Peut-on être libéral et conservateur ?

Charles Beigbeder, président de Gravitation Group et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

FigaroVox

21 avril 2015 • Opinion


Dans une interview donnée au FigaroVox à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Gaspard Koenig défend un libéralisme libertaire et pourfend la pensée libérale-conservatrice qu’il juge «intellectuellement incohérente».

Dans la continuité du dialogue courtois déjà engagé entre nous, je souhaite montrer qu’il y a deux écoles de pensée philosophique irréconciliables au sein de la famille libérale : le libertarisme (ou libéralisme libertaire) qui puise ses racines dans le contractualisme de Hobbes, Locke et Rousseau, et le conservatisme libéral héritier de Burke, Chateaubriand, Tocqueville, Montalembert, ou encore Chantal Delsol. Gaspard Koenig se place dans le sillage du contractualisme individualiste là où, pour ma part, je préfère me référer à la notion d’enracinement et de personne, dans la droite ligne du conservatisme libéral.

Qu’enseignent les théories contractualistes qui ont inspiré la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, aujourd’hui inscrite dans notre bloc de constitutionnalité ? Une philosophie de l’individualisme intégral : l’homme est une totalité à lui seul, il n’a pas besoin de cette mystérieuse alchimie des relations sociales pour devenir pleinement humain car il possède déjà en lui une forme de plénitude qui le constitue en individu libre et autonome. Ce n’est donc pas en vue de s’accomplir comme homme qu’il tisse des liens sociaux, c’est uniquement parce qu’il y est confronté sous l’empire d’une nécessité à laquelle il ne peut échapper. La présence de l’autre l’oblige à rompre une solitude de « monade » (pour reprendre l’expression de Leibniz que cite Gaspard Koenig), pour entrer en relation sociale par le biais d’un contrat : la sociabilité de l’homme n’est donc plus consubstantielle à sa nature; elle est une construction artificielle.

Dès lors, l’objectif des contractualistes est de concilier deux réalités qui semblent contradictoires dans leur essence : l’individu et les relations sociales. «L’homme est né libre et partout il est dans les fers» affirme solennellement Rousseau au début du Contrat social. Les relations sociales sont perçues comme un pis-aller nécessaire qui ampute la liberté humaine afin de permettre l’expression de celle de son semblable : « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » résume l’article 4 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ou pour citer Gaspard Koenig : « La loi doit punir ce qui nuit à autrui » (et uniquement cela). Autrement dit, autrui est considéré comme un obstacle à ma liberté que je suis contraint d’accepter afin qu’il puisse l’exercer à son tour. Cette limite, c’est celle de la loi. Comme le souligne le proverbe, « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ».

Sans nier la part de vérité pratique que recèle une telle formulation dans un contexte donné, je maintiens qu’il est erroné de limiter la sociabilité de l’homme à un donné accidentel et qu’il est dangereux de dresser une antinomie de principe entre l’être humain et le cadre social dans lequel il évolue. Parce qu’on sera toujours tenté de croire que la liberté consiste à s’émanciper de tous les cadres qui, de la famille à la nation, en passant par la commune ou la profession, enfermeraient l’homme « dans des fers ». Parce qu’un tel raisonnement produit des êtres déracinés de tout, à force de refuser de ne dépendre de rien! Parce que l’on confond risque accidentel et aliénation essentielle : une vie de famille peut altérer la personnalité d’un enfant si elle est pesante et renfermée sur elle-même; il n’en reste pas moins qu’elle constitue dans son principe un facteur indispensable d’épanouissement. Idem pour le travail qui peut détruire une personne si ses conditions d’exercice sont insatisfaisantes mais qui n’en reste pas moins dans son principe un bienfait. Idem enfin de la nation qui ouvre l’homme à l’universel et lui apporte en héritage une culture, une mémoire et une langue, même si son dévoiement peut déboucher sur le pire enfer qui soit.

En fait, l’erreur de base des contractualistes consiste à évoquer l’individu là où, pour ma part, je préfère employer le concept de personne. Simple différence de langage ? Non, car les mots ont un sens. L’individu est une personne considérée hors de ses relations sociales, un être atomisé et désincarné, sans famille ni racines, bref une abstraction qui n’existe dans la réalité sociale que sous la forme la plus extrême de l’exclusion. À l’inverse, la personne devient pleinement elle-même par les relations qu’elles tissent et qui lui permettent d’être éduquée, socialisée et de devenir un héritier. L’individualisme libéral de Gaspard Koenig est donc une posture utopique qui pourrait conduire, à terme, à la destruction de tout lien culturel et de tout enracinement national.

Car en quoi consiste ce « jacobinisme libéral » qu’il appelle de ses vœux ? À demander à l’État d’émanciper l’individu de tous les corps intermédiaires qui l’empêchent de pleinement se déployer – au rang desquels se situent les corporations ou les provinces –, pour atomiser l’homme en face de l’État. Adieu les particularismes locaux, adieu la subsidiarité, adieu l’enchevêtrement des règles prises au plus proches des personnes concernées, adieu les contre-pouvoirs, place au pouvoir central froid et impersonnel, au Léviathan de Hobbes, au «plus froid des monstres froids» de Nietzsche, à l’uniformisation de la société, à la massification du corps social, à la solitude sans âme de l’individu en face de l’administration, au déracinement des personnes, bref à la mort des nations. Paradoxalement, c’est au nom d’une philosophie individualiste que l’on demande à l’État d’émanciper l’individu pour finalement lui ôter tout ce qui lui permettait de résister à l’omnipotence de ce même État.

C’est le mythe de la volonté générale théorisé par Rousseau, dont l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen porte toujours l’empreinte, quand elle affirme que « la loi est l’expression de la volonté générale ». Car il faut bien comprendre ce que cela peut comporter de totalitaire : dans l’esprit de Rousseau comme des rédacteurs de la Déclaration, la loi n’est que « l’expression de la volonté générale », aucune volonté intermédiaire ne peut interagir entre l’individu atomisé et ses représentants omnipotents, aucune minorité ne peut être écoutée, aucune transcendance n’est tolérée. Qu’arrive-t-il alors lorsque la volonté générale se trompe ?

Le plus grave n’est pas là. En bon philosophe, Gaspard Koenig veut distinguer morale et politique et précise que « la morale doit se forger dans l’espace civil » là où la loi ne doit punir que « ce qui nuit à autrui ». Autrement dit, le pouvoir politique ne doit légiférer que pour permettre à chacun de conserver son espace de liberté sans nuire à autrui, laissant libre chaque individu d’adhérer à titre privé à sa propre morale. Il rejette donc l’idée de « valeurs communes » qui constitueraient le soubassement pré-politique d’une société dans un État de droit. Qu’un citoyen soit vêtu d’un barbe longue ou d’une burqa, peu importe, tant qu’il ne nuit pas à autrui ! C’est là que le bât blesse: ne faut-il pas se mettre préalablement d’accord sur une morale commune pour considérer que tel ou tel agissement est susceptible de nuire à autrui ?

Gaspard Koenig cite l’exemple de l’avortement ou du mariage homosexuel et déplore l’attitude de ceux qui défendent des positions conservatrices en cherchant « à les imposer aux autres par la loi ». Il y a confusion. À partir du moment où certaines personnes considèrent – à tort ou à raison, là n’est pas le débat –, que la légalisation de l’avortement ou du mariage homosexuel peuvent « nuire » à des tiers, en l’occurrence l’enfant, on sort du registre de la morale pour entrer dans celui de la politique qui arbitre les décisions afin d’empêcher la légalisation de pratiques pouvant « nuire à autrui ». Autrement dit, il est impossible sans une morale commune, de s’entendre sur ce qui peut ou non nuire à autrui, et donc relever du champ politique.

Enfin, Gaspard Koenig propose une grille de lecture intéressante de la vie politique et juge périmé le clivage droite-gauche pour le remplacer par l’opposition libéral/étatiste. Distinction pertinente mais largement incomplète car elle omet de mentionner les clivages philosophiques : en effet, à la lumière des enseignements ci-dessus, il semble que la principale ligne de partage des convictions politiques s’opère désormais entre les « enracinés » d’une part – qui croient en la valeur de la personne, aux liens qu’elle tisse, à l’héritage qu’elle reçoit, à la morale commune (ou anthropologie) qu’elle promeut –, et les « déconstructeurs » d’autre part, qui refusent toute limite à l’action humaine autre que ce qu’ils perçoivent comme pouvant nuire à autrui, et veulent émanciper l’individu de tout ce qui fait de lui une personne humaine. C’est cette voie-là que promeut malheureusement le talentueux Gaspard Koenig.