Allemagne · Un sentiment européen sous pression

Jakob Höber, chercheur associé à l’Institut Thomas More

21 mai 2014 • Analyse •


« L’Europe en crise », « le citoyen allemand qui paye pour les autres », « le poids de la bureaucratie bruxelloise », etc. En lisant les titres des journaux allemands ces dernières semaines, on pourrait croire qu’un vent de révolte contre l’Union européenne souffle outre-Rhin. Mais les sondages montrent bien autre chose : le soutien au projet commun reste fort dans la population et s’améliore même. Le petit jeu des partis politiques et le manque de confiance dans les partenaires européens de l’Allemagne, à commencer par la France, expliquent cette contradiction apparente… 


Depuis le mois de février 2013, avec Alternative für Deutschland (AfD), l’Allemagne a son propre parti eurosceptique, qui prône la sortie de l’euro et le retour vers plus de souveraineté nationale. Son apparition à l’occasion des élections fédérales de septembre dernier avait marquée les observateurs et le nouveau parti n’avait raté son entrée au Bundestag que de quelques dixièmes de point. Depuis, l’AfD stagne dans les sondages. Mais la Cour constitutionnelle ayant aboli la clause du seuil de 5% pour l’entrée au Parlement (d’abord à 3% puis complètement), il pourra sans doute envoyer quelques députés à Bruxelles.

L’Europe en Allemagne : une adhésion qui tient (quand même) bon

On pourrait donc croire à son tour l’Allemagne engagée sur le chemin de l’euroscepticisme. Pourtant, même si ce sentiment progresse indubitablement depuis quelques années, les sondages disent autre chose : seuls 18% des Allemands considèrent que l’appartenance à l’UE constitue un désavantage pour le pays. A l’inverse, près des deux tiers soutiennent un approfondissement des politiques communes et les futurs élargissements de l’Union Européenne (Infratest Dimap, mai 2014). ll faut ajouter que tous les indicateurs montrent une tendance stable ou croissante. Même l’adhésion à l’euro, après avoir connu un plus bas en 2012, réunit désormais plus de la moitié de la population (ZDF Politbarometer, décembre 2013).

Ces chiffres peuvent surprendre mais s’expliquent par la bonne santé économique du pays. Les exportations marchent fort (+7,1% en 2012, +7% en 2013, +6,1% attendus cette année) et le chômage atteint son plus bas historique depuis des décennies. Certes d’autres pays, comme les Pays-Bas et la Finlande, se trouvent également en bonne forme économique et ont pourtant des intentions de votes très élevés en faveur des partis eurosceptiques. C’est que les Allemands, très soucieux de leur modèle exportateur, ne peuvent se désintéresser du sort de leurs partenaires et clients. C’est aussi que, même s’il décline lentement au fil des années, le sentiment de la « responsabilité historique » qui incombe à l’Allemagne démocratique persiste encore…

Des partis politiques qui cherchent à profiter de l’euroscepticisme

Ces chiffres n’empêchent pas les responsables politiques d’user à plein de la rhétorique anti-bruxelloise. La palme en revient à la CSU bavaroise qui a trouvé dans les institutions européennes la source de tous les maux – à tel point que son parti-frère, la CDU d’Angela Merkel, a été obligé d’intervenir pour calmer le jeu. Après tout, avec Wolfgang Schäuble, ministre des Finances, ils comptent dans leurs rangs l’un des derniers poids lourds qui se présente ouvertement comme un pro-européen. De même pour l’organisation de la jeunesse du parti : dans une bataille électorale qui se concentre sur la réputation de la Chancelière, ils ont eux-mêmes pris l’initiative de coller dans les rues allemandes des affiches aux couleurs de Jean-Claude Juncker, candidat PPE à la présidence de la Commission européenne.

Les autres partis ne font pas mieux : les libéraux du FDP, qui luttent pour leur survie après leur défaite aux élections fédérales en septembre, se positionnent contre l’AfD et abandonnent en même temps leur crédo pro-européen. Longtemps le parti le plus favorable à l’Union (l’objectif d’un État fédéral européen figure depuis longtemps dans son programme électoral), ils dénoncent désormais l’excès des régulations venues de Bruxelles et les lourdeurs de la Commission – sans dire, bien entendu, que la plupart des initiatives ont pour origine les États-membres… La position la plus confortable est celles des Sociaux-Démocrates, puisque Martin Schulz, le candidat PSE à la présidence de la Commission européenne, est issu de leurs rangs – une situation qui pourrait rapidement changer s’ils n’obtiennent pas la majorité d’une grande coalition au Parlement européen ou, pire, si les États-membres (à commencer par Angela Merkel naturellement) décident de nommer quelqu’un d’autre. Enfin, les Verts, en troisième place dans les sondages, ont clairement pris une position pro-européenne en réclamant une intégration politique plus poussée de l’UE. L’un des axes forts de leur campagne est l’opposition au projet de partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) – auquel une majorité d’Allemands est opposée.

Un sentiment européen indexé à l’attitude des partenaires de l’Allemagne, et d’abord de la France

D’autres risques peuvent bien sûr nuire au regard (encore) favorable des Allemands sur l’Union Européenne. On pense notamment à la crise de la dette qui n’est pas terminée et qui risque de resurgir en Grèce et dans d’autres pays. Mais on pense aussi, en Allemagne, beaucoup à la France… Principal partenaire de Berlin, Paris passe pour peu fiable et peu crédible aux yeux d’un nombre croissant d’Allemands.

Pour eux, la prétention (mais aussi la capacité) à participer au leadership européen, à travers le couple franco-allemand, et avec les responsabilités que cela implique, dépend fondamentalement des efforts à faire par leur voisin pour surmonter une situation économique difficile – et structurellement difficile. Si la France donnait enfin un signal clair qu’elle est prête à s’engager sur le chemin de la réforme (réforme de l’État, assainissement budgétaire, réforme du marché du travail, investissements dans les secteurs d’avenir, etc.), s’ils sentaient qu’ils peuvent (enfin) avoir confiance, les Allemands seraient beaucoup plus enclins à la souplesse sur la politique monétaire. Ils attendent que les Français les rejoignent sur le chemin qu’ils ont choisi.

Si cette attente devait être déçue, le sentiment européen allemand, encore solide, pourrait bien vite tourner court… Mais cela, c’est pour après le 25 mai.