A l’heure de Sotchi · Le monde vu de Moscou

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

7 février 2014 • Analyse •


L’inauguration des Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi, le 7 février 2014, et la volonté de Vladimir Poutine de mettre en scène la puissance russe conduisent naturellement à s’interroger sur la manière dont Moscou voit le monde. Les rapports de puissance, sont aussi des confrontations entre les représentations géopolitiques qui fondent, justifient et englobent les « grandes stratégies » des acteurs internationaux. Il faut donc les prendre au sérieux, l’analyse géopolitique consistant à saisir ces représentations de soi et du monde, à étudier leur articulation avec les dispositifs diplomatico-stratégiques et les régimes de puissance. Vaste espace dont l’histoire relève de la longue durée, la Russie est un cas particulièrement intéressant.

En partie hérité de l’URSS, le discours géopolitique des dirigeants russes pose Moscou en puissance de tout premier rang, rivale des États-Unis et de l’Occident. Dans un monde plus tripartite que multipolaire, la Russie serait appelée au rôle de puissance tierce, entre la Chine et l’Asie-Pacifique d’une part, l’ensemble américano-occidental d’autre part. Mise en exergue par le thème eurasiste, récurrent depuis les années 2002, la dimension eurasiatique de la Russie est présentée comme la base continentale d’une politique mondiale. Au vrai, la Russie est principalement une puissance eurasiatique. C’est dans l’aire post-soviétique que se joue sa destinée géopolitique, avec pour ligne de force la formation d’une Union eurasienne.

La Russie comme « État-monde » et puissance tierce

Le passé russo-soviétique et la focalisation sur le « paramètre américain »

La Russie, en tant que formation politique, est l’héritière d’un puissant passé, non sans ruptures, et ses ambitions sont mondiales. Saisie sur la longue durée, l’histoire russe est faite de cycles de puissance qui font alterner des phases d’expansion et de dépression. La quête de puissance, ce que l’on appelle la « derjava », est une tendance lourde, un trend séculaire. Rappelons simplement la prophétie de Philotée sur la Troisième Rome, le messianisme politique incarné par Ivan le Terrible ou le programme impérial de Pierre le Grand. Pourtant, c’est avec les Bolcheviks que la « Russie-Soviétie » devient un État-monde, la « polémique » marxiste-léniniste pouvant être analysée comme une forme de millénarisme. Après 1945, l’URSS dirige un vaste bloc eurasiatique et développe des ambitions planétaires. Elle atteint son apogée sous Brejnev et la dominatio mundi semble alors à sa portée. C’est dans la décennie suivante que le cycle de puissance se retourne. Sous l’effet des contradictions internes et du containment musclé Reagan, le bloc soviétique puis l’URSS se disloquent (1989-1991).

Le souvenir de la puissance soviétique exerce toujours une puissante emprise sur les dirigeants russes et Poutine a pu évoquer la fin de l’URSS comme « la plus grand catastrophe géopolitique du XXe siècle » (26 avril 2005). Ce n’était pas là un simple constat clinique et l’on aurait tort de négliger le versant actif de la nostalgie. Ce passé toujours présent explique l’importance du « paramètre américain » dans les représentations géopolitiques russes. Tout en se posant en interlocuteur privilégié des États-Unis dans un certain nombre de questions, comme les négociations nucléaires stratégiques, il faut s’opposer à Washington pour exister pleinement sur le plan international. C’est là un aspect important de l’affaire syrienne, irréductible à sa dimension géopolitique régionale. Pour les dirigeants russes, le théâtre syrien est un abcès de fixation et un point de résistance aux Occidentaux. Il permet à la Russie de mettre en évidence son pouvoir de blocage et de retrouver un certain poids international.

Une diplomatie ré-émergente mais pas de « front des émergents »

En regard des années 1990, il y a bel et bien un retour de puissance de la Russie.  Les années 1990 auront été celles d’une grande rétraction, la Russie retrouvant les limites qui étaient les siennes au XVIe siècle, en Europe à tout le moins. Il faut en effet y ajouter la Sibérie, conquise à partir de 1580. Sur le plan diplomatique, son influence est des plus réduites et la guerre au Kosovo, en 1999, marque un point bas. Depuis, la diplomatie russe a ré-émergé. Précédemment évoquées, les négociations nucléaires stratégiques et la signature avec les États-Unis du traité dit « post-START », en 2010, valent reconnaissance de son statut spécial. L’accord russo-américain de Genève sur le désarmement chimique de Damas et  le maintien au pouvoir de Bachar Al-Assad, malgré le franchissement des « lignes rouges », le retournement géopolitique du gouvernement ukrainien et la signature d’un « partenariat stratégique » entre Kiev et Moscou ont été présentés comme autant de victoires. Il faudra pourtant se défier des analyses immédiates et s’interroger sur la portée réelle de ces gains diplomatiques.

Par ailleurs, les dirigeants russes ont travaillé à la transformation des « BRICS », un concept initialement financier et économique, en une plate-forme diplomatique supposée faciliter l’avènement d’un « monde multipolaire ». Parallèlement, Moscou et Pékin ont développé un « partenariat stratégique », officiellement renforcé en 2011, partenariat auquel les deux capitales ont parfois donné l’allure d’une alliance anti-hégémonique. Le partenariat sino-russe est l’axe structurant de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghaï), hâtivement présentée comme une sorte d’OTAN eurasiatique. Pourtant, ces constants efforts diplomatiques ne signifient pas que la Russie ait pris la tête d’un front des émergents. D’une part, les « émergents » ne forment pas un ensemble cohérent et les clivages géopolitiques sont multiples. D’autre part, la sinophilie à court terme des dirigeants russes ne saurait dissimuler le bouleversement de l’équation du pouvoir entre ces deux pays, certes « partenaires » mais non point alliés.

L’insuffisant renouvellement des bases de la puissance

L’équation du pouvoir pose la question de la puissance effective de la Russie et des bases sur lesquelles elle repose. Si le pays présente pour les grands exportateurs mondiaux les caractéristiques d’un marché porteur, elle n’est certainement pas une économie émergente. La croissance repose essentiellement sur l’exportation de produits de base, pétrole et gaz principalement, et c’est l’envolée des cours pendant les années 2000 qui est à l’origine de l’expansion économique. La conjoncture a bien été mise à profit pour désendetter le pays mais la nature même du système russe – un régime autoritaire-patrimonial doublé d’une forme de « capitalisme monopolistique d’État » – a interdit la conduite des réformes structurelles que le franchissement de nouveaux seuils requiert. Avec le retournement du cycle que vit le « monde des émergents », l’économie russe souffre désormais d’un fort ralentissement.

Certes, l’énergie est bien un facteur de puissance et elle est perçue comme telle par le Kremlin qui sait utiliser le levier des exportations à des fins politiques (l’Ukraine et quelques autres en ont subi les conséquences). Pourtant, les renouvellements de la géopolitique énergétique mondiale devraient relativiser les avantages comparatifs de la Russie, encore qu’il ne faille pas exagérer la portée de la « révolution du gaz de schiste ». Sur le plan militaire, la décision de relancer les dépenses a été prise et un vaste programme d’équipement est en cours (horizon 2020). Pourtant, l’espace est un facteur de dilution de la puissance militaire russe et il faudra que l’économie russe soit capable de financer cet effort dans la durée. Enfin, il manque à la politique étrangère russe une vision du monde cohérente, source de rayonnement et d’influence, qui puisse rallier nombre de pays sur la scène internationale et dépasser un certain seuil critique.

Le « Heartland » de l’Ancien Monde : une autre vision de la puissance russe

Le discours du « Heartland » comme palliatif idéologique

Si l’on résume, la Russie n’est pas à la tête d’un véritable système d’alliances, l’économie russe n’a pas été l’objet de réformes structurelles et n’a pas trouvé sa place dans la division internationale du travail, le retard militaire persiste. En d’autres termes, la Russie n’est pas une puissance de premier ordre. Il nous faut donc considérer d’autres ordres de grandeur et la référence fréquente du discours géopolitique russe au « Heartland » nous conduit aux rapports de puissance à l’intérieur de l’Ancien Monde. Dans l’œuvre de Halford MacKinder et de ses continuateurs, le Heartland désigne le « pivot continental » appelé à dominer le Rimland, c’est à dire le « croissant périphérique » constitué par les grandes péninsules de l’Ancien Monde (l’Europe, l’Asie de l’Est et Moyen-Orient).

La métaphore est suggestive – la dialectique Heartland/Rimland se veut l’expression des rapports de force entre puissance continentale et puissance maritime –, et elle a marqué durablement les esprits. Il faut pourtant souligner le fait que cette « image du monde », dynamique et opératoire, n’est pas une loi du monde. Par ailleurs, la formulation de telles théories était bannie en URSS, la géopolitique étant identifiée au national-socialisme et à l’hitlérisme (Staline y voyait peut-être le substrat idéologique du pacte germano-soviétique). Les choses changent avec la dislocation du bloc soviétique et de l’URSS, ce phénomène de grande ampleur constituant aussi un effondrement idéologique. Dans cette déroute générale, la théorie du Heartland vient combler le vide et il faut voir en elle un palliatif idéologique : un matérialisme géographique en lieu et place du matérialisme historique, et même une « psychagogie » (une forme de mobilisation des esprits à des fins politiques).

L’Asie contre l’Europe ?

Dans cette vision du monde, la Russie pourrait osciller entre l’Europe et l’Asie, voire instrumentaliser l’une contre l’autre. On sait le rapport ambivalent de la Russie à l’Europe, du fait de son histoire, de sa géographie eurasiatique et d’un ensemble de représentations géopolitiques qui nourrissent un jeu d’attractions et de répulsions. Les échanges commerciaux sont importants (exportations russes de pétrole et de gaz contre produits manufacturés et capitaux européens) mais les modes d’organisation politique divergent. Aussi le pouvoir russe manie-t-il le discours de la « maison commune » et d’une « grande Europe », de Lisbonne à Vladivostok, tout en se montrant hostile à l’Union européenne (UE) en tant que telle. Celle-ci est vue comme un compétiteur dans l’« étranger proche », ce que la question ukrainienne met en exergue. Contre l’UE, Moscou promeut une vision de l’Europe qui ne serait jamais qu’un retour au système westphalien, avec des jeux d’alliances et de contre-alliances, ce qui permettrait à la Russie de peser de tout son poids.

Le retournement de la Russie vers l’Asie-Pacifique, fondé principalement sur le développement des relations énergétiques, est aussi mentionné, le scénario tenant lieu de menace. De fait, la Russie manifeste bien un intérêt grandissant pour la région et le « monde des émergents », mêlé d’une certaine inquiétude quant à la puissance chinoise. La volonté de renforcer l’emprise au sol, en Sibérie et dans l’Extrême-Orient russe, accompagne le partenariat avec la Chine. Celui-ci a une importante dimension énergétique (pétrole et gaz), sans que les volumes soient comparables à ce qui est exporté vers l’Europe. Surtout, le développement de la présence russe en Asie-Pacifique se heurte à la puissance de la Chine et aux positions solidement constituées des États-Unis. Quant aux relations avec le Japon, elles sont partiellement entravées par le différend territorial sur les Kouriles (Moscou et Tokyo n’ont toujours pas signé de traité de paix).

La Russie au Moyen-Orient : le prisme syrien

Si l’on considère la projection de la Russie au Moyen-Orient, la question est dominée par la guerre en Syrie et l’appui apporté au régime de Bachar Al-Assad. Elle peut être abordée sous l’angle des rémanences soviétiques, les relations politiques et militaires entre Moscou et Damas datant de la Guerre froide. La défection de l’Egypte, en 1973, a fait de la Syrie le principal allié de l’URSS dans la région (un traité d’amitié et de coopération est signé en 1980). Aujourd’hui, la Syrie est vue comme le dernier soutien de la Russie au Moyen-Orient et les analystes insistent sur le fait qu’elle constitue un important point d’appui dans la zone (voir notamment le port de Tartous et les facilités dont la flotte russe y bénéficie). A l’arrière-plan de l’alliance russo-syrienne, il y a le partenariat géopolitique Moscou-Téhéran. Précisons toutefois qu’il ne faut pas exagérer le rôle de Tartous (un bâtiment-atelier et quelques 200 hommes plus qu’une base navale stricto sensu).

Le maintien au pouvoir de Bachar Al-Assad, les palinodies autour des « lignes rouges » et le rôle de Moscou dans le désarmement chimique du régime syrien signifieraient-ils le grand retour de la Russie au Moyen-Orient, une région dont les États-Unis se désengageraient ? Au vrai, le régime syrien est le dernier allié régional de Moscou. Les avancées de la diplomatie russe au cours des années 2000 – l’Arabie saoudite avait alors appuyé l’entrée de la Russie dans l’Organisation de la conférence islamique, comme État observateur – ont été effacées. La Syrie et le positionnement russe dans cette affaire nous ramènent au premier point de notre développement : s’affirmer au plan mondial, en exploitant les hésitations et les reclassements de la diplomatie Obama. Par ailleurs, ne négligeons pas l’inquiétude russe quant aux possibles contrecoups de la situation au Moyen-Orient sur le Caucase et le sud de la Russie (voir l’islamisme de facture sunnite et les réseaux caucasiens).

L’aire de pertinence de la puissance russe : l’Eurasie post-soviétique

De l’« étranger proche » à l’eurasisme : la revendication d’une sphère d’influence

Si l’on résume ce qui précède, la Russie doit composer, sur ses limites occidentales, avec un système de coopération géopolitique – l’ensemble UE-OTAN -, dont les États-Unis réassurent la sécurité. A l’est, la Chine se transforme en puissance globale, ce qui entraîne le renforcement des alliances américaines. Au sud, le Moyen-Orient est toujours plus complexe et polémogène, et la raison politique semble aller dans le sens d’une entente minimale avec les États-Unis pour éviter le pire. Par élimination, il reste l’espace post-soviétique, celle-ci constituant l’aire de pertinence de la « grande stratégie » russe. Dans cette aire qualifiée à Moscou d’ « étranger proche », Moscou revendique une sphère d’influence qui serait reconnue par les États occidentaux et les structures euro-atlantiques (UE et OTAN). Soulignons que l’expression d’« étranger proche » est utilisée à la Douma dès 1992, avant d’être reprise, la même année par Boris Eltsine (les officiels parlent désormais de « sphère d’intérêts privilégiés »). Dans cet « étranger proche », la Russie se pose en puissance arbitrale mais elle est partie prenante des conflits dits « gelés » (le cas de la Géorgie est particulièrement significatif).

Corrélativement, la Russie a vu se développer un discours eurasiste en phase avec les représentations géopolitiques dominantes. Les racines de l’eurasisme plongent dans le panslavisme du XIXe siècle, notamment chez les « doctrines orientaux » (Nicolas Danilevski, Konstantin Leontiev, Vladimir Lemanski). Au fur et à mesure que la Russie s’étend en Asie centrale, une réflexion d’ensemble – historique, philosophique et métaphysique – se déploie. La Russie est qualifiée de « monde du milieu » et elle est censée représenter une synthèse supérieure entre l’Orient et l’Occident. Concrètement, les « doctrinaires orientaux » sont partisans d’une union avec les peuples turco-musulmans contre la modernité occidentale. Après la Grande Guerre et le coup de force des Bolcheviks, l’eurasisme proprement dit se développe dans les milieux de l’émigration blanche. Outre Nikolaï Troubetskoï, auteur du Manifeste des Eurasistes(Sofia, 1921), il faut mentionner Petr Savitski et George Vernadski. Sous Brejnev, l’ethnographe Lev Goumilev développe les thèses eurasistes, avant qu’elles ne soient reprises et simplifiées par Alexandre Douguine et les tenants du néo-eurasisme. On peut voir dans celui-ci un simple habillage du nationalisme grand-russe, l’idée étant de justifier les revendications sur l’« étranger proche ».

L’union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan, plate-forme de l’Union eurasienne

La revendication géopolitique russe sur l’« étranger proche » et les discours eurasistes n’ont pu aboutir dans le cadre institutionnel de la CEI (Communauté des États indépendants), marquée par le polycentrisme et l’opposition de certains de ses membres à toute forme de « réunionisme ». Aussi la diplomatie russe privilégie-t-elle des cadres d’actions plus resserrés, à l’instar de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) et, plus spécifiquement, l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan. Esquissée dès 1995, ladite « union » est en voie d’élargissement et son organe institutionnel est la Communauté économique eurasiatique. L’Union douanière constitue le socle de la future Union eurasienne dont Poutine a fait le grand projet de son troisième mandat (cf. la tribune publiée dans les Izvestia, le 3 octobre 2011). Elle pourrait être officiellement fondée en 2015.

Officiellement, la raison d’être d’un tel projet est la formation d’un marché commun entre les États post-soviétiques et la coordination des politiques économiques de ses membres. L’Union douanière, destiné à se fondre ensuite dans l’Union eurasienne, serait donc le cadre institutionnel d’un eurasisme pragmatique, à visée strictement économique. Dans les faits, le projet d’Union eurasienne est de nature géopolitique. Sa raison d’être est de donner une forme institutionnelle et plus de substance à l’« étranger proche », et de promouvoir une sorte de « réunionisme » dans l’aire post-soviétique. Mené à bien, un tel projet permettrait de contrecarrer l’influence et l’attraction de l’UE sur les confins occidentaux ainsi que la percée de la Chine en Asie centrale et dans le bassin de la Caspienne (Moscou et Pékin se concurrencent réciproquement dans le cadre de l’OCS).

La question géopolitique ukrainienne : une dimension historiale

La volonté de contrôler et d’organiser l’« étranger proche », à travers l’Union douanière et le projet d’Union eurasienne, constitue l’arrière-plan géopolitique de la question ukrainienne. Une fois le Parti des régions porté au pouvoir et son chef, Viktor Ianoukovitch, élu à la présidence, les pressions de Moscou se sont accentuées. Si très vite le pouvoir ukrainien a donné des gages à Moscou, en levant la candidature à l’OTAN et en renouvelant le bail de location de la base navale de Sébastopol, jusqu’en 2042, l’idée d’associer l’Ukraine à l’UE, dans le cadre du « partenariat oriental », n’avait pas été abandonnée. C’était là un élément du fragile consensus ukrainien. D’une part, Ianoukovitch temporisait et semblait vouloir limiter sa participation à un poste d’observateur au sein de l’Union douanière ; d’autre part, les négociations avec l’UE se poursuivaient. On sait ce qu’il en est advenu, le gouvernement ukrainien renonçant, une semaine avant le sommet de Vilnius (27-28 novembre 2013) à l’accord d’association à l’UE, pour lui préférer un « partenariat stratégique » avec Moscou (7 décembre 2013). Depuis, l’Ukraine a basculé dans une grave crise politique intérieure.

La partie géopolitique n’est donc pas close et, vue de Moscou, la question ukrainienne a une dimension historiale, le mot désignant la portée historique des événements en cours et leur impact sur les destinées de la Russie. En effet, les dirigeants russes accordent une grande importance à l’Ukraine, l’argumentaire historique visant à nier le fait que l’héritage de la Rus’ de Kiev soit à Kiev. Sans l’Ukraine, l’Union eurasienne y gagnerait peut-être sur le plan de la gouvernance – les gouvernements ukrainiens successifs n’ont pas été des partenaires faciles à l’intérieur de la CEI -, mais elle y perdrait en signification. De fait, l’Union eurasienne ressemblerait moins encore à l’union slave-orthodoxe un temps rêvée et la Russie serait, plus encore, une « Russie-Eurasie ». Ce face-à-face avec les « stan » au sein de l’Union eurasienne pourrait amplifier les contradictions propres au nationalisme russe, hostile aux populations venues du Caucase et d’Asie centrale.

Conclusion

En conclusion, il appert que la vue-du-monde de Moscou renvoie aux données fondamentales et aux forces profondes de cet État-continent : l’immensité des espaces, la longue durée historique et le culte de la « derjava ». La Russie est une puissance solitaire et les représentations géopolitiques de ses dirigeants sont marquées par une sorte de complexe obsidional, non sans paradoxes au regard des ordres de grandeur du territoire russe. Il est à craindre que l’ouverture de la « Route maritime du Nord » et celle du littoral arctique ne changeraient  pas grand-chose à l’affaire. Malgré l’insertion de la Russie dans l’économie globalisée, via l’exportation de ses énergies fossiles mais aussi les voyages à l’étranger, ces représentations demeurent stables.

L’omniprésence du discours de l’humiliation, parfois repris avec complaisance en Occident, appelle l’attention sur la profondeur du ressentiment en Russie et la volonté de revanche d’une partie des élites dirigeantes. Pour ébranler une telle disposition d’esprit ainsi que l’image du monde qui en émane, il faudrait un faisceau de facteurs convergents : crise du modèle économique fondé sur la rente pétro-gazière, affaissement durable de croissance, remise en cause de l’unanimisme politique intérieur. Sur la durée, l’arrogance d’une Chine sûre de sa puissance, et traitant la Russie en « junior partner », pourrait aussi conduire le Kremlin à renforcer ses positions en Occident et infléchir sa posture. Nous n’en sommes pas là et c’est plutôt la continuité qui prévaut.