Quelles perspectives pour l’intégration eurasienne ?

Anna Kuzmina, chargée de mission à l’Institut Thomas More

4 février 2014 • Analyse •


Largement idéologique au départ, le discours eurasiatique se manifeste de plus en plus fortement dans la politique extérieure russe et notamment en ce qui concerne ses efforts d’intégration – économique d’abord, mais aussi bien politique – dans l’espace post-soviétique. L’exemple le plus remarquable est celui de l’Union douanière qui regroupe actuellement la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan et qui vise à se transformer en « Union eurasiatique » en 2015. Il convient de se demander s’il s’agit, une fois de plus, d’un simple coup de menton ou si le projet a de l’avenir…

Ménage à trois

CEI, « Gouvernement allié » (c’est-à-dire l’union de la Russie et de la Biélorussie), GUAM, Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) : l’espace post-soviétique a connu depuis une vingtaine d’années plusieurs tentatives d’intégration dont la plupart quand même ont échoué. Au titre d’exemple, en 1995, la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie ont signé le premier accord sur la création de l’Union douanière auquel ont adhéré un peu plus tard trois républiques de l’Asie centrale – le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Le projet a ainsi été rebaptisé en « Communauté économique eurasiatique » (ou CEEA), mais n’a jamais fonctionné d’une manière propre à cause de différends jamais aplanis entre les États membres.

Mais c’est au sein de la CEEA que l’idée eurasiatique reprend quelque couleur en 2007 : la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan signent un nouvel accord portant sur la création d’un espace douanier commun et sur l’établissement d’une Union douanière. Bien que le lancement du projet ait été prévu pour le 1er janvier 2010, des dissensions renvoient le lancement une nouvelle fois aux calendes grecques. Enfin, l’Union est lancée le 1er juillet 2011.

En parallèle s’enclenche une nouvelle étape d’intégration, celle de l’Union économique euroasiatique à laquelle veut aussi adhérer le Kirghizstan. Dans le but de lancer l’Espace economique commun, les trois pays membres créent la Commission économique eurasienne – un organe exécutif supranational pour l’Union douanière et l’Espace économique commun chargé de promovoir l’intégration au sein des deux structures déjà existantes en vue de la mise en oeuvre de l’Union eurasiatique en 2015. Mais les discussions ne se passent pas sans encombre et la question de la nature politique et juridique de la future intégration est loin de faire l’unanimité entre les membres.

Ces incertitudes ont été parfaitement visibles lors du dernier sommet de l’Union eurasiatique qui a eu lieu à Moscou le 24 décembre 2013 : La Russie et la Commission économique eurasienne (présidée par l’ancien ministre russe de l’industrie et du commerce Victor Khristenko) souhaitent élargir les compétences de la future Union, tandis que les présidents Nazarbaev (Kazakhstan) et Loukachenko (Biélorussie) proposent que les règles de jeu soient fixées une fois pour toutes. « Plus nous sommes concrets [aujourd’hui] en ce qui concerne les fonctions et les responsabilités de chacun, moins nous aurons de débats [dans les années à venir] », a ainsi commenté le président de la Biélorussie pendant la conférence de presse du sommet.

Les craintes de la Biélorussie et du Kazakhstan sont naturellement liées aux aux aspirations politiques de la Russie : tandis que Minsk et Astana ne semblent favorables à une intégration qu’économique, Moscou voudrait que l’Union soit un projet à la fois économique (création d’un marché commun) et politique (questions liées à la politique migratoire, à la coopéation militaire, culturelle et scientifique, etc.).

Ainsi, selon une règle souvent observée en relation internationale, les moins forts craignent l’appétit du plus fort… Et il semble que ces craintes soient partagées par les candidats potentiels à l’Union douanière et à l’Union eurasiatique : le Kirghizstan, l’Arménie et l’Ukraine.

Un élargissement trop politique ?

En ce début d’année 2014, les deux candidats à l’Union douanière sont l’Arménie et le Kirghizstan. Or, après les résultats du sommet de décembre, la situation de deux pays est manifestement différente.

Le Kirghizstan a entamé des pourparlers sur son adhésion dès 2011, mais la question demeure toujours épineuse. Lors de la dernière rencontre, le président kirghiz Almazbek Atambaev a affirmé que le Kirghizstan ne rejoindrait l’Union douanière qu’à ses propres conditions. Il a ajouté que la feuille de route préparée par la Commission économique eurasienne ne le satisfaisait pas. Les inquiétudes de la partie kirghize viennent de la possible réaction de la Chine, son principal partenaire économique, à un rapprochement avec la Russie : la perte de la « relation spéciale » entretenue par le pays avec Pékin doit étre compensée, dit-on à Bichkek.

La situation arménienne est tout à fait différente. Si Bichkek s’oriente vers la Chine et plus généralement vers l’Asie, le regard de l’Arménie est en partie tourné vers l’Europe. On se souvient de l’« eurorévolution » proclamée par le président Serge Sargsian – la préparation d’un accord d’association avec l’UE en est un exemple probant. Pourtant, les conditions politiques et économiques du pays posent de sérieuses questions difficiles à résoudre…et encore plus difficile à résoudre en faveur de l’Europe. L’Arménie dépend en effet fortement des ressources et des investissements russes (la Russie assure jusqu’à 25% des importations arméniennes) mais, ce qui est encore plus important, c’est qu’en matière de sécurité et de défense, elle n’a pas de vraies alternatives à Moscou. Cela découle de sa situation géopolitique particulière qui ne lui permet pas de s’adresser à l’Europe dont la plupart des membres d’une OTAN à laquelle adhère également la Turquie, principal adversaire de l’Arménie. Ainsi, pour l’Arménie, l’Union douanière constitue un choix forcé, et un choix politique en tout premier lieu, à la différence des autres partenaires de Moscou qui mettent l’accent sur les aspects économiques : Erevan a adressé sa demande d’adhésion à l’Union douanière en septembre 2013 et devrait en devenir membre dès le printemps 2014 ! Soit beaucoup plus tôt que le Kirghizstan… La « bonne volonté » arménienne a été plutôt bien payée par des ristournes significatives sur ses importations de gaz et de pétrole russes notamment.

Quant à la situation de l’Ukraine, on s’en doute, elle est largement suspendue à la crise politique que traverse le pays. Mais elle joue un rôle majeur dans le dispositif car, comme le remarque l’expert en politique extérieure russe Fiodr Loukianov, « l’Espace économique commun ainsi que l’Union douanière ont été créés en vue de l’intégration avec l’Ukraine ». Dit autrement, ces outils avaient comme première vocation, dans l’esprit de leurs inventeurs, d’amarrer Kiev au fameux projet eurasiatique. Or si l’Arménie paraît politiquement forcée de rejoindre la Russie et ses projets, l’Ukraine est traversée de tensions opposées fortes qui ne laissent pas forcément deviner où son destin la conduira. Si l’attrait de l’Europe paraît fort, il sera néanmoins, nous semble-t-il, empêché par des facteurs importants. A commencer par la dépendance économique et énergétique à la Russie – et il faut rappeler la participation du Premier ministre ukrainien Nikolai Azarov au sommet de décembre à Moscou (une plaisanterie fait fureur à Moscou, qui dit que « la politique extérieure de l’Ukraine est pro-russe en hiver, quand le pays a besoin de se chauffer, et pro-européenne en été, quand il fait beau »…). Par ailleurs, il faut s’attendre à une résistance forte des responsables politiques ukrainiens actuels, tant ils auraient à perdre (entendez personnellement…) dans l’avènement d’une transition pro-européenne.

Après ce rapide tour d’horizon, la question de la viabilité du projet eurasiatique russe reste entière. Les aspirations des acteurs et les tensions en Ukraine sont loin de garantir son succès. De plus, on se demande en quoi l’Union économique se distingue sur le fond des autres tentatives avortées jusqu’ici… Car il faut dire que les erreurs du passé ne semblent pas avoir été sérieusement prises en considération. Bien que les aspects institutionels du projet paraissent mieux travaillés, les composantes fonctionnelles restent floues et mal formulées. Et surtout l’asymétrie entre une Russie pesant de tout son poids et d’autres acteurs bien moins puissants laisse aisément prévoir des tensions à venir. Peut-être l’idée régulièrement évoquée de faire entrer de nouveaux acteurs de poids – comme la Turquie, selon le président kazakh Noursoultan Nazarbaïev – sera-t-elle une voie de salut… A moins qu’au contraire ce ne soit la meilleure façon de bloquer un processus largement incertain.