Euthanasie · Liberté, consentement et dignité

Charles Beigbeder, président de Gravitation Group et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

30 juin 2014 • Opinion •


La décision rendue le 24 juin par le Conseil d’État dans l’affaire Vincent Lambert revêt une importance capitale et doit nous faire réfléchir sur la tournure passionnelle que prend aujourd’hui le débat sur l’euthanasie.


Tout d’abord, le mot lui-même est ambigu et ne devrait plus être employé dans le sens qu’il revêt actuellement. Non pour les raisons grotesques invoquées par Bernard Kouchner au micro de France-Inter le 26 juin : l’ancien ministre de la santé y déplorait en effet l’usage du terme euthanasie car « il y a le mot “nazi” dedans, ce qui n’est pas très gentil ». Mais plutôt parce que ce terme n’est pas neutre. Etymologiquement, il signifie « bonne mort » (Eu/Thanatos). Nul ne sait dans quel contexte précis l’a employé pour la première fois le dramaturge Ménandre, contemporain et ami du philosophe Épicure au IVème siècle avant Jésus-Christ. S’agit-il d’une mort douce et paisible, sans souffrances, convulsions ni déchirements ? Celle que décrit Suétone dans la Vie des douze Césars en évoquant la mort de l’Empereur Auguste : « Sa mort fut douce, et telle qu’il l’avait toujours désirée; car, lorsqu’il entendait dire que quelqu’un était mort promptement et sans douleur, il souhaitait pour lui et pour les siens une fin pareille, en se servant de l’expression grecque euthanasia » (1). Dans cette perspective, tout le monde souhaite une euthanasia. Ou s’agit-il d’obtenir que chacun « puisse choisir les conditions de sa propre fin de vie, conformément à ses conceptions personnelles de dignité et de liberté » grâce au vote d’une « loi visant à légaliser l’euthanasie et le suicide assisté » comme le réclame l’Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité (ADMD) sur son site (2) ? La différence est de taille et pourtant l’emploi du même terme introduit une confusion dans les esprits.

C’est ce qui explique que 89% des Français se déclarent favorables à l’adoption d’une loi autorisant l’euthanasie (3). Le sondage évoque également le « cas d’une personne atteinte d’une maladie incurable qui lui inflige des souffrances morales ou physiques  insupportables » et interroge les sondés sur la personne qualifiée pour demander l’euthanasie en lieu et place du patient. D’un côté, la « bonne mort », de l’autre, les « souffrances insupportables ». Il est évident qu’en présentant de la sorte l’alternative, le débat est piégé d’avance. Car le plus souvent c’est la peur de l’acharnement thérapeutique ou d’une souffrance indicible qui conduit les Français à se déclarer majoritairement en faveur de la légalisation de l’euthanasie, à la différence des lobbyistes de l’ADMD qui invoquent le droit à l’euthanasie comme « l’ultime liberté » à conquérir, au nom du droit de chacun à disposer de sa propre vie, quel que soit son niveau de santé. L’imposture de l’ADMD consiste donc à jouer sur les craintes légitimes de toute personne devant la douleur, pour légitimer une position philosophique ultra minoritaire.

Sa deuxième imposture, c’est de passer sous silence la possibilité de soulager la douleur par le développement des soins palliatifs. Trop souvent méconnus, les soins palliatifs « s’inscrivent dans une situation où la médecine n’a plus la capacité de guérir la maladie, de débarrasser le malade de sa maladie ; elle va se préoccuper, avec beaucoup de détermination et de moyens, de soulager les symptômes, pour faire que le temps qui reste à vivre soit un temps de qualité, le mieux possible accompagné » (4).

Depuis la loi du 9 juin 1999, un droit d’accès aux soins palliatifs pour toute personne en fin de vie est théoriquement garanti. En pratique, les soins palliatifs se sont beaucoup développés depuis une dizaine d’années, qu’il s’agisse des unités de soins palliatifs, des équipes mobiles de soins palliatifs, des lits identifiés en soins palliatifs au sein d’une structure d’hospitalisation ou encore des soins palliatifs à domicile ou en EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Au 31 décembre 2012, on recensait 122 unités de soins palliatifs, 353 équipes mobiles de soins palliatifs, 5 057 lits identifiés de soins palliatifs et 100 réseaux de soins palliatifs pris en charge par 6 000 bénévoles (5).

Mais tous les spécialistes s’accordent pour déplorer cependant une insuffisance criante des soins palliatifs par rapport à des besoins qui ne cessent d’augmenter. « Un Français sur deux n’a pas accès aux soins palliatifs » selon le professeur Vincent Morel, chef de service de l’unité mobile de soins palliatifs au CHU de Rennes et président de la société française d’accompagnement et de soins palliatifs (6). De même, dans une tribune au Monde datée du 13 décembre 2012, Claire Brisset, médiatrice de la Ville de Paris et Xavier Emmanuelli, président du Samu social international, affirment qu’à Paris « les trois réseaux de soins palliatifs à domicile fonctionnent aux limites de leurs capacités et ne répondent qu’au tiers de la demande », l’Île-de-France ne comptant que sept lits de soins palliatifs pour 100 000 habitants. De son côté, Tugdual Derville, à la tête de l’association SOS fin de vie, demande sur Europe 1 (24 juin 2014) l’application d’un plan d’urgence de 500 M€ pour le développement des soins palliatifs à domicile et en EHPAD, dans la mesure où plus de 70% des Français souhaitent vivre leurs derniers instants chez eux. Ceci éviterait des situations dramatiques comme celle qui a conduit le docteur Bonnemaison à euthanasier sept patients sans leur consentement. À l’évidence, ces personnes n’avaient pas leur place dans un service d’urgence et auraient dû être admises en unité de soins palliatifs ou en EHPAD.

Mais, ce qu’on oublie de dire, c’est qu’il est possible, aujourd’hui, avec le développement des soins palliatifs, de soulager la douleur des malades en fin de vie. Le professeur Vincent Morel, président de la société française d’accompagnement et de soins palliatifs l’affirme : « Grâce aux progrès de la médecine, grâce au progrès des soins palliatifs, nous sommes aujourd’hui en capacité de soulager l’ensemble des douleurs que les personnes peuvent présenter au moment de la fin de leur vie. […] Nous avons l’ensemble des traitements qui le permettent. […] Nous avons à notre disposition aujourd’hui les traitements de lutte contre la douleur, les traitements de lutte contre l’angoisse, qui doivent rassurer les patients, sur le fait qu’ils seront soulagés et qu’ils ne souffriront pas au moment où ils aborderont la fin de leur vie », précise-t-il dans une vidéo mise en ligne sur son site www.sfap.org. Interrogé le 26 juin dans l’émission C dans l’Air (France 5), il réaffirme « arriver à soulager l’ensemble des patients sans jamais avoir à provoquer le décès, y compris en phase d’agonie » (7). En effet, en dernier recours, il y a toujours la possibilité de recourir à la sédation qui est « un traitement qui vise – quand aucun autre traitement ne permet de soulager le malade – à endormir et à apaiser un malade pour qu’il ne vive pas un symptôme qu’il juge insupportable (douleurs physiques et/ou psychologiques, gêne respiratoire etc.…). Son objectif n’est pas d’influencer la survenue du décès mais bien de soulager le patient » (8). Si le décès survient, il ne sera que la conséquence indirecte de la sédation dont l’unique but est de soulager la douleur du patient. On ne peut donc en aucun cas parler d’euthanasie car il n’y a ni intention de donner la mort, ni administration d’une substance (ou omission de traitement) en vue de provoquer le décès.

D’une manière générale, une civilisation régresse à partir du moment où elle décide de capituler devant la souffrance. Fatalistes, les partisans de l’euthanasie oublient que les plus grands progrès ont été accomplis par la médecine parce qu’elle était au service de la vie humaine. S’il devient possible d’abréger toute souffrance en donnant légalement la mort, qui fixera le curseur du seuil de l’intolérable ? Se préoccupera-t-on de développer les soins palliatifs ? « Une loi autorisant l’euthanasie risquerait de ruiner des années d’efforts entrepris au bénéfice des patients » estime Marie de Hennezel, auteur de rapports officiels sur la fin de vie et ayant travaillé pendant dix ans dans la première unité de soins palliatifs créée en France en 1987 (9).

Enfin, sur le plan des principes, la légalisation du « meurtre par compassion », pour reprendre l’expression de Fabrice Hadjadj (10), entraîne une rupture dans la relation entre le patient et son médecin, sensé depuis le serment d’Hippocrate être au service de la vie. Certains militants pro-euthanasie, à l’instar de François de Closets, portent le débat sur le plan religieux et accusent les défenseurs de la vie d’être mus par une conception « théocratique » de l’humanité selon laquelle l’homme ne pourrait disposer comme il l’entend de sa propre vie parce que celle-ci appartiendrait d’abord à son créateur. Sans être totalement fausse, cette vision fait l’impasse d’une notion fondamentale de la vie en société : la solidarité humaine. Il est faux de prétendre que l’homme peut disposer comme il l’entend de sa propre vie et il n’est pas besoin de faire appel à une quelconque transcendance pour constater une dépendance de l’homme par rapport aux solidarités affectives nouées par lui au fil du temps. L’homme n’appartient-il qu’à lui-même ? N’est-il pas redevable de lui-même à l’égard des tiers, à plus forte raison s’il a partagé son destin avec un conjoint et fondé une famille dont il a la charge ? La vision prométhéenne de l’homme érigeant celui-ci en souverain maître et unique arbitre de sa propre vie n’est que le dernier avatar d’un individualisme forcené oubliant la dépendance mutuelle des êtres et les obligations qui en découlent.

Vient ensuite la question du consentement. Peut-on concevoir qu’une personne demande librement la mort ? Plusieurs cas de figurent se posent. Si cette personne est indemne de toute souffrance, peut-on alors considérer qu’elle puisse émettre un consentement éclairé concernant une situation qu’elle ne connaît pas encore mais qu’elle peut simplement imaginer dans son esprit à partir des situations qu’elle a vues chez des tiers ? Philippe Pozzo di Borgo, à l’origine de l’histoire du film Intouchables donne son témoignage dans Ouest-France (23 juin 2014) : « Si vous m’aviez demandé lors de mes quarante-deux ans de “splendeurʺ, avant mon accident, si j’accepterais de vivre la vie qui est la mienne depuis vingt ans, j’aurais répondu sans hésiter, comme beaucoup : non, plutôt la mort ! Et j’aurais signé toutes les pétitions en faveur d’une légalisation du suicide assisté ou de l’euthanasie ». Dans un tel cas de figure, impossible de se projeter dans une situation tant qu’on ne l’a pas expérimenté. Viens maintenant le cas où une personne, à l’agonie, en vient elle-même à demander la mort (ce qui est beaucoup moins fréquent que les demandes d’euthanasie en provenance des tiers). Doit-on considérer que son consentement est libre ou bien peut-on admettre qu’il est « violenté » par l’extrême douleur que la personne éprouve ? En droit, un acte peut être déclaré nul s’il a été effectué sous l’empire d’une quelconque violence : pression psychologique pour contracter un mariage, pression financière pour acheter un bien immobilier, etc… Doit-on alors comprendre la demande du malade comme un appel au secours pour abréger non pas sa vie mais ses douleurs ? Un médecin, s’il veut vraiment respecter son patient, ne doit-il pas décoder les intentions profondes de son patient au-delà des paroles émises, et reformuler celles-ci en conformité avec celles-là ?

Vient enfin la question de la dignité. L’argument des militants de l’ADMD consiste à faire de chaque personne l’ultime arbitre de sa propre dignité. Or, la dignité de l’homme est intrinsèque à son existence, elle ne dépend pas de son degré d’autonomie. « Ce n’est pas parce qu’on est physiquement dégradé qu’on perd en humanité. Entretenir une telle confusion me paraît dangereux », estime Marie de Hennezel. « On pourrait en conclure que des personnes handicapées, parce qu’elles sont moins autonomes, seraient moins dignes de considération que les personnes valides » (11), ce qui serait révoltant. Quel regard ces personnes auront-elles d’elles-mêmes ? Se sentiront-elles de trop jusqu’à demander l’euthanasie pour ne pas être un poids pour la société ou leurs familles ? Le risque serait alors non nul que par effet de mimétisme, tous ceux qui éprouvent une gêne d’exister en viennent à demander la mort, plus ou moins conditionnés par l’atmosphère ambiante de la société valorisant le rendement, l’efficacité et la santé et donnant mauvaise conscience à tous les êtres fragiles. Une situation qui confère une actualité brûlante au film prémonitoire Soleil vert où Richard Fleischer imaginait, en 1973, une société artificielle où certains êtres humains sont euthanasiés pour servir les besoins alimentaires de l’ensemble de la société. Il est donc indispensable de rappeler que la dignité dépasse toute perception que l’homme peut avoir d’elle-même ; vouloir la normaliser dans une situation de bien-être subjectif ou de santé physique traduirait avant tout un mépris darwinien de la fragilité, qui oblitère tout notre édifice social fondé sur la solidarité.

Face à de telles menaces, la réponse du législateur doit être ferme : le Conseil d’État s’étant engouffré dans une brèche ouverte par une interprétation autorisée de la loi Leonetti du 22 avril 2005 (qui a, par ailleurs, instauré un réel équilibre entre respect de la vie et refus de l’acharnement thérapeutique), il conviendra de distinguer clairement entre traitement et soin. L’alimentation et l’hydratation, mêmes artificielles, sont des besoins humains fondamentaux et universels, et ne peuvent être considérées comme des traitements médicaux auxquels il pourrait être mis fin sous certaines conditions, pour éviter tout acharnement thérapeutique. Le droit d’accès à l’alimentation et à l’hydratation échappe à tout protocole médical : affirmer l’inverse revient à entériner le droit d’affamer une personne. La situation actuelle est préoccupante car si la décision du Conseil d’État était confirmée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, elle pourrait faire jurisprudence à l’égard des 1 700 patients qui souffrent des mêmes pathologies que Vincent Lambert et sont artificiellement alimentés et hydratés. C’est avant tout pour eux qu’il faut se battre. « La dignité », rappelle Marie de Hennezel, « ne consiste pas à donner la mort, mais à humaniser la fin de vie » (12).

Notes

(1) Suétone, Vie des douze Césars, Ch. XCIX.

(2) https://www.admd.net.

(3) Sondage BVA publié le 26 juin 2014 dans Le Parisien-Aujourd’hui en France.

(4) Définition donnée par le professeur Xavier Mirabel, médecin-cancérologue à Lille et chef de département-adjoint au Centre régional de lutte contre le cancer de la région Nord-Pas-de-Calais, sur KTO, le 13 septembre 2013.

(5) Source : Bilan du programme national de de développement des soins palliatifs 2008-2012, DGOS (direction générale de l’offre de soins) du ministère des affaires sociales et de la santé, juin 2013.

(6) Emission C dans l’air, France 5, 26 juin 2014.

(7) Ibid.

(8) Définition donnée sur le site www.sfap.org.

(9) Valeurs actuelles, 1er janvier 2011.

(10) Le Figaro, 21 juin 2014.

(11) Valeurs actuelles, 1er janvier 2011.

(12) Ibid.