La BCE est-elle en train d’envisager le démantèlement de l’euro ?

Paul Goldschmidt, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More


Mars 2015 • Note d’actualité 29 •


Les évolutions apparemment contradictoires des marchés financiers, confrontés aux multiples incertitudes politiques, économiques et financières dans l’Union européenne, laissent la plupart des observateurs désorientés. Les autorités responsables de la stabilité, mise à rude épreuve par la crise financière, se doivent d’anticiper les conséquences de l’inachèvement de l’Union Economique et Monétaire (UEM) en minimisant autant que possible les conséquences désastreuses d’une implosion de la monnaie unique. Prenant acte d’une situation qui paraît sans espoir, la BCE est-elle en train d’envisager le démantèlement de l’euro ?


L’accélération de la baisse de l’euro, aux alentours de 1,05 dollar contre 1,40 dollar au mois de mai dernier (soit une baisse de l’ordre de 25%), donne à réfléchir. Il y a quelques mois de nombreux responsables politiques, économistes et commentateurs critiquaient avec vigueur l’euro fort, rendu largement responsable de la morosité de la conjoncture et du manque de compétitivité des exportations. Aujourd’hui ces voix se sont tues, alors que la baisse du prix du pétrole, la croissance aux États-Unis et une inflation nulle accentuent encore davantage les facteurs favorables à une reprise.

Désillusion en bas et désaccords en haut

Pourtant, la désillusion du citoyen par rapport à l’Union européenne (UE) atteint des sommets, comme le démontre les percées électorales – avérées et annoncées – des partis radicaux majoritairement europhobes. Ainsi en France le Front national est-il crédité de 29 à 33% des intentions de votes, selon les sondages, aux prochaines élections départementales qui se tiendront les 22 et 29 mars prochains. Un tel succès, comme ceux d’autres partis dans d’autres pays membres de l’UE, sont confortés par la frilosité gouvernements qui rejettent sur l’UE la responsabilité de leurs propres faiblesses.

Alors que Jean-Claude Juncker suggère une défense européenne intégrée face aux menaces qui se lèvent dans l’environnement proche de l’UE (Ukraine, Moyen Orient, Afrique) et que la Commission poursuit les initiatives destinées à approfondir l’intégration de l’UE et de l’Union Économique et Monétaire (UEM), avec le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) et l’Union Bancaire, et lance de nouveaux grands chantiers pour une « Union des Marchés de Capitaux » ou une « Union Énergétique », jamais les désaccords n’ont paru aussi profonds entre pays membres, minant de l’intérieur la solidarité.

Les craintes de Brexit ou de Grexit illustrent ces désaccords. Chacune de ces éventualités a la capacité de compromettre les progrès accomplis depuis des décennies. Une implosion de l’UE et/ou de l’UEM entraînerait des conséquences catastrophiques, ce que la majorité des Grecs ont parfaitement compris. C’est pourquoi le discours des institutions appelle au respect des engagements par l’ensemble des pays membres : celui de l’Eurogroupe vis-à-vis de la Grèce, du Conseil et la Commission dans le cadre du Semestre européen ou encore de la BCE réclamant la mise en œuvre des réformes structurelles promises en appui à sa politique monétaire.

Des phénomènes de marché qui laissent perplexe

Dans ce cadre instable, on assiste à des phénomènes de marché qui laissent perplexe. L’euro décroche – par rapport au dollar – depuis que la possibilité, suivi de l’annonce et enfin du déclanchement de la politique d’assouplissement monétaire se sont succédés à partir de l’été dernier. Ce mouvement est renforcé par la politique monétaire américaine qui, en parallèle, a suspendu ses interventions, annoncé une hausse des taux en attendant la décision d’agir. La mise en œuvre de ces politiques diamétralement opposées a engendré en Europe une baisse des taux d’intérêt et une hausse record des bourses. Cette tendance pourrait se poursuivre dès lors que le mouvement associé aux taux (négatifs) de l’euro, qui sont proches de leur plancher, serait relayé par une hausse des taux américains conduisant à une dépréciation supplémentaire de l’euro ; celle-ci ne semble nullement justifiée sur la base des fondamentaux économiques et financiers, Une baisse de cette ampleur, si elle se justifie par rapport aux fondamentaux des pays membres les plus fragiles (Grèce, Italie ou même France), semble en revanche excessive pour les pays les plus robustes (Allemagne, Pays-Bas ou Autriche). À moins que…

À moins que…

À moins que la BCE n’envisage bel et bien un démantèlement de l’euro… En effet, si en parallèle à son discours officiel se limitant aux exhortations sur la nécessité de réformes structurelles et de sérieux budgétaire, la BCE avait des doutes sur les chances d’être écoutée, ne serait-ce pas prudent qu’elle prépare un « Plan B » ? La presse s’est en effet fait écho de plans de contingence envisagés par plusieurs pays membres (et non membres) de l’UEM en cas d’implosion de la monnaie unique. Ne serait-il pas normal que la BCE ait le sien ?

De fait, en cas de retour aux monnaies nationales, ne serait-il pas plus facile de le gérer si l’euro valait 0,83 dollar – soit son plus bas niveau atteint en 2001 ? Dans ce cas le concept de « continuité des contrats », qui a prévalu lors de l’introduction de l’euro, pourrait survivre en ce que les contrats demeureraient libellés en Euros et seraient exécutables à la contrevaleur de l’euro des « nouvelles monnaies nationales » au moment de leur exigibilité.

Au lieu d’une série de « dévaluations » par rapport à l’euro qui engendrerait la faillite de la Grèce (et d’autres pays membres), la « nouvelle drachme » pourrait espérer garder une parité proche de 0,83 par rapport au dollar alors que les autres nouvelles « devises nationales » seraient réévaluées dans des proportions variables Les dettes souveraines qui, elles aussi, resteraient exprimées en euro, seraient « dévaluées » à due concurrence, permettant à chaque pays de choisir en toute « souveraineté » entre une monnaie forte qui réduirait sa dette davantage et une monnaie plus faible qui renforcerait sa compétitivité. Certains pays pourraient s’accorder pour mettre en place un « serpent monétaire ».

En évitant la faillite de ses membres, la BCE protégerait son propre bilan en assurant le maintien d’un équilibre entre son actif et son passif dont les éléments, tous libellés en euros, ne devront pas être amortis. Il faudrait également s’efforcer de rétablir rapidement un marché des changes libre qui permettrait les ajustements des nouvelles monnaies européennes entre elles et vis-à-vis des devises « étrangères ». Il y aurait aussi lieu de préserver le « marché unique » et de laisser au marché le soin de faire les ajustements nécessaires plutôt que de recourir au protectionnisme.

Après tout…

Un tel scénario, qui relève certes de l’hypothèse à ce stade, pourrait expliquer la bonne tenue des bourses : la valeur des actions tend à s’ajuster en fonction de leurs caractéristiques intrinsèques et on peut comprendre que les investisseurs cherchent à se protéger contre l’éventualité d’un « démantèlement », même ordonné, de l’euro. Pour ce qui est des détenteurs d’obligations, les moins-values – en termes de dollar – auront été actées insensiblement au fur et à mesure de la « dévaluation de l’euro » par un processus inversé de celui qui prévaut lorsque l’inflation réduit la valeur d’obligations. Bien entendu, si au terme du démantèlement, l’ensemble de l’ex-Eurozone subissait un phénomène d’inflation, les détenteurs d’obligations seraient soumis à la « double peine » !

Peut-être cette hypothèse, qui en réjouira certains et en décevra d’autres (au rang desquels nous nous comptons), se révélera-t-elle complètement fausse. Elle comporte bien sûr de nombreux risques, à commencer par la perte de contrôle du déroulement des opérations due aux réactions des marchés financiers. Ce ne serait cependant pas pire que d’assister les bras croisés au pourrissement d’une situation sans espoir. Bien géré, ce scénario pourrait, peut-être, sauver l’essentiel du rêve européen avant de ré-initier une marche en avant sur des bases plus saines…