L’Europe doit-elle « changer de politique » ? Pour un débat clair et franc

Paul Goldschmidt, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More, ancien directeur à la Commission européenne

10 octobre 2014 • Analyse •


Un nombre croissant de voix s’expriment en faveur d’un abandon de l’« austérité » au motif qu’elle engendre un cercle vicieux qui tue la déjà trop faible croissance et finalement aggrave les déficits budgétaires et l’endettement qu’elle est sensée réduire. Ce raisonnement s’appuie sur des exemples de relances réussies à la suite de la crise, notamment celles très spectaculaires des États-Unis et dans une moindre mesure de la Grande Bretagne. Après des budgets déficitaires record et une politique d’aisance monétaire sans précédent, y compris l’utilisation de mesures non-conventionnelles (QE), les États-Unis et le Royaume Uni renouent avec une croissance économique vigoureuse accompagnée d’une diminution soutenue du chômage. Leurs monnaies se renforcent sur le marché des changes, notamment aux dépends de l’euro. Ce scénario est-il transposable aux pays membres de l’Eurozone et justifie-t-il que « l’Europe change de politique » ? Doit-on remettre en cause les accords sur la stabilité budgétaire et l’encadrement de l’endettement, unanimement acceptés, qui ont servi de caution au maintien de la « souveraineté économique et fiscale » des pays membres et de socle à la viabilité de la monnaie unique ?


A toutes ces questions, la réponse est très clairement non ! Le blocage actuel découle de l’existence simultanée d’une souveraineté « nationale » amputée des instruments de la politique monétaire d’une part et d’une souveraineté « européenne » privée des moyens budgétaires, fiscaux et d’emprunt nécessaires de l’autre. Cette situation aberrante est le résultat de l’inachèvement de l’Union Economique et Monétaire (UEM).

Aux États-Unis et en Grande-Bretagne (ainsi que dans tout pays ayant conservé sa souveraineté monétaire), c’est au niveau des gouvernements fédéraux/centraux que les politiques de relance ont été mises en œuvre, s’appuyant sur une coordination étroite entre le pouvoir politique d’une part et la Banque centrale de l’État en question de l’autre. On a soigneusement évité le rachat de titres émis par les États fédérés aux États-Unis, confiant au gouvernement fédéral et au système bancaire le soin de redistribuer les liquidités massives injectées.

Or, au sein de l’UEM, il n’y a aucun pouvoir exécutif pouvant servir d’interlocuteur valable à la BCE. Un dialogue bilatéral entre la BCE et les pays membres est inenvisageable à cause de l’aléa moral qu’une telle situation entraînerait comme le met en évidence la résistance allemande à la mise en œuvre d’une politique d’assouplissement quantitatif dans l’Eurozone. La BCE se limitera à des rachats de titres privés, insuffisants pour avoir un impact significatif et s’interdit – pour l’instant – le rachat de titres de la dette souveraine des pays membres. Il faut rappeler que l’activation du programme OMT, qui autoriserait de tels achats, est soumise à la condition préalable d’un programme de redressement national endossé par l’Union.

Pendant la période initiale de relance, les États-Unis et la Grande Bretagne ont eu tout loisir de laisser se déprécier leur monnaie sur le marché des changes, option qui n’est pas ouverte au sein de l’UEM. Il convient d’ailleurs de relativiser l’importance du niveau de l’euro dans l’argumentation concernant l’abandon d’une politique d’austérité pour plusieurs raisons : d’abord, une grande partie des « exportations » des pays membres de l’UEM s’effectuent au sein de l’Eurozone où le taux de change ne joue pas ; ensuite la dévaluation de l’euro entraîne une augmentation du prix des importations, notamment des matières premières indispensables à la production de nombreux produits consommés dans la zone, annulant en grande partie l’effet positif de la dévaluation. La récente baisse de l’euro sur le marché des changes, aussi bienvenue soit-elle, n’aura donc qu’une influence très marginale sur la compétitivité. Cette dernière est beaucoup plus tributaire de facteurs qualitatifs qui, comme en Allemagne, permettent d’absorber des « charges sociales » plus élevées tout en demeurant concurrentiels.

En créant la monnaie unique, les pays membres de l’UEM ont transféré leur politique monétaire à la BCE se privant ainsi de la possibilité d’inclure l’outil de la dévaluation externe de leurs monnaies respectives dans la panoplie des outils de gestion de leurs économies. Simultanément, en contrepartie de la rétention de leur souveraineté budgétaire et fiscale, ils se sont soumis à une discipline collective librement consentie, sous la forme initiale du « Pacte de Stabilité et de Croissance». Ses violations successives ont conduit à son renforcement progressif débouchant sur le Traité budgétaire (assorti de sanctions quasi automatiques) qui instaure le processus du « Semestre européen » qui confie à la Commission la supervision et la validation des budgets nationaux.

C’est le respect de ces engagements qui est dorénavant remis en cause, notamment par la France soutenue par l’Italie, invoquant des « circonstances exceptionnelles » pour justifier un délai supplémentaire pour se conformer à ses obligations. Elle espère ainsi se soustraire à l’extrême pénibilité des mesures de « dévaluation interne » qu’elle a cependant imposé sans états d’âme à la Grèce, au Portugal, à l’Irlande et l’Espagne comme contrepartie au soutien financier accordé au plus fort de la crise par l’Union Européenne et le FMI. S’étant soumis à ces exigences et en récoltant les premiers fruits de leurs efforts, il n’est pas surprenant que ces derniers pays se rangent aujourd’hui aux côtés de l’Allemagne et des pays du nord de l’Eurpope pour exiger que la France et l’Italie à leur tour prennent les mesures indispensables à assurer la pérennité de l’UEM.

Dans cette situation le citoyen est confronté à un choix binaire dont les tenants et aboutissants respectifs doivent lui être communiqués de façon claire :

  • soit une réappropriation de la souveraineté monétaire par les membres de l’Eurozone, ce qui revient au démantèlement de la monnaie unique ;
  • soit l’achèvement de l’UEM en dotant celle-ci d’un budget propre significatif, de ressources fiscales correspondantes et d’une capacité d’emprunt autonome.

Tant qu’un choix définitif n’est pas fait, la crise couvera passant, à l’instar d’un volcan, par des périodes de latence et d’éruptions. Chacune de ces options bénéficie du soutien de personnalités éminentes dans les domaines économiques, sociales et politiques.

C’est ainsi que l’option du démantèlement de l’euro, prônée par François Heisbourg (en savoir +) par exemple ou encore plus récemment par Éric Zemmour ainsi que par certains économistes, notamment anglo-saxons (qui ont mis en cause dès l’origine la viabilité de l’euro), sert de caution aux élucubrations simplistes du Front National en France ou de l’AfD en Allemagne mais donne aussi de la crédibilité aux politiciens de tous bords qui réclament à corps et à cri un « changement de politique de l’Europe » et l’abandon de l’austérité. De son côté, l’option de l’achèvement de l’UEM a reçu tout récemment le soutien du Président Valery Giscard d’Estaing, dans son livre Europa. La dernière chance de l’Europe (XO éditions, octobre 2014) et est défendue par la plupart des personnalités qui se sont donné la peine d’évaluer objectivement les coûts économiques, sociaux et politiques d’un démantèlement par comparaison avec les efforts incontournables que requiert le parachèvement de l’UEM.

Il est certain qu’une réappropriation de la souveraineté nationale en matière monétaire donnerait plus de souplesse aux politiques économiques poursuivies individuellement par les États membres de l’UEM et flatterait les sentiments nationalistes et populistes en vogue. Cependant le prix à payer serait considérable : non seulement il rendrait chacun d’eux inaudible sur la scène internationale lorsqu’il s’agirait de défendre leurs intérêts mais avant tout, il générerait une catastrophe économique d’une ampleur sans précédent qui se propagerait bien au-delà de l’UEM pour entraîner dans son sillage l’ensemble des 28 pays de l’Union si ce n’est le monde entier.

Il ne s’agit pas ici d’agiter des épouvantails mais de considérer froidement les conséquences d’un démantèlement de la monnaie unique : il est illusoire de penser que sa mise en place pourrait être « négociée » en miroir aux préparatifs longs et minutieux qui ont présidé à son l’introduction. Dès que les marchés seraient avertis ne fusse que de l’éventualité du démantèlement, il faudrait instaurer un contrôle des changes très strict immédiat pour éviter des transferts massifs de capitaux privés (en quelques clics d’ordinateur) vers des juridictions jugées plus stables soit au sein même de l’Union comme en Allemagne soit, encore plus vraisemblablement, vers des cieux plus lointains, notamment les États-Unis. L’instauration de ces contrôles marquerait de fait l’implosion de l’euro.

Tout aussi immédiate se poserait la question de l’exécution de tous les contrats libellés en euros dans le respect du principe de la « continuité des contrats » qui, en son temps, a permis la transition sans heurts de contrats libellés dans les monnaies tributaires en contrats libellés en euros. L’application de ce principe à la sortie entraînerait des faillites en cascade, tant celles des États membres dont la dette est exprimée en euros que celles d’entreprises ayant des créances ou des dettes libellées dans cette monnaie. Une conversion forcée de l’euro en « nouvelle monnaie nationale » serait l’équivalent d’un défaut de paiement, en tous cas pour les créanciers étrangers non sujets à la juridiction de l’État en question. Quelles que soient les arguties juridiques sur lesquelles s’appuierait une « requalification » de la monnaie de règlement des contrats, il est évident que soit les débiteurs soit les créanciers seraient lésés et devraient faire face à de lourdes pertes capables de faire imploser l’ensemble du système financier.

Un troisième volet tout aussi problématique d’un retour aux monnaies nationales serait la capacité des États de financer leur dette publique, notamment pour ceux qui auraient choisi une redénomination arbitraire de leurs dettes dans leur nouvelle monnaie. Il est clair que l’accès aux marchés internationaux leur serait fermé, ce qui serait désastreux pour un pays comme la France qui dépend d’investisseurs étrangers pour financer plus de 50% de sa dette publique. Les taux d’intérêts, dont le très bas niveau est présenté comme preuve de la confiance des investisseurs, s’envoleraient rendant le poids du service de la dette insoutenable et creusant les déficits budgétaires à due concurrence ! Toutes les conditions seraient réunies pour engendrer un cycle inflationniste pervers débouchant sur une dépréciation incontrôlable de la monnaie et la ruine des petits épargnants et des classes sociales les plus vulnérables.

L’espoir serait sans doute qu’à l’issue de l’effondrement provoqué par l’implosion de l’euro (d’une ampleur au moins comparable à celle engendrée par la crise des années 1930 suivie de la seconde guerre mondiale) on pourrait entrevoir la possibilité d’un assainissement. Pour cela il faut faire le pari que des remous sociaux et politiques n’aient pas, dans l’intervalle, balayé les fondements mêmes de la démocratie européenne. Cela ouvrirait la voie à toutes les dérives politiques et mettrait en danger le modèle social européen si chèrement acquis après la chute des régimes fascistes et communistes qui ont prospéré au XXème siècle et dont, malheureusement, l’attrait semble à nouveau se profiler.

A l’opposé de ce scénario d’Armageddon, il n’y a guère de doute que les efforts requis pour parachever l’UEM, y compris les réformes structurelles (dévaluations internes), aussi pénibles soient-elles, seraient de très loin plus supportables pour la grande majorité de la population.

Il n’est plus temps de tergiverser : il n’y a pas de troisième voie ! Que ceux qui recommandent un retour aux monnaies nationales en assument pleinement les conséquences et aient la franchise d’en informer les audiences auxquelles ils s’adressent. Que ceux qui veulent donner une nouvelle impulsion à l’intégration européenne, en dotant l’Union des ressources et des compétences qui puissent en faire une des régions les plus prospères du monde, aient le courage d’affronter leurs détracteurs et de les mettre face à leurs responsabilités.