Annulation du sommet d’Astana · Pourquoi il ne faut pas négliger le Kazakhstan

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

13 janvier 2015 • Analyse •


Le 15 janvier 2015, Astana devait accueillir un sommet diplomatique sur le conflit russo-ukrainien. Il n’en sera rien. A tout le moins, le choix de ce lieu mettait en valeur le rôle clef du Kazakhstan. Si le Kazakhstan est membre fondateur de l’Union eurasiatique, son président, Noursoultan Nazarbaïev veut éviter à son pays d’être satellisé par la Russie.


Le 15 janvier, Astana, capitale du Kazakhstan, devait accueillir un sommet quadripartite portant sur la guerre russo-ukrainienne. Censé réunir le président russe, Vladimir Poutine, son homologue ukrainien, Petro Porochenko, ainsi que le président français, François Hollande et la chancelière allemande, Angela Merkel, le sommet d’Astana intervenait dans le prolongement du cessez-le-feu signé le 9 décembre 2014 entre le gouvernement ukrainien et les séparatistes dits « pro-russes » du Donbass. Problème : les combats continuent et les troupes russes sont installées à demeure en Ukraine, dans le Donbass, comme en Crimée (1). Aussi le sommet a-t-il été annulé. Pourtant, le choix d’Astana comme lieu de ce sommet met en valeur la situation spécifique du Kazakhstan : un État centre-asiatique allié à la Russie, membre fondateur de l’Union eurasiatique voulue par Poutine, mais qui manœuvre pour ne pas être satellisé.

Un État fortement lié à la Russie

Issu de la dislocation de l’URSS, le Kazakhstan est un vaste État (2,71 millions de km²) dont le territoire représente les deux tiers de l’espace centre-asiatique (4 millions de km²) (2). Il compte 17 millions d’habitants soit près du quart du peuplement régional. La majeure partie de la population est turco-musulmane – Kazakhs (63%), Ouzbeks (3%), Ouïghours (1,4%), Tatars (1,3%) –, mais il faut y ajouter une importante minorité russe (voir plus bas) et quelques autres (Ukrainiens et Allemands notamment).

Depuis la fin de l’URSS et sa dislocation, le Kazakhstan est présidé par Noursoultan Nazarbaïev, un nomenklaturiste déjà en place à l’époque soviétique (il obtient la direction du PC local sous Gorbatchev), incarnation même de l’autoritarisme patrimonial, un mode de gouvernement très présent dans l’aire post-soviétique. Ainsi a-t-il pu être question à Astana de supprimer purement et simplement l’élection présidentielle, au profit d’une présidence à vie. Pour dire les choses, le Kazakhstan a l’allure d’une satrapie centre-asiatique.

Puissance énergétique et minérale de premier plan (voir l’annexe 1), le Kazakhstan est fortement lié à la Russie, tant sur le plan historique que géopolitique et géoéconomique. Dès le XVIIe siècle, les plateaux kazakhs sont intégrés dans la sphère russe (3) et la partie nord du pays demeure en partie peuplée de Russes ethniques. Cette minorité constitue entre le quart et le tiers de la population totale, ce qui constitue une source d’inquiétude pour l’État kazakh, plus encore après le discours de Poutine qui a accompagné l’annexion manu militari de la Crimée, justifiée par la défense des russophones (discours prononcé devant le Conseil de la Fédération, le 18 mars 2014). Le fait ethnique et géographique russe n’est pas sans rapport avec l’implantation de la nouvelle capitale à Astana en lieu et place d’Alma-Ata (Almaty), plus méridionale ; il s’agissait d’affirmer la souveraineté du Kazakhstan sur la partie septentrionale du pays (la nouvelle capitale a été inaugurée en 1998).

Par ailleurs, les hydrocarbures kazakhs sont largement exportés par les oléoducs et gazoducs russes, à destination des marchés occidentaux (environ 80% des volumes extraits). Sur le plan nucléaire, Astana et Moscou sont associés dans la gestion du site d’Angarsk (Sibérie méridionale, Russie), site voué à l’enrichissement de l’uranium en liaison avec l’exportation de centrales russes à l’étranger (4). Enfin, le territoire du Kazakhstan abrite le cosmodrome de Baïkonour, une base spatiale héritée de l’URSS et louée à l’État russe (le premier accord est signé en 1994) (5). Notons que Moscou, pour ne pas dépendre du Kazakhstan dans le domaine spatial, a construit de nouveaux pas de tir sur le territoire russe mais celui de Baïkonour est idéalement placé (6). De surcroît, il a aussi une valeur symbolique qui renvoie à l’alliance entre la Russie et le Kazakhstan.

Intégration eurasiatique et diplomatie multivectorielle

Si la Russie est le lien historique et géopolitique entre les différentes parties de la CEI (Europe orientale, Caucase et Asie centrale), le Kazakhstan forme un pont terrestre entre la Russie et les autres États centre-asiatiques, ce qui ouvre d’importants avantages et possibilités aux dirigeants kazakhs, intéressés au premier chef par la stabilité et l’intégration de la région (les Kazakhs ne veulent pas se limiter à un face-à-face avec Moscou). Aussi Nazarbaïev a-t-il promu et soutenu, avec constance, différents projets d’intégration. En 1994, il lance l’idée d’une union eurasiatique destinée à pallier les insuffisances de la CEI. L’année suivante, il rallie l’Union douanière Russie-Biélorussie. Ensuite, Nazarbaïev promeut activement une sorte de marché commun qui, avec la Communauté Economique Eurasiatique (traité d’Astana, 10 octobre 2000), a progressivement pris forme.

Ces différents projets d’intégration reposent sur l’étroite relation nouée avec Moscou, y compris sur le plan militaire, avec l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), mise en place au sommet de Douchanbé (2003), sur la base du traité de sécurité collective de la CEI signé dix ans plus tôt (Tachkent, 1992). Le Kazakhstan participe donc du noyau dur de l’aire post-soviétique, ce que l’on nomme à Moscou l’« étranger proche ». C’est sur ce socle que Poutine a voulu fonder son Union eurasiatique, pensée et conçue comme le point de départ d’une « nouvelle URSS », plus souple et efficace que l’ancienne, un projet qui rappelle les idées d’Iouri Andropov, l’ancien chef du KGB vénéré par le président russe (Andropov a succédé à Brejnev et dirigé l’URSS pendant dix-huit mois).

Depuis le 1er janvier 2015, la chose est faite : l’Union économique eurasiatique a officiellement vu le jour et le Kazakhstan en est membre fondateur. L’absence de l’Ukraine, désormais liée à l’Union européenne par un accord d’association (ratifié le16 septembre 2014), confère au Kazakhstan un plus grand rôle encore dans cette incertaine construction. De ce fait, l’Union économique eurasiatique n’a que peu à voir avec les idées panslaves prêtées à Poutine par ceux qui rêvent d’une « Mecque blanche ». En revanche, son caractère russo-turcique la met plus en phase avec la thématique eurasiste (non sans contradictions avec le nationalisme grand-russe).

Toutefois, cette forte relation russo-kazakhe ne doit pas dissimuler la volonté d’Astana de développer une diplomatie multivectorielle afin de réduire sa dépendance envers Moscou. Le Kazakhstan coopère avec les États-Unis comme avec l’OTAN (voir le Partenariat pour la Paix) et accueille les investissements de grands groupes énergétiques occidentaux. Leur présence a d’ailleurs permis à Astana de faire pression sur Moscou, pour obtenir diverses concessions. Soucieuse de diversifier ses approvisionnements, l’UE ne saurait non plus se désintéresser de ce pays, partie prenante du Bassin de la Caspienne. Enfin, membre actif de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), le Kazakhstan entretient des relations bilatérales soutenues avec la Chine vers laquelle des quantités croissantes de pétrole et de gaz sont exportées, à travers les portes de Dzoungarie. La montée en puissance de ces échanges et la plus grande latitude d’action que ces relations offrent à Astana suscitent une certaine inquiétude dans les cercles dirigeants russes.

Parallèlement, le pouvoir kazakh a érigé en doctrine d’État une forme spécifique d’eurasisme et l’Université eurasienne d’Astana est dédiée à l’historien-ethnographe Lev Goumilev, doctrinaire de l’eurasisme à l’époque de Brejnev. A la différence de l’eurasisme russo-centré d’un Alexandre Douguine, l’« eurasisme allogène et inversé » de Nazarbaïev (Marlène Laruelle) exalte le rôle des peuples turcs dans l’histoire universelle et développe la thèse de l’acculturation précoce des Russes par les nomades, à l’école des empires de la steppe. Nazarbaïev et les dirigeants kazakhs voient en leur pays le prototype de l’État eurasien et Marlène Laruelle voit l’eurasisme d’État développé à Astana une nouvelle langue de bois destinée à habiller l’ethno-nationalisme kazakh.

La méfiance envers Moscou

De fait, Nazarbaïev veut assurer la souveraineté du Kazakhstan et maintenir son indépendance vis-à-vis de la Russie. Le révisionnisme géopolitique russe et ses revendications rampantes sur la partie septentrionale du Kazakhstan, au nom de la protection des minorités russes et russophones, sont prises très au sérieux à Astana. A l’été 2014, les félicitations de Poutine à l’égard de Nazarbaïev, pour la « création » de l’État kazakh, ont suscité l’inquiétude. Le propos faussement aimable du président russe rappelait ses déclarations antérieures sur le caractère composite et artificiel de l’Ukraine.

Cette défiance à l’encontre du Kremlin explique le rôle d’ « honnête courtier » que le Kazakhstan, à l’instar de la Biélorussie (voir les accords de Minsk), s’efforce de jouer dans l’affaire russo-ukrainienne. Ainsi, Nazarbaïev s’est rendu à Kiev, le 22 décembre 2014, y a promis des livraisons de charbon et parlé de renforcer la coopération économique et militaire ukraino-kazakhe, puis est passé par Moscou. Tout en ménageant la Russie, il s’emploie à limiter la portée de l’Union eurasiatique dont il veut limiter le rôle à la seule économie. Autant de raisons de s’intéresser au Kazakhstan, un État-clef pour le pluralisme géopolitique de l’aire post-soviétique.

Notes •

(1) Les combats se concentrent autour de l’aéroport de Donetsk et la région de Louhansk. Après une décrue dans les jours qui ont suivi le cessez-le-feu du 9 décembre dernier, mais sans interruption de la violence, les combats ont gagné en intensité dans les jours précédant la date prévue du sommet d’Astana, avec des morts parmi les militaires et les civils.

(2) L’Asie centrale forme une vaste dépression plus ou moins quadrangulaire (2000 km du nord au sud et autant d’est en ouest) qui s’incline vers la mer Caspienne. Au sud et à l’est, l’Asie centrale est délimité par une série de chaînes de montagnes. A l’est, les portes de Dzoungarie facilitent le passage vers le Sin-Kiang, aujourd’hui nommé « Xinjiang » (voir l’annexe 2 sur les portes de Dzoungarie).

(3) La partie sud et le lac Balkhach ont été conquis plus tardivement, dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque la Russie tsariste s’empare d’une grande partie du Turkestan (le centre administratif du Turkestan russe est alors fixé à Tachkent, actuelle capitale de l’Ouzbékistan).

(4) Le site d’Angarsk était au centre d’un projet de règlement de la crise nucléaire iranienne proposé à Téhéran octobre 2009. Téhéran se voyait proposer de de transférer 70% de son stock d’uranium enrichi à 5% en Russie, puis en France, pour enrichissement à 20% et transformation en combustible (destiné à un réacteur de recherche). Au mois de novembre 2009, la partie iranienne a officiellement refusé ce plan. Il est toujours à l’arrière-plan des négociations en cours avec l’Iran.

(5) Le pas de tir est utilisé par Starsem, une filiale d’Arianespace qui utilise le lanceur Soyouz pour mettre sur orbite certains satellites et mener diverses missions (le Soyouz est lancé depuis la base de Kourou, en Guyane).

(6) Voir le cosmodrome de Plessetsk, situé à 800 km au nord de Moscou et à 200km au sud d’Arkhangelsk. Cet ancien site d’ICBM (missiles lourds intercontinentaux) a gagné en importance dans les années 2000. Environ 30% des lancements spatiaux (60% pour les lancements militaires) sont faits depuis Plessetsk. Inauguré en 1997, le site de Svobodny, en Extrême-Orient, a été fermé en 2006.