Michel Sapin, l’euro et la BNP · Une proposition irréfléchie et incomplète

Paul Goldschmidt, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More, ancien directeur à la Commission européenne

Les Echos.fr

8 juillet 2014 • Opinion •


L’amende spectaculaire à laquelle la BNP a été assujettie par les autorités judiciaires américaines pour avoir violé les lois sur l’embargo américain vis-à-vis de pays tiers (Cuba, Soudan, Iran, etc.) a suscité de nombreuses réactions dont celle du Ministre des Finances français. Sans remettre directement en cause le bien fondé des accusations, on perçoit dans ses recommandations destinées à favoriser l’usage de la monnaie unique, un sentiment sou jacent de frustration et d’amour propre national blessé.


Ces propositions répondent au désir légitime de promouvoir l’utilisation de l’euro comme alternative au dollar dans les règlements de transactions transnationales. Cependant, le contexte dans lequel ceci est proposé laisse entendre qu’un de ses objectifs majeurs est de soustraire à la juridiction américaine – jugée excessivement intrusive – son droit de regard sur la légalité de tout payement libellé en dollar. Cette idée est non seulement compréhensible mais elle répond à la fois à un besoin de diversification des moyens de règlements financiers (le dollar intervenant dans 87% des transactions transnationales), et aux désirs de nombreux opérateurs, pour autant qu’une sécurité juridique et opérationnelle soit assurée à un niveau comparable.

Ce ne serait d’évidence pas le cas, en particulier pour les raisons suivantes ?

A moins d’être intégrée dans un cadre plus large, la proposition sera vraisemblablement interprétée comme une incitation à circonvenir la législation américaine. En se saisissant de l’affaire BNP après d’autres, le pouvoir judiciaire américain affirme son droit de contrôler l’usage de sa monnaie nationale, dès lors qu’une transaction se règle par compensation entre établissements situés sur son territoire. Or c’est par définition le cas de tout règlement en dollars (sauf ceux exclusivement en numéraire) puisque des « dollars scripturaux » n’existent pas en dehors des États-Unis (comme c’est le cas pour toute monnaie « nationale » en dehors de ses frontières respectives ainsi que pour l’euro en dehors de l’Eurozone).

Il faut donc, à titre d’exemple, se poser la question suivante : si l’Union européenne imposait des sanctions financières complémentaires à la Russie dans le cadre ukrainien, Michel Sapin objecterait-il à un règlement en euros d’une transaction entre la Russie et un tiers non concerné par les sanctions de l’UE qui impliquerait nécessairement l’intermédiation d’un établissement financier situé physiquement dans l’Eurozone ? Si la réponse est non, cela diminuerait significativement l’efficacité des sanctions ; si la réponse est oui, alors qu’objecte-t-on à la saisie de l’affaire BNP par des autorités judiciaires américaines ?

Une deuxième raison découle de la différence fondamentale entre le dollar et de l’euro : alors que les États-Unis exercent une souveraineté absolue sur leur monnaie, l’euro est une devise dont les 18 pays membres de l’UEM (Union Économique et Monétaire) partagent la souveraineté. Si l’exercice de la « politique monétaire » a bien été mis en commun et est exercé notamment par la BCE, de nombreux aspects de la politique économique et financière ainsi que l’exercice du pouvoir judiciaire demeurent l’apanage des États membres.

Pour créer un environnement où la sécurité opérationnelle et juridique des transactions en euro serait capable de rivaliser avec celle du dollar, il faudrait procéder, au préalable, à des transferts complémentaires et significatifs de souveraineté au bénéfice d’une autorité de l’Eurozone de type « fédéral » de façon à ce que les règles régissant ces matières – qu’elles soient similaires ou différentes de celles en vigueur aux États-Unis – soient appliquées de manière uniforme à travers l’Eurozone. On peut douter que la France soit prête à envisager une telle démarche dans le contexte actuel, notamment dans le domaine judiciaire.

Faute d’un consensus « européen » abouti, la proposition du Ministre restera de l’ordre de l’incantation et ne fera que pérenniser la domination de la devise américaine ce qui n’est pas souhaitable en soi. De surcroît, cette proposition dans sa forme actuelle risque de créer de nouvelles tensions entre les membres de l’UEM, sans même considérer les intérêts d’autres pays de l’UE dont de le Royaume-Uni.

Au lieu d’apparaître comme une réaction épidermique au dossier BNP, la question du rôle de la monnaie unique dans le contexte d’un monde globalisé, interdépendant et multipolaire doit faire partie des mesures à prendre pour compléter le dossier encore inachevé de l’UEM.