
Septembre 2014 • Entretien •
Alors que la réforme territoriale présentée au printemps dernier sera à nouveau discutée cet automne au Parlement, il faut bien constater que les options retenues par l’exécutif ne laissent pas espérer d’effets favorables. Jacobinisme, dirigisme, absence de confiance dans les acteurs de terrain : une nouvelle fois l’État refuse d’envisager une réforme souple et qui laisse l’initiative au local. Entretien de Gérard-François Dumont, géographe, professeur à l’Université Paris 4-Sorbonne, président de Population & Avenir, auteur de Diagnostic et gouvernance des territoires (Armand Colin, Paris, 2012) et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More pour La Revue d’économie régionale et urbaine, N° 2/2014, septembre 2014.
Vous avez participé en tant qu’expert aux tables rondes à l’Assemblée Nationale et au Sénat sur la réforme territoriale. Vous avez été ensuite auditionné par les deux rapporteurs du texte à l’Assemblée Nationale. Quels messages souhaitiez-vous faire passer en tant que géographe et démographe ?
La première question soulevée résidait dans la problématique suivante : le changement de délimitation des régions peut-il générer automatiquement une situation meilleure dans les territoires français et, en particulier, peut-il contribuer à résoudre la première question qui se pose, à savoir la résolution du chômage. La seconde question était liée au fait que, dans le texte du Président de la République (1) qui accompagnait la fameuse carte des 14 régions, transparaissait une opération de recentralisation avec une insistance sur le pouvoir des préfets de départements, autrement dit du pouvoir de l’Etat dans les territoires. Cette volonté de recentralisation a d’ailleurs été confirmée ensuite par le ministre de l’Intérieur en charge du projet de loi de délimitation des régions, en énonçant l’objectif de « pouvoirs reconnus et renforcés pour les préfets de département » (2).
En tant que géographe, les deux messages que je souhaitais donc faire passer interrogeaient ces deux questions. Concernant la première, rien ne permet de dire que le changement de la délimitation des régions puisse produire automatiquement des avantages en termes d’attractivité et d’amélioration de l’emploi. Certes, la recomposition des régions donnera naissance à des « ensembles plus homogènes en termes de population à l’échelle du territoire national » selon la formulation de l’étude d’impact du gouvernement fournie au Parlement (3). Mais une telle homogénéité plus grande engendre-t-elle des avantages ?
Dans tous les pays du monde, les découpages régionaux sont le fruit de l’histoire et de la géographie ; ils se traduisent par des tailles de régions extrêmement différentes en termes de population. Par exemple, le rapport entre le Land allemand le plus peuplé (la Rhénanie du Nord Westphalie) et le moins peuplé (Brême) est de 27. Il est de 26 en Espagne entre l’Andalousie et La Rioja ; de 76 en Italie entre la Lombardie et le Val d’Aoste, de 66 aux États-Unis entre la Californie et le Wyoming. Il est bien moindre, seulement de 16, en France métropolitaine continentale entre l’Ile-de-France et le Limousin. Et si, considérant que le poids primatial de l’Ile-de-France résulte d’une politique centralisatrice pluriséculaire exceptionnelle en Europe, donc en excluant l’Ile-de-France, le rapport est de seulement 8. Bref, l’éventail démographique des 21 régions de France métropolitaine continentale est déjà nettement plus resserré que celui de nos principaux partenaires. Et rien n’atteste que ces derniers souffrent de la plus grande hétérogénéité démographique de leurs régions.
En effet, il n’y a aucune corrélation en Europe entre la taille des régions et leur taux de chômage. Dans certains cas, des régions relativement peuplées ont un taux de chômage faible, voire résiduel comme la Bavière en Allemagne. Dans d’autres cas, comme en Italie ou en Espagne, ce sont les régions les moins peuplées qui comptent les niveaux d’emploi les plus satisfaisants et vice-versa. En Espagne, l’Andalousie – l’une des régions les plus vastes d’Europe – a par exemple un taux de chômage particulièrement élevé. En conséquence, aucun pays démocratique n’a considéré ces dernières années que réduire l’hétérogénéité démographique des régions en réduisant d’un tiers leur nombre allait engendrer des avantages significatifs. Notons qu’un raisonnement semblable peut être effectué en prenant d’autres critères comme la superficie ou le PIB par habitant (4).
Mais la fusion de régions n’est-elle pas susceptible d’engendrer des économies ?
Bien au contraire, la mise en œuvre d’une fusion des régions peut se traduire par un certain nombre d’inconvénients. Après des chiffres fantaisistes sur les économies possibles, pratiquement tout le monde reconnaît que de telles fusions engendrent des coûts, à commencer par l’application du mieux-disant dans les dépenses des régions, application sans doute financée par la diminution des investissements. La fusion engendre en outre de nombreux effets externes négatifs comme les tensions liées au choix de la capitale régionale, puis les coûts liés à ce choix.
Parmi ces effets externes négatifs, il ne faut pas non plus négliger la question de l’implication des habitants. Or, pour que des citoyens s’investissent sur un territoire, cela suppose qu’ils ressentent un attachement à celui-ci, qu’ils s’y identifient. Il ne faut pas ignorer les identités régionales. Fusionner des régions pourrait déboucher sur des appellations creuses (comme « CALA » – Champagne-Ardenne-Lorraine-Alsace) qui ne risquent pas de faire écho avec l’identité régionale que les habitants ont besoin de ressentir pour mieux exercer leur citoyenneté. L’acronyme PACA constitue un exemple où cette appellation courante de la région n’apporte aucun avantage à ce territoire. La meilleure preuve est que L’Occitane (entreprise internationale spécialisée dans les cosmétiques née à Manosque) ne vend pas ses produits sous le nom « L’Occitane en PACA » mais « L’Occitane en Provence ».
Parmi les effets externes négatifs, on ignore l’importance de l’émulation qui explique un certain nombre de réussites territoriales. Lorsque vous supprimez des régions pour les intégrer, vous diminuez inévitablement les effets positifs pouvant venir de l’émulation. En même temps, l’existence de 21 régions n’a jamais empêché de nombreuses coopérations comme celles qui s’étaient mises en œuvre pour le canal Rhin-Rhône, ensuite repoussé par l’État.
Vous présentez la seconde question que vous avez annoncée comme une « opération de recentralisation » ; en quoi serait-elle inappropriée ?
Sur ce second point, c’est-à-dire certains objectifs de recentralisation, la France se place dans une situation anachronique. En effet, d’une part, dans le contexte de la globalisation qui peut donner l’impression d’un risque d’unification planétaire des comportements et des modes de vie et de consommation, les citoyens ressentent le besoin de s’approprier davantage une identité régionale. D’autre part, tous les pays démocratiques sont dans des processus de décentralisation et non de recentralisation car ils savent que l’État doit se concentrer sur ses missions essentielles et mieux respecter la subsidiarité. Par exemple, examinons ce qui se passe au Royaume-Uni aujourd’hui avec le référendum pour l’indépendance de l’Écosse du 18 septembre 2014. Quel que soit le résultat du vote, un accroissement de l’autonomie de l’Écosse est prévu.
Face à la complexité du monde d’aujourd’hui, bien souvent le niveau de l’État n’est pas le meilleur pour satisfaire le bien commun de territoires qui ont besoin de marges de manœuvre pour s’adapter et répondre aux défis du XXIe siècle. Il n’y a donc pas à attendre de décisions de recentralisation des résultats positifs ni en termes de démocratie, ni en termes économiques. D’ailleurs, l’État français s’occupe de micro-questions qui devraient être (et sont souvent) résolues à un échelon inférieur dans un pays décentralisé, comme le financement d’opérations de revitalisation de centres-bourgs de petites villes, mais délaisse l’essentiel de son rôle, comme réaliser l’égalité des territoires en matière numérique.
Certains évoquent le fait que l’on n’ait pas pris en compte l’histoire des régions dans le redécoupage, est-ce un argument important pour vous ?
Il n’est pas possible de gagner en efficacité en ignorant les identités régionales. La délimitation actuelle des régions est très largement le produit de l’histoire (exception faîte de la séparation entre la Haute et la Basse-Normandie). La meilleure preuve est que la grande majorité des 21 régions actuelles ont un nom simple (Alsace, Aquitaine, Auvergne, Bretagne, Bourgogne, etc.) ou double (Poitou-Charentes) à forte profondeur historique. Seules quelques régions ont une dénomination plus récente avec une référence géographique claire, comme Rhône-Alpes ou Midi-Pyrénées (5), ou qui aurait pu être historique (Nord-Pas-de-Calais pourrait s’appeler Artois-Flandres (6)). La seule véritable anomalie reste la dénomination de la région Centre (7).
Le nom d’une région a donc une valeur identitaire et en termes de positionnement. La région Limousin l’a très bien compris en créant en 2011 une marque « Limousin » pour réunir des acteurs autour d’une stratégie commune de valorisation du territoire. Le risque est qu’une telle stratégie, qui demande forcément du temps pour porter tous ses fruits, se trouve affaiblie, voire enterrée, au sein d’une vaste région, d’abord programmée « PCCL » (Poitou-Charentes Centre Limousin) dans la carte du 3 juin du Président de la République et désormais « APCL » (Aquitaine Poitou-Charentes Limousin) selon le texte voté en première lecture en juillet à l’Assemblée nationale. Effectivement, il est tout à fait essentiel d’avoir des noms valorisables et connus pour contribuer à l’attractivité d’un territoire. La notoriété est un élément important de compétitivité. Rappelons par exemple que ce qui a sauvé le plus vaste quartier européen d’affaires – La Défense – lors de ses graves difficultés a été la décision de permettre aux entreprises qui s’y implantaient de mettre Paris, appellation mondialement connue, sur leur adresse au lieu de Courbevoie ou Puteaux.
Pour vous, quelles sont les régions qui sont potentiellement les plus à même de réussir leur fusion et pourquoi ?
Aujourd’hui, aucune des fusions prévues ne peut se faire aisément. Toutes les fusions envisagées engendreront des coûts et des risques de centralisation régionale qui ne correspondent pas à la nécessité du développement local et de la bonne gouvernance territoriale (8). Même dans le rapprochement entre la Haute et la Basse-Normandie, une démarche de fusion autoritaire des deux régions sur un principe jacobin risque de ne guère avoir d’effets positifs.
L’État devrait plutôt faciliter les initiatives territoriales déjà existantes en Normandie. Par exemple, une Normandie réunifiée a besoin de réaliser une métropole Caen-Rouen-Le Havre et non d’avoir une capitale centralisée, voire centralisatrice (9). Or, l’Etat, via la loi du 27 janvier 2014 de « modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles », dite loi MAPAM, n’œuvre pas en faveur d’une telle synergie en privilégiant Rouen sur le critère de « l’aire urbaine », concept au demeurant fort discutable, au détriment des deux autres grandes villes. Ce qui vaut pour telle région du territoire français n’a pas de sens dans une autre, ce qui suppose des lois beaucoup plus souples.
La réforme territoriale va-t-elle renforcer le poids des régions françaises dans le concert européen des régions ?
Pas du tout ! Le temps que les élus, leurs collaborateurs et leurs administrations consacrent déjà au projet de nouvelle délimitation des régions, puis à la probable mise en œuvre des fusions, relève plutôt du mouvement brownien. C’est du temps perdu car, je le crains, sans avantages à terme compte tenu des multiples effets externes négatifs. Surtout, ce temps, qui se comptera en années, n’est pas et ne sera pas consacré à l’essentiel : améliorer la situation économique et sociale des régions françaises et leur positionnement en Europe grâce à une meilleure gouvernance régionale qui pourrait pourtant être facilitée par une avancée réelle dans la décentralisation et la régionalisation, aujourd’hui absolument pas envisagée.
Prenons un exemple. Si la loi s’applique telle qu’elle a été votée en première lecture à l’Assemblée nationale, les acteurs de l’Alsace (élus, administrateurs, responsables associatifs et économiques confondus) vont consacrer un temps considérable à mettre en œuvre l’intégration de leur région dans la future région « CALA » (Champagne-Ardenne, Lorraine Alsace). Or, ce temps pourrait être plus utilement consacré à travailler sur le positionnement géographique de l’Alsace en Europe à proximité du Bade- Wurtemberg, du pays de Bâle et de la Bavière et examiner comment mieux bénéficier de ces proximités. Organiser la fusion, choisir la capitale régionale, prendre des dispositions pour que cette capitale dont le choix suscitera des mécontentements soit acceptée en créant des antennes dans les différents territoires de la région « CALA », constituent indiscutablement une perte de temps et de moyens consacrés à la recherche d’une meilleure attractivité et compétitivité de l’Alsace en Europe.
On a aussi évoqué d’ici à 2020 la suppression des départements, est-ce souhaitable selon vous ?
Je suis extrêmement étonné de la façon dont on traite aujourd’hui les élus départementaux et, plus encore, le personnel des départements qui ont de quoi être non seulement démotivés, mais écœurés. Et j’ai constaté lors de mes nombreux déplacements qu’ils le sont. Les missions qui ont été confiées aux conseils généraux lors des décisions de décentralisation ont été généralement bien assumées, qu’il s’agisse de l’action sociale ou de l’action éducative (via les collèges). Les conseils généraux les ont sans doute assumé mieux que ce que faisait l’État et à moindre coût, sachant que les citoyens peuvent avoir des interlocuteurs, les conseillers généraux, et pas seulement une administration d’État inévitablement assez opaque. En outre, nombre de départements ont pris des mesures utiles à la culture, au développement économique et surtout à la solidarité villes-campagne, car ils sont le seul échelon géographique qui assume réellement cette mission essentielle dans un pays aussi vaste que la France, même s’il va de soi que les différences de gouvernance ont engendré des résultats différenciés comme cela a été le cas avec la décentralisation pour les communes.
Concernant les initiatives à portée économique, prenons un exemple connu, celui du Futuroscope, projet qui n’aurait sans doute jamais vu le jour sans l’existence du département de la Vienne et pourtant très fortement décrié lors de son élaboration. Or le Futuroscope – et le développement économique qu’il a engendré – n’est pas seulement un atout pour le département et sa région, car il a suscité aussi nombre d’initiatives dans d’autres territoires et il a donc servi à toute la France. La gouvernance territoriale mise en place et qui a permis l’émergence et la réussite de ce projet a exercé une pédagogie précieuse sur de nombreux acteurs territoriaux.
Si les conseils généraux ont mal travaillé dans les missions que l’État leur avait confiées, il faut alors le prouver pour, en conséquence, justifier leur suppression par une évaluation précise. Cela ne veut pas dire non plus que les départements ne doivent pas évoluer. Rien n’empêche les départements (comme les régions) de monter des projets communs et de mutualiser des actions pour bénéficier d’effets de synergies positifs au service de la population, comme l’ont décidé par exemple les départements du Loiret, de l’Indre-et-Loire et du Loir-et-Cher.
Il peut également y avoir localement des logiques géographiques qui justifient la fusion de départements. Mais là encore, toute coopération ou fusion, pour réussir, doit se fonder sur des initiatives locales, répondre à des exigences de concertation, être voulues par les citoyens et non résulter de dictats jacobins. La pérennité des départements de 1790 jusqu’à aujourd’hui, et l’attachement des populations qui a été constaté lors de l’application des normes européennes aux plaques minéralogiques, s’explique notamment par le fait qu’à l’époque, l’Assemblée Nationale n’a imposé ni un nombre fixe de départements, ni la délimitation des départements. Ce sont les habitants eux-mêmes, selon les « convenances locales », qui ont décidé des périmètres départementaux (10). Il en résulte d’ailleurs que la plupart des délimitations départementales se sont fondées sur de découpages plus anciens (par exemple, l’Aveyron correspond pratiquement à la délimitation du Rouergue, ou la Nièvre à celle du Nivernais). Cela renvoie donc à la question soulevée plus haut de l’importance de l’histoire.
Dans un monde complexe et rapidement évolutif, la logique jacobine est trop monolithique pour favoriser le bien commun sur les territoires. Pour le comprendre, il suffit de se demander dans quel état seraient nos villes s’il n’y avait pas eu la décentralisation de 1982 ? Le rôle de l’État est de faciliter les conditions permettant une meilleure gouvernance locale, ce qui suppose qu’au lieu de souvent décourager ou étouffer les initiatives locales par ses lourdeurs, il donne de l’oxygène aux territoires. Cela suppose par exemple se simplifier les 400 000 réglementations qui les régissent, de réduire le temps de réponse des administrations d’État, de retirer aux préfets certaines missions qui font doublons compte tenu de la décentralisation, voire de supprimer des préfectures.
Notes •
(1) François Hollande, Réformer les territoires pour réformer la France, presse quotidienne régionale, 3 juin 2014.
(2) Entretien de Bernard Cazeneuve à Acteurs publics du 26 juin 2014.
(3) Publié le 17 juin 2014, p. 34.
(4) Gérard-François Dumont, « Régions françaises : petit dictionnaire des idées reçues », Population & Avenir, n°718, mai-juin 2014.
(5) Cette région a tenté en vain dans les années 1990 de changer son nom en Occitanie centrale.
(6) Artois est le nom d’ailleurs donné à l’université créée en 1992.
(7) Qui a souhaité en vain le changer en Centre-Val de Loire, dénomination choisie par la communauté d’universités et d’établissements réunissant les universités d’Orléans et de Tours.
(8) Gérard-François Dumont, Diagnostic et gouvernance des territoires, Paris, Armand Colin, 2012.
(9) La Normandie en débat, Bayeux, Orep Éditions, 2012.
(10) Gérard-François Dumont, « Départements français : petit dictionnaire des idées reçues », Population & Avenir, n°719, septembre-octobre 2014.