L’Europe et le « modèle chinois »

Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More

13 mai 2015 • Analyse •


Depuis l’émergence au premier plan économique et politique de la vieille civilisation chinoise, et plus encore depuis la crise rencontrée par les économies occidentales désindustrialisées et financiarisées en 2008-2009, l’avènement d’un « modèle chinois » ne semble plus faire de doute pour grand monde. Cette fausse évidence pose pourtant de nombreuses et importantes questions…


L’actualité récente, avec la création d’une banque d’investissement asiatique à l’initiative de Pékin qui semble réunir la Chine, l’Asie et l’Europe et isoler Washington et Tokyo, ou encore la définition d’une « nouvelle route de la soie » visant à relier Pékin et l’Europe via l’Asie centrale, ou enfin la mise en place d’une banque des pays émergents, semble donner raison aux nombreux observateurs qui, depuis l’Occident ou la Chine, décrivent un système chinois cohérent, organisé, planificateur et rationnel, qui ne peut qu’être comparé avantageusement à la grande fatigue politique, démocratique, économique et sociale de l’Occident. C’est presque avec soulagement que certains constatent l’émergence d’une Chine capable de proposer de nouvelles règles du jeu à un monde occidental à bout de souffle. Et peu importe si ces règles sont faites sur mesure par la Chine et pour la Chine ou, plus précisément, par le parti communiste chinois et pour le parti communiste chinois.

Dans cette veine, on peut citer le journaliste britannique Martin Jaques qui, dans son best-seller When China Rules the Word (2012), s’aventure à décrire la fin de l’occidentalisation du monde et le début de sa sinisation, ou encore, du côté chinois, Zhang Weiwei, un ancien diplomate, qui fut interprète de Deng Xiaoping, et qui après une carrière académique en Europe implore dans son ouvrage The China Wave (2012) ses concitoyens de ne pas imiter l’Occident et de se fier à leurs propres ressources morales et culturelles pour proposer au monde un modèle qu’il s’agit tout à la fois pour les Chinois de suivre et d’inventer.

Cependant, entre marxisme et libéralisme – deux théories indubitablement occidentales –, le « modèle chinois » que décrit l’oxymore officiel « économie socialiste de marché » pourrait fort ressembler à l’introuvable couteau de Lichtenberg : « un couteau sans lame auquel il ne manque que le manche »… Sans même parler du processus de modernisation anti-impérial de la société chinoise qui a marqué l’époque de la République de Chine entre 1911 et 1949, les trente ans de maoïsme et les trente-cinq ans de capitalisme effréné de la République Populaire de Chine ont bouleversé les structures traditionnelles de la Chine. Que reste-t-il de traditionnel en Chine qui serait susceptible de servir de substrat à la définition d’un modèle chinois ?

Malgré tous les discours officiels de « retour aux classiques », malgré les fréquentes références aux « Anciens » de Xi Jinping qui, en matière de dirigeant, est ce que la Chine post-maoïste a pu produire de plus proche d’un empereur traditionnel, Confucius reste plus un produit d’appel pour la marque Chine et pour le développement du soft powerchinois qu’une véritable référence de l’action gouvernementale. A ce propos, l’usage permanent d’un vocable américain tel que soft power prouve à quel point les mentalités restent en Chine imprégnées par l’Occident. Bien souvent chez les dirigeants et les intellectuels chinois la référence à un modèle chinois est essentiellement de nature réactive. C’est parce qu’il ne faut pas ressembler à un modèle occidental tout aussi fascinant que repoussant qu’il faut « être soi-même ».

Il serait peut-être plus juste de parler d’un « contre-modèle chinois ». En effet, les thuriféraires d’un modèle autochtone en Chine ne cessent d’invectiver les Chinois eux-mêmes pour leur trop grande soumission aux valeurs (ou non-valeurs) de l’Occident. D’un certain point de vue, l’idée selon laquelle la Chine devrait suivre le modèle chinois – ce qui revient à dire que la Chine devrait s’imiter elle-même –, rappelle dans le domaine politique ce que le philosophe René Girard décrit de la condition de l’individu moderne : pris dans la tourmente de la rivalité et de la concurrence débridée du monde contemporain, tout entier fasciné par autrui, il n’en affirme pas moins son autonomie radicale (et mensongère) à la face de son modèle. Le développement chinois ne saurait se faire qu’avec « des caractéristiques chinoises » pour reprendre un vocable obsessionnel du parti communiste. L’obsession chinoise contemporaine pour les comparaisons et les classements internationaux témoigne de cette fascination et ne saurait contraster plus grandement avec la souveraine indifférence de la Chine impériale à l’égard des barbares qui souhaitaient commercer avec elle.

A ce stade, la définition la plus substantielle du « modèle chinois » que l’on pourrait donner, serait de dire qu’il s’agit d’un système autoritaire et donc non-démocratique. Mais qu’elle soit modèle ou contre-modèle, la Chine n’en reste pas moins une référence pour ceux qui critiquent les impasses des démocraties occidentales. Zhang Weiwei par exemple, ne se prive pas de souligner l’impossibilité dans laquelle se trouverait l’Europe de tenir ses engagements démocratiques auprès de ses propres populations. De ce point de vue le « déficit démocratique » de l’Europe ne serait que la conséquence d’une taille trop importante et validerait a contrario le modèle autoritaire chinois. La Chine, un modèle pour l’Europe ?