La guerre couverte de Vladimir Poutine contre l’Europe

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

21 juillet 2014 • Analyse •


Le tir de missile sur l’avion de la Malaysia Airlines appelle l’attention sur la guerre couverte que Moscou mène à l’encontre de l’Ukraine et la volonté russe de détruire le système géopolitique européen. L’UE doit renoncer aux faux-semblants et mettre en œuvre des sanctions renforcées contre le capitalisme d’État russe.


Le tir de missile sur l’avion de la Malaysia Airlines a remis l’Ukraine au premier plan de l’actualité. Au fil des semaines, la « crise ukrainienne » s’est transformée en un conflit armé sur les confins russo-ukrainiens, avec pour toile de fond le révisionnisme géopolitique russe. Pourtant, l’Union européenne (UE) ne dit pas les choses et les sanctions demeurent insuffisantes.

Le révisionnisme russe

Au vrai, c’est bien une guerre, au sens premier du terme, qui se déroule dans le Donbass et sur les frontières : un conflit armé et sanglant entre entités politiques. Chaque jour, des hommes meurent au combat et les « pro-russes » se targuent d’avoir détruit plusieurs aéronefs ukrainiens. Le 17 juillet dernier, un nouveau seuil a été franchi.

A l’évidence, cette guerre n’est pas un simple conflit intérieur, sans grand sens ni portée historique, dans un angle mort du système-monde. Le Kremlin est derrière les milices armées qui, après la Crimée, veulent arracher d’autres terres à l’Ukraine. Les slogans, l’argent, les armes et les combattants à l’origine du séparatisme viennent de Russie.

Moscou mène donc contre l’Ukraine une « guerre couverte », composante d’une manœuvre politico-stratégique d’ensemble qui combine violence armée, propagande éhontée, rupture des approvisionnements énergétiques et pressions économiques. Enfin, une intervention militaire directe russe n’est pas exclue. Tout dépendra de la situation, des circonstances et du niveau de résolution de l’Occident.

Cette guerre couverte est le fil conducteur qui mène à la « grande stratégie » russe. Si le but immédiat est d’interdire aux Ukrainiens la restauration de leur souveraineté, et son libre exercice, l’objectif d’ensemble est plus large et interpelle les gouvernements occidentaux.

Vladimir Poutine veut sa revanche sur l’issue de la Guerre froide. L’occupation de la Crimée est la manifestation concrète d’une doctrine révisionniste qui vise à repousser les frontières et unifier le « monde russe ». Au-delà, il s’agit de regrouper les États successeurs de l’URSS sous la férule de Moscou. Telle est la signification politique de l’Union eurasienne.

L’Ukraine est la pierre angulaire de ce projet géopolitique et des représentations eurasistes qui le fondent. Les variations dans le discours russe, faibles au demeurant, et les alternances de rythme ne doivent pas induire en erreur : l’épreuve de force autour de l’Ukraine est destinée à durer. L’appel réitéré à la « désescalade » et l’euphémisation des réalités sont vains.

L’Europe une et libre menacée

L’aire post-soviétique n’est pas seule concernée. La politique russe du ressentiment, le révisionnisme proclamé et le projet réunioniste de « Russie-Eurasie » menacent la paix et la liberté en Europe. Le rattachement manu militari de la Crimée et la guerre dans le Donbass remettent en cause les fondements du système européen. La comparaison faite à Moscou entre le règlement de l’après-Guerre froide et la paix de Versailles devrait susciter autrement plus d’inquiétude.

La « grande stratégie » russe se déploie aussi sur le plan mondial. A travers les BRICS et l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai), Moscou prétend animer une coalition planétaire de mécontents. L’opposition aux régimes constitutionnels-pluralistes à économie de marché lui tient lieu d’idée-force. En effet, le « discours multipolaire » est d’abord une polémique anti-occidentale.

Il est vrai que les modalités pratiques du partenariat sino-russe mettent au jour le différentiel de puissance entre les deux pays. Moscou a cédé sur le prix du gaz – Pékin a refusé les tarifs en vigueur dans les pays importateurs européens – et les exportations d’armes vers la Chine compromettent l’avance militaire russe.

En dynamique, la Russie glisse dans l’« étranger proche » de la Chine mais l’opposition à l’Occident prime sur toute autre considération. Pour mieux peser en Europe, Poutine cherche des appuis en Asie.

In fine, l’Europe est menacée d’un retour au darwinisme politique mais ses dirigeants tergiversent. Ils se refusent à parler de « guerre » pour désigner les événements et ne veulent pas envisager le pire. Certes rugueux, Poutine demeurerait le partenaire naturel de l’Occident avec lequel il faudrait traiter pour instaurer la paix en Ukraine. Chemin faisant, la Crimée devrait être sacrifiée au « business as usual ».

Les intérêts commerciaux et les dépendances énergétiques n’expliquent pas totalement la pusillanimité européenne. L’ambiance relativiste-matérialiste et l’idée selon laquelle la guerre est morte, dans le monde développé à tout le moins, ont leur part, les dirigeants européens peinant à comprendre la culture tchékiste du Kremlin et le pouvoir des passions tristes. Il reste que le jeu du monde ne se fixe pas sur le fonctionnement interne des démocraties libérales.

Sanctionner la Russie

L’option militaire d’emblée exclue, les Occidentaux ont décidé de répondre aux agissements de la Russie en se plaçant sur le terrain de la géoéconomie. Pourtant, les sanctions européennes sont toujours en retrait sur celles prises par les États-Unis, renforcées encore la semaine passée.

Avec le franchissement d’un nouveau seuil dans cette guerre, l’UE et ses États membres pourront difficilement se cacher derrière des faux-semblants. L’intelligence de la situation commande le passage à des sanctions qui ciblent les secteurs névralgiques du capitalisme d’État russe et son appareil militaro-industriel.