11 février 2015 • Entretien •
Chancelière allemande depuis neuf ans, huit fois désignée « femme la plus puissante du monde » par le magazine Forbes, et considérée comme la plus importante des politiciens européens, Angela Merkel quittera bien son poste un jour. Et de tous les grands, il ne reste souvent que l’héritage politique (et quelques bonnes phrases). Le sien pourrait bien être entaché par les deux grandes crises qu’elle aura du affronter : la crise grecque et la situation en Ukraine.
On peut se poser la question de ce que la chancelière allemande Angela Merkel laissera comme héritage politique à la lumière des deux crises majeures qu’elle traverse. Tout d’abord la Grèce : partout en Europe on remet en doute l’austérité. Merkel continue de la défendre, malgré tout : son héritage se joue-t-il sur ce point-là ?
Je suis convaincu que l’héritage d’Angela Merkel se joue sur l’avenir de la zone euro. Si celle-ci éclate, elle sera vue comme l’un des principaux responsables y ayant contribué. Il est vrai qu’Angela Merkel se trouve dans une position assez délicate, car elle est coincée entre deux positions : d’un côté l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas ou la Finlande qui sont en opposition avec les pays de la périphérie européenne, de l’autre côté les pays en question : l’Irlande, le Portugal, la Grèce etc. La France, elle se trouve entre les deux et a du mal à trouver sa place. C’est vrai que partout en Europe l’austérité est mise en doute, en Allemagne aussi. Aujourd’hui l’opinion publique se dit que l’austérité est un plan qui n’a pas été une réussite, même si elle avait peut-être du sens à l’époque.
Il faut dire aussi que l’élection de Syriza en Grèce doit être examinée indépendamment de la question du sens économique de la politique d’austérité. M. Tsipras n’a pas obtenu le soutien des autres pays de la zone euro. La raison en est très simple : eux aussi se sont engagés dans la dette grecque et seront par conséquence touchés par une annulation de la dette. Finalement, la fin de l’austérité n’est pas la solution miracle à la crise européenne. Cette voie passera inévitablement par les réformes.
Arrivée en politique lors de l’ère Helmut Kohl, bien souvent perçu comme un européiste, il semble que Merkel renie cet héritage. Face au tournant anti-austéritaire qui a lieu en Europe, ne risque-t-on pas de dire, à l’avenir, qu’elle trahi ce rêve européen ?
Il faut dire qu’Angela Merkel et Helmut Kohl sont très semblables car tous les deux sont des « européens par défaut ». Helmut Kohl n’a jamais été un vrai européen, bien qu’il ait eu cette relation particulière avec François Mitterrand, mais c’était surtout au nom de l’amitié franco-allemande. Il est devenu européen au moment de la réunification allemande : il fallait le devenir car c’était l’exigence de la France, notamment dans le but de créer la monnaie unique. Angela Merkel non plus n’a jamais été une partisane de l’Europe, elle était plutôt atlantiste du fait de son expérience en RDA. Elle est devenue européenne par la suite, par défaut, parce que la situation de crise a exigé d’elle de « penser européen ».
Je pense que l’histoire se juge par les faits, même si ce n’est pas toujours juste. Même si elle n’est pas coupable, ou si elle n’est pas la seule responsable, d’un éventuel éclatement de la zone euro, elle sera perçue comme telle. C’est aujourd’hui la femme la plus puissante d’Europe, à la tête de la politique la plus puissante : elle devra assumer sa place dans l’histoire.
Il faut quand même dire que l’euro existe toujours, et ceci est aussi grâce à Angela Merkel. Elle a su contrer les forces centrifuges au moment où la zone euro était en train de se défaire. Finalement, ni Merkel ni l’Allemagne n’auraient eu la force de se porter garants pour l’ensemble de l’Eurozone. Si certains enjeux persistent alors six ans après le début de la crise, les responsables devraient être cherchés dans l’ensemble de l’Union monétaire.
Angela Merkel a été 6 fois nommée femme la plus puissante de la planète par le magazine Forbes. Cependant, sa puissance ne lui suffit pas à régler la crise en Ukraine. Comment cela affectera l’héritage politique de madame Merkel ?
Ce n’est pas une femme qui aime prendre des risques. Elle s’aventure rarement dans des situations qu’elle ne contrôle pas et c’est ce qu’elle est en train de faire maintenant. En allant à Moscou en compagnie de François Hollande, pour discuter avec Poutine, elle a pris un très fort engagement politique au risque que cela échoue. Je crois qu’aujourd’hui on peut dire que cela a, plus ou moins, échoué. Elle accorde beaucoup de sérieux à cette situation : après, le fait qu’elle soit la femme la plus puissante de la planète ne veut pas dire qu’il n’y aura pas d’hommes plus puissants, comme Barack Obama.
D’un autre côté il faut poser la question autrement : quelles sont les options ? L’intervention militaire ? Il est hors de question d’intervenir en Ukraine et donc d’entrer en guerre directe avec la Russie. La deuxième proposition, portée par les Etats-Unis, est de livrer des armes à l’Ukraine et présente un risque d’escalade d’un conflit qui pourrait devenir hors de contrôle. Aujourd’hui on agit sur le volet économique, des engagements ont été pris via des sanctions. Quant à Vladimir Poutine, sa situation est délicate, s’il se retire il sera vu comme quelqu’un de faible. Il faut prendre en compte qu’il n’a pas beaucoup d’options et donc qu’il a très peu à perdre. Négocier avec lui est très difficile, même pour la femme la plus puissante du monde, ou même pour une Europe unie.
Il est possible qu’on reproche des choses sur ce sujet à Angela Merkel dans le futur. On pourra dire qu’on aurait dû intervenir avec plus de force dès le début. Mais c’est toujours plus simple de voir a posteriori. Je pense qu’aujourd’hui, elle fait déjà beaucoup malgré son pouvoir limité.
Est-il trop tard ? Angela Merkel a-t-elle déjà échoué sur ces deux dossiers ?
Personnellement, je ne dirais pas qu’elle a échoué. Sur la politique d’austérité, on voit que ce n’est pas la bonne voie aujourd’hui. Mais si on peut changer cette politique c’est parce qu’aujourd’hui on a des mécanismes au niveau européen pour harmoniser la politique fiscale. Si, il y a cinq ans, l’Allemagne avait pris d’autres décisions, je ne suis pas sûr qu’un pays comme le Portugal se serait engagé dans des réformes. Aujourd’hui, nous avons une banque centrale qui soutient ce qui se fait au niveau politique. Ce n’est donc pas encore un échec, même si ça fait du mal à beaucoup de gens. Si je pense qu’on a parcouru un très long chemin dans la zone euro, il est vrai qu’aujourd’hui un peu plus de solidarité serait la bienvenue.
Sur le dossier ukrainien, a-t-elle échoué ? Difficile à dire. Une réaction plus ferme et plus décisive dès le début aurait probablement freiné la volonté d’action de Vladimir Poutine en Europe de l’Est. Si on voit ce qui s’est passé en Crimée, peut-être peut-on se dire qu’une position plus dure l’aurait empêché de continuer à déstabiliser l’Ukraine orientale. L’Allemagne a freiné le processus de sanctions car elle a beaucoup d’intérêts économiques en Russie. On pourra reprocher cela à Angela Merkel. La situation n’est pas tout à fait perdue mais très difficile à résoudre.
Quel sera l’impact de la gestion de ces deux crises par Angela Merkel sur l’avenir politique de sa formation, la CDU ?
Personnellement je ne pense pas que son impact sur la CDU se jouera à ce niveau-là. Si l’Eurozone éclate, le parti eurosceptique Alternative für Deutschland prendra beaucoup de place à la droite de la CDU. On pourra donc anticiper un virage de cette dernière à droite. La crise en Ukraine, selon moi, n’aura pas un grand impact sur la CDU. Je pense que le véritable impact qu’aura eu Merkel sur son parti est celui d’éliminer toute opposition interne et d’harmoniser les rangs. Une fois qu’elle sera partie, il sera très difficile pour la CDU de retrouver une hétérogénéité, des nouvelles idées et quelque chose qui ne porte pas la « marque Merkel ». Selon moi, c’est le vrai grand enjeu à venir pour le parti.