunes perdent peu à peu cette capacité spécifiquement humaine d’inscrire leur pensée dans l’intelligence d’un autre par la force des mots. Réduite à la proximité et à l’immédiat, la parole renonce ainsi au pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable d’éviter le passage à l’acte violent et à l’affrontement physique. Cette parole devenue éruptive n’est le plus souvent qu’un instrument d’interpellation brutale et d’invective qui banalise l’insulte et précipite le conflit plus qu’elle ne le diffère.

Métro les Halles, une journée comme une autre :

Un jeune garçon, dix-huit ans environ, saute par-dessus le portillon. Un vigile de la RATP, à peine plus âgé que lui, l’interpelle sans brutalité particulière. Pas un regard n’est échangé, pas un mot n’est prononcé. Dans les dix secondes, on en est aux insultes et, dans l’instant suivant, aux coups qui laisseront le vigile dans un coma profond. Dans les dix minutes, on assiste à une véritable insurrection : une foule de plusieurs dizaines de personnes vandalise et pille des commerces, brutalise des passants et se bat avec des policiers pendant plus d’une heure.

Banal ? Peut être ! Ce qui l’est moins, c’est l’absence totale de paroles pendant cette montée brutale de violence. Le jeune et le vigile en sont venus aux coups pour une vétille ; un homme a été grièvement blessé pour une infraction mineure que quelques mots d’explication auraient sans doute effacée.

Faisons un petit retour en arrière et imaginons le jeune, regardant le vigile et le reconnaissant comme digne de sa parole : « Oui, je sais, j’ai eu tort de passer sans ticket, mais voilà, j’étais chez moi et puis on m’a téléphoné de l’hôpital pour me dire que ma grand-mère avait eu une attaque. Alors je me suis affolé et je suis parti sans prendre mon portefeuille ; je n’avais donc pas d’argent et j’ai dû en conséquence sauté la barrière. » Ah ! Le joli mensonge dont les enchaînements logiques (« donc », « en conséquence ») n’autorisent pas l’interruption. Ah ! La belle comédie qui apaise la rage prête à déborder. Ah ! L’honorable explication qui dissuade les poings prêts à meurtrir. Peu crédible, cette histoire ? Certes, mais qu’importe ; on se serait parlé, reconnu, on aurait noué les liens d’un dialogue et, en attendant, les coups ne seraient pas partis. Mais ce jour-là il n’y eut pas de mensonge, pas de dialogue parce que ces deux jeunes issus des mêmes ghettos, souffrant de la même pénurie de mots, n’avaient pas les moyens de le construire. L’humiliation de ne pas maîtriser ce qui fait le propre de l’homme, l’exaspération de n’avoir pas l’espace et les moyens de faire entendre son « joli mensonge » conduisirent inéluctablement le jeune contrevenant à l’agression.

Il ne s’agit pas, bien sûr, de justifier un acte violent, inacceptable, il faut tenter simplement d’en comprendre les articulations : 18 ans, encore élève d’un lycée professionnel, citoyen français, il avait subi pendant treize à quatorze ans une obligation scolaire qui ne lui avait pas donné les mots pour laisser une trace de lui-même sur l’intelligence des autres. Et faute de pouvoir s’inscrire pacifiquement dans l’intelligence des autres, sa seule façon d’exister fut de laisser physiquement des traces meurtrières sur le corps de l’Autre.

Si les jeunes des quartiers passent à l’acte plus vite et plus fort aujourd’hui, c’est aussi parce que face à l’imprécision et à la pénurie de mots, l’école n’a pas adopté une attitude de résistance résolue. Car c’est un combat quotidien et combien nécessaire que celui qui honore la distance contre l’immédiate proximité, qui  loue la différence contre la ressemblance et qui exige enfin la précision contre la confusion. La langue que les enseignants passent aux enfants doit leur permettre de franchir les obstacles, de jeter des ponts au-dessus des fossés religieux, culturels et générationnels qui les séparent. Reconnaître nos différences, les explorer ensemble, reconnaître nos divergences, nos oppositions, nos haines et les analyser ensemble, ne jamais les édulcorer, ne jamais les banaliser, mais ne jamais leur permettre de mettre en cause notre commune humanité : voilà à quoi  doit servir une langue dont l’école doit garantir l’unicité. Voilà pourquoi elle est régie par des conventions non négociables qui nous lient, quelles que soient nos appartenances respectives.

Ce qui sépare l’homme de l’animal, c’est sa capacité d’épargner celle ou celui qui affiche ingénument sa vulnérabilité. Sa faiblesse, parce qu’elle est humaine, devrait être la meilleure garantie de sa survie. Sa fragilité, parce qu’humaine, devrait être sa plus juste protection. Sa parole, parce qu’humaine, est sa plus sûre défense parce qu’elle a la vertu de différer le passage à l’acte violent. Hommes de paroles, nous sommes de ce fait hommes de raison et hommes de paix. L’impuissance linguistique réduit certains des enfants de ce pays à utiliser d’autres moyens que le langage pour imprimer leurs marques : ils altèrent, ils meurtrissent, ils tuent parce qu’ils ne peuvent se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de leur éphémère existence. La vraie violence se nourrit de l’impuissance à convaincre, de l’impossibilité d’expliquer. La vraie violence est muette.