Ukraine · « L’escalade est de l’ordre du possible »

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

27 février 2014 • Entretien •


La Russie qui met en alerte ses troupes à la frontière, le renforcement de la protection de sa flotte de la mer Noire… C’est de l’intimidation ou des manœuvres à prendre au sérieux ?

C’est de l’intimidation mais ce n’est pas uniquement de la gesticulation militaire. Cette intimidation a de véritables objectifs géopolitiques. Le fait est, que pour la Russie, l’Ukraine est extrêmement importante, elle est vue comme un objet de la politique russe et qui devrait être satellisé. Ce qui se passe en ce moment en Ukraine, et maintenant depuis plusieurs semaines, ce retournement géopolitique, c’est quelque chose qui passe très mal à Moscou. Il ne faut pas y voir une sortie théâtrale du simple mécontentement russe. Selon moi, la partie géopolitique n’est pas terminée.

Il y a eu de nombreuses réactions internationales depuis deux jours prévenant la Russie de toute action. Est-ce qu’une escalade est possible en Crimée ?

Oui, à défaut de satelliser la totalité de l’Ukraine, le pouvoir russe pourrait vouloir contrôler la Crimée. Dans cette péninsule, la population est majoritairement russe, sur le plan ethnique et linguistique. Ils sont environ 60%. A Sébastopol, ils sont 80% et un certain nombre de mouvements, plus ou moins contrôlés par la Russie, y sont installés ce qui constitue autant de cartes à jouer par la Russie. L’escalade est donc de l’ordre du possible.

On est véritablement au cœur des représentations géopolitiques russes : pour Moscou, l’Ukraine est centrale, la Crimée est purement et simplement russe en dépit du droit international, en dépit de la dislocation de l’URSS, l’Ukraine devrait faire partie d’une Union eurasienne, qui serait une sorte d’ersatz de l’Union soviétique. La bascule de l’Ukraine remet en cause tout cela.

Le rapport de force sur le terrain de la Crimée est donc incontestablement en faveur des pro-russes…

A l’échelle locale, oui, il est en faveur de la Russie. Elle est sur place, elle a sa base navale, elle a des unités; la majorité de la population est non seulement ethniquement russe mais, de surcroît, baigne dans une propagande qui renvoie, au-delà de la guerre froide, jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Tous ceux qui ne veulent pas voir l’Ukraine rattachée à la Russie sont qualifiés de nazis, de fascistes, d’hitlériens.

Quelle est l’influence des Tatars qui ont pris la parole pour dire qu’ils refusaient les mouvements pro-russe et qu’ils soutenaient le nouveau pouvoir à Kiev ?

Si on remonte au Moyen-âge, les Tatars sont les habitants originels de la Crimée mais ils viennent d’Asie centrale. Ils étaient là à l’époque du Khanat de Crimée, qui était dans l’allégeance ottomane. Et puis, il y a eu la conquête russe sous Catherine II en 1774 et la ville de Sébastopol a été bâtie en 1783. Ces Tatars sont restés pendant très longtemps, la noblesse tatare était complètement intégrée dans le système de pouvoir du Tsar. Ensuite, ils ont été déportés sous Staline, considérés comme un peuple collaborateur et sont revenus progressivement sous Krouchtchev.

Maintenant ces Tatars doivent représenter environ entre 12 et 15 % de la population totale. Ils soutiennent le pouvoir de Kiev, veulent l’aider à mener cette transition et espèrent que ce pouvoir sera capable de négocier avec les populations locales afin d’apporter un certain nombre de garanties quant à leurs droits linguistiques et culturels. Mais ce n’est pas les Tatars qui peuvent faire basculer le rapport de force.

Le responsable des Tatars affirme que le commando-armé qui a pris le Parlement de Crimée a été téléguidé par Moscou…

Dès le début, on a bien compris que la Russie allait jouer cette carte. Comme elle a toujours fait. Il y a eu l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie, mais on peut évoquer aussi la Transnistrie. Il s’agit de s’appuyer sur des minorités russes dans les différents Etats post-soviétiques, de les instrumentaliser, de les manipuler et de les utiliser comme levier du pouvoir vis-à-vis des gouvernements des pays en question.

Et si jamais cela ne suffit pas, la Russie va jusqu’à reconnaître l’indépendance pure et simple. En Moldavie, par exemple, on risque d’avoir des surprises, à partir du moment où le pays entend signer l’accord d’association avec l’Union européenne.

Il y a de la part de Moscou, un revanchisme doublé d’un révisionnisme géopolitique. La Russie veut revenir sur les frontières de 1991. Le pays contrôle 20 % du territoire géorgien. Et l’indépendance de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie est une fiction : dans la réalité, c’est une annexion de facto par la Russie.

L’accord de partenariat entre l’Otan et l’Ukraine pourrait-il empêcher une agression russe sur le sol ukrainien ?

Je vois difficilement l’Otan et ses États membres intervenir. On n’en est pas là. Mais dans un tel scénario, de nombreux pays feraient valoir le fait que l’Ukraine n’est pas membre de l’Alliance atlantique. C’était un des points de friction dans les négociations avec la Russie. L’Ukraine, comme la Géorgie d’ailleurs, voulaient entrer dans l’Otan, mais un certain nombre de pays membres s’y sont opposés, lors du sommet Atlantique de Bucarest en 2008. Quelques mois après, la Russie attaquait la Géorgie.