L’euro marche sur la tête

Wolfgang Glomb, ancien directeur des affaires européennes au ministère des Finances allemand, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

La Tribune

17 mars 2015 • Opinion •


Le fait de laisser filer les règles budgétaires, notamment au profit des Grecs, fait le lit des partis extrémistes et va discréditer l’idée d’une union européenne.


L’économiste expert et observateur en Allemagne – et, peut-être, aussi ailleurs – se frotte les yeux d’étonnement. Il n’en croit ni ses yeux, ni ses oreilles. La gouvernance de la zone euro depuis 2010 rendent chancelants tous les piliers fondamentaux de l’expertise économique. Non sans épouvante, on constate avec quelle nonchalance les traditionnelles « vaches sacrées de la stabilité » allemandes sont sacrifiées sur l’autel européen de la cohésion en zone euro. Le gouvernement fédéral et le Bundestag allemand ont soutenu toutes ces orientations dangereusement erronées.

En plus, le regard sur le passé allemand le plus récent montre que les pré-conditions constitutionnelles pour une participation de l’Allemagne à la zone euro (ou eurozone) ne sont plus assurées. La Cour suprême s’était prononcée, en octobre 1993, sur le traité de Maastricht en considérant que la base de l’union monétaire européenne (UEM) est la stabilité. Si ce principe disparaît, l’Allemagne n’a plus ultima ratio qu’à se détacher de l’UEM.

Celui qui regarde l’eurozone comme étant toujours une communauté de stabilité a perdu toute référence. Même le président de la BCE, Mario Draghi, déplore le manque de la stabilité au niveau de prix qui baissent de mois en mois. Dans de nombreux États membres, le PIB se contracte d’année en année. Le taux de chômage se trouve dans de nombreux pays à 25%, et même chez les jeunes à 50% de la population active. La gouvernance de l’eurozone a fabriqué une génération perdue. Le rôle des taux d’intérêt comme instrument de pilotage, ainsi que les mécanismes des marchés, c’est à dire des éléments fondamentaux de l’économie de marché libre, sont faussés. Le capital ne s’investit plus dans les secteurs de l’économie réelle les plus productifs, mais s’orientent vers les marchés immobiliers et celui des actions. Les bombes de liquidités massives de la BCE ont déjà gonflé vigoureusement la bulle des prix des actifs. Leur éclatement n’est plus qu’une question de temps. Et Lehman Brothers est complètement tombé dans l’oubli.

En outre, la Cour suprême a constaté en 1993 que, selon l’ensemble des règles de Maastricht, l’Allemagne n’a pas à se soumettre à des automatismes non contrôlables, ou à des forces d’inerties non maîtrisables. La tragédie grecque – illustrée par son dernier acte – prouve le contraire. Le gouvernement fédéral ne peut se rendre, pour des raisons de politique intérieure, ni à une réduction de la dette, ni à un défaut de l’État grec, ni à un « Grexit ». Avec 65 milliards d’euros en capital et garanties pour la Grèce – soit environ la moitié des dépenses fédérales pour le travail et le social –, le rêve du ministre des Finances d’un budget équilibré s’envole. Le nouveau parti eurosceptique Alternative für Deutschland(AfD) pourrait à peine faire face à l’onde de choc de nouvelles demandes d’adhésion. Le gouvernement grec sait qu’un défaut de la Grèce correspondrait à un désaveu de la chancelière sur sa politique européenne. Il sait que la cohésion de la zone euro est devenue un dogme politique. C’est pour cette raison qu’il est en position de force.

Il ne faut pas être grand prophète pour prédire la suite du drame de la Grèce. Après l’accord entre le gouvernement grec et les dirigeants de la zone euro juste avant que l’horloge sonne minuit, la Grèce a obtenu une bouée de sauvetage de quatre mois pour éviter le défaut. En contrepartie, elle a dû avaler un programme de réformes, en particulier la lutte contre l’évasion fiscale, la modernisation de la fonction publique, la poursuite des privatisations, toutes des intentions louables et généreuses. En revanche, comme historien, on dirait du « déjà vu ». L’historien se rappelle que cinq plans de redressement ont déjà été adoptés par le parlement grec depuis 2010 (plan de privatisation de 50 milliards d’euros, modernisation et renforcement de l’administration fiscale, etc.). Mais ce qui a manqué, c’était leur mise en œuvre, ce sont des actes ! Les revenus de privatisations s’élèvent actuellement à deux (!) milliards d’euros ; les dettes fiscales des ménages et des entreprises atteignent, en raison de l’inefficacité du système fiscal, un niveau de record de 76 milliards d’euros, montant équivalent à celui des recettes annuelles de l’État.

Le seul respect de ces deux exigences des programmes d’ajustement aurait évité l’appauvrissement déplorable des couches sociales défavorisées en Grèce. Le caractère problématique des données grecques a culminé en 2010 quand le gouvernement a annoncé un budget déficitaire d’abord de 12 % du PIB, puis de 15%, très peu de temps après que le gouvernement précédent eut notifié un déficit de 6% du PIB auprès de la Commission européenne, manipulation qui déclencha la crise financière grecque au sein de l’UEM. Comme homme politique, il faut avoir une mémoire courte pour donner le feu vert à un programme de soutien à un pays comme la Grèce.

Étonnamment, le nouveau programme ne donne aucune indication sur la manière pour la Grèce de résoudre son problème fondamental, à savoir le manque de compétitivité. On peut présumer que les déficits des comptes extérieurs devraient être compensés par des transferts financiers du côté des pays donataires. La situation actuelle en Grèce devrait imposer une dévaluation de 30% pour retrouver une compétitivité raisonnable. Une dévaluation interne par une chute comparable des salaires et des prix, ou une montée équivalente de la productivité ne sont pas réalistes.

Pourquoi ne souvient-on pas du succès des programmes d’ajustement des pays asiatiques et ceux d’Amérique latine pendant les crises monétaires des années 1990 ? L’ajustement économique n’a pas été réalisé par la dévaluation nominale massive de leurs monnaies, mais par le soutien à ce processus sans sacrifices exorbitants, comme dans la zone euro. Certes, l’impératif politique de la sauvegarde de l’intégrité de la zone euro exclut les mesures appropriées en termes économiques. Mais l’histoire montre que les dogmes politiques ne survivent pas quand ils sont en contradiction avec les lois économiques. Le pouvoir politique peut s’affirmer pendant un certain temps, mais finalement c’est la loi économique qui s’impose.

Le traitement appliqué à la Grèce ignore entièrement les dangers potentiels de contagion sur d’autres pays surendettés. Ce traitement préférentiel pourrait tôt ou tard encourager le Portugal et l’Irlande de revendiquer le même assouplissement budgétaire comme pour la Grèce. Le pacte de stabilité risque d’être dénaturé en un emballage trompeur. En Allemagne, on a constaté avec intérêt que la France demande à présent une prolongation des délais à 2018 pour faire revenir le déficit budgétaire à 3% du PIB.

En fin de compte, l’argent des contribuables alimenterait de nouveau le tonneau sans fond grec tandis que les conditions d’une politique économique équilibrée ne seront pas respectées – comme par le passé. La marche vers une union de transferts semble devenir irréversible. Le gouvernement fédéral allemand se trouve enfermé dans le piège du chantage, celui d’un automatisme non contrôlable. De sorte que les règles constitutionnelles relatives à une participation de l’Allemagne à la zone euro ne sont plus respectées. Peut-être ce n’est qu’une question de temps et que tôt ou tard la « causa grecque » sera jugée à la Cour de Karlsruhe.

La même question du chantage existe pour le gouvernement français, et les autres pays donataires. En Allemagne, on a du mal à comprendre l’indifférence à Paris par rapport aux charges qui pèsent sur le budget français pour répondre, dans le cadre d’une politique de solidarité, aux exigences européennes. Évidemment, c’est une politique irresponsable, celle de l’autruche ou celle du déluge après moi. Comme le remboursement (ou le non-remboursement) des crédits a été reporté aux calendes grecques, le défaut se produira quand les dirigeants actuels seront retirés des affaires et tombés dans l’oubli.

Finalement, les dégâts collatéraux européens de la gouvernance de la zone euro sont entièrement passés sous silence. Il faut bien constater que les conditions de la crise de l’euro ont totalement discrédité l’idée de l’unification européenne dans l’ensemble de la population européenne, au sud comme au nord. Partout, l’euroscepticisme et les partis anti-européens gagnent du terrain. Les extrêmes à droite comme à gauche sont renforcés. La gouvernance de la zone euro arrive peut-être à sécuriser la cohésion de l’UEM, mais risque de mettre en péril l’idée de la construction européenne, poursuivie depuis 60 ans sur la base de la réconciliation franco-allemande. Une sensibilité et une vigilance renforcée à l’égard de pareils risques sont donc bel et bien requises à présent, tant du côté de la société civile que des responsables politiques et des marchés financiers – aujourd’hui plus que jamais. Pour terminer cette fois-ci en latin, on devrait dire Quidquid facies, semper respice finem.