Fantasmes européens

Paul Goldschmidt, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More, ancien directeur à la Commission européenne

Libre Belgique

3 juin 2014 • Opinion •


Ceux qui se sont rendus aux urnes il y a quelques jours pour élire le nouveau Parlement européen, étaient sans doute persuadés que leur vote serait déterminant dans la sélection du prochain Président de la Commission ; les quelques 56% qui se sont abstenus avaient probablement déjà perdu toute illusion à ce sujet.

La conférence des Présidents de partis, s’étant réunie pour constater les résultats, a envoyé au Conseil une lettre recommandant la candidature de Mr. Jean-Claude Junker, représentant du parti ayant remporté le plus de sièges. Mr. Van Rompuy, Président du Conseil, a – conformément au TUE – « pris note » du souhait exprimé par le PE.

Après ces amabilités de bon aloi, les Chefs d’État et de gouvernement, réunis à Bruxelles mardi soir pour dîner, sont passés aux choses sérieuses.

(Le scénario décrit ci-dessous est évidemment une pure fiction qui n’est basée sur rien d’autre que la fertilité de mon imagination ; certains lecteurs le trouveront éventuellement divertissant si ce n’est affligeant).

La réunion devait permettre un échange de vues concernant la désignation du prochain Président de la Commission qui doit être ensuite soumis au vote du PE. Au-delà du résultat du scrutin qui a été dûment « pris en compte » (voir ci-dessus), parmi les éléments à considérer, on doit mentionner : les compétences du candidat (cela va de soi ?), la possibilité de recueillir une « majorité qualifiée » au sein du Conseil (nouveauté marquante par rapport à l’unanimité requise précédemment), le respect d’un savant dosage dans la répartition d’autres postes clefs (Présidence du Conseil Européen, Haut Représentant pour les Affaires Etrangères et autres postes influents de Commissaires) et, pourquoi pas, son sexe (une femme cela ne serait pas si mal !).

Dans tout ce qui précède il n’y a pas grand-chose de neuf, ni de quoi vraiment exciter le citoyen. Sauf que les enjeux que je viens d’énumérer sont tous très secondaires par rapport à celui qu’on ne mentionne pas : en effet, à l’occasion de la nomination du Président de la Commission se joue une confrontation institutionnelle majeure entre le Conseil et le Parlement Européen qui dépasse de très loin toutes les questions de personnes ou de subtils équilibres entre pays membres. L’issue déterminera laquelle des deux institutions détiendra pour le futur prévisible le pouvoir de désigner le Président de la Commission.

On doit donc s’attendre à ce que le Conseil fasse tout pour éviter la nomination de Mr. Junker (quels que soient ses mérites), car s’il cède sur ce point, un précédent aura été établi dont il sera impossible de ne pas tenir compte.

En face, le Parlement a déjà entamé des exercices de musculation, jurant de refuser  toute nomination qui ne tiendrait pas compte de ses vues. Si on se réfère aux précédentes « menaces » du Parlement, par exemple à propos des perspectives financières 2014-2020, capitulant en rase campagne contre une vague promesse de révision par le nouveau Parlement, le Conseil ne doit pas se faire trop de soucis.

Alors comment tenir compte de toutes ces données apparemment contradictoires ? Le Président Van Rompuy, chargé d’une mission de déminage, démontrera, une fois de plus, son art consommé du « compromis à la belge ». Il pourrait proposer le parcours (fictif) suivant :

1 | On propose un candidat qui n’est absolument pas acceptable au Parlement de façon à le provoquer et lui laisser l’occasion de faire étalage de sa virilité : un sujet de Sa Gracieuse Majesté, de quelque bord qu’il soit. Au passage, les anglais seraient avertis que l’Europe refuse négocier pour voir ensuite le résultat refusé par referendum et tant pis pour la promesse de David Cameron. Cette négociation appartient à la réforme des Traités où les anglais et tous les pays membres pourront valablement présenter leurs revendications.

2 | Après cette passe d’armes soigneusement orchestrée (avec les huiles du PE), on sort du chapeau le vrai candidat du Conseil : ici je propose Madame Christine Lagarde (souvent déjà citée par la rumeur et The Economist). Elle remplit impeccablement de très nombreux critères : sexe (évidemment), compétences (sans aucun doute), étiquette politique (apparentée PPE : il y a donc « prise en compte du résultat des élections et l’ultra populaire Président sacrifiera aisément les rêves d’un Pierre Moscovici ou d’une Elisabeth Gigou sur l’autel de la « grandeur de la France ») ; acceptabilité : elle a montré verbalement une « souplesse » à propos de l’austérité (amadouant la gauche) tout en préservant son aura de rigoriste démontré par le rôle du FMI dans la Troïka (rassurant la Chancelière).

3 | La musique d’accompagnement couvrant la répartition des portefeuilles à la Commission, la Présidence du Conseil et du Parlement doit viser à un équilibre apte à satisfaire les egos et prétentions de toutes ces excellences. Une hypothèse intéressante serait de nommer un socialiste allemand comme Haut Représentant pour les Affaires Etrangères, (équilibre franco-allemand et parité au sein de la coalition allemande) capable de peser dans les relations de l’UE avec la Russie. Le poste de Président du Conseil pourrait être offert au très compétant Mario Monti (équilibre Nord-Sud), etc. Les permutations sont trop nombreuses pour se livrer ici à des pronostics sur les résultats de cette grande foire d’empoigne, mais les critères d’appartenance à un petit ou grand pays, du nord ou du sud, à la gauche ou à la droite, le fait d’être homme ou femme seront très probablement les critères essentiels…

Oubliant les fantasmes, il ne faudra pas s’étonner si, dans la mesure où la réalité s’avérerait proche de mes élucubrations, le fossé se creuse toujours d’avantage entre une Europe élitiste opaque et ses citoyens.

L’orientation vers une politisation du débat européen, entamée à l’occasion de la désignation de chefs de file des groupements politiques aux élections, est un premier pas extrêmement positif. Il est regrettable que les protagonistes aient voulu tirer des conséquences qui aillent très au-delà de l’intention exprimée par le Traité, forçant le Conseil à réagir. Pour justifier et légitimer ses ambitions, le PE devra s’assurer qu’au-delà de la désignation de « spitzenkandidaten », le mode de scrutin au PE soit réformé et unifié et que les groupements politiques deviennent de vrais partis sous la couleur desquels les candidats aux élections se présentent (et non en représentants de partis nationaux).

Dans le cadre d’une réforme du Traité, indispensable à de nombreux égards, une place importante devra être accordée à une réforme institutionnelle qui concrétisera les pouvoirs que le Parlement a essayé de s’attribuer unilatéralement. La légitimité démocratique de l’Union serait, en effet, fortement renforcée si la Commission devenait un organe exécutif élu par une majorité au sein du Parlement sur un programme politique avalisé par l’électeur. Le Conseil conserverait des pouvoirs co-législatifs importants centrés sur la défense des intérêts des pays membres ; ses membres (2 ou 3 par pays) pourraient être nommés par les Parlements nationaux. L’application du principe de subsidiarité restituerait aux gouvernements nationaux tout pouvoir non essentiel à l’accomplissement des missions de l’Union.

La nouvelle mandature doit servir à élaborer un nouveau Traité qui serait soumis à la ratification populaire lors des prochaines élections européennes. Ce travail  d’envergure doit inclure un important élément participatif du citoyen de façon à l’associer intimement au ré-enchantement de la construction européenne.

Voilà une feuille de route sur laquelle Conseil et Parlement ont intérêt à s’entendre rapidement pour mettre fin à leurs querelles de préséance.