Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances qui relança l’idée d’une armée européenne

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Atlantico

2 janvier 2016 • Entretien •


L’idée de créer une armée européenne est un projet qui remonte à l’Europe des six dans les années 1950. Après avoir été rejetée par l’Assemblée Nationale française en 1954, l’idée d’une communauté européenne de défense avait définitivement été mise de côté. Quel sens faut-il donc donner aux récentes déclarations de Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, en faveur d’une « armée européenne » ? Cette proposition est-elle crédible ? Peut-elle aboutir ? N’est-elle pas avant tout une proposition visant à faire accepter aux Allemands, toujours traumatisés par le souvenir de la seconde guerre mondiale, un accroissement des dépenses militaires ?


Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, s’est récemment déclaré prêt à augmenter les dépenses militaires allemandes, et espérer à terme une armée européenne commune. Où en est l’armée allemande actuellement ? Quelles sont ses capacités ?

En 2011, le gouvernement allemand a lancé une réforme militaire censée faire entrer la Bundeswehr dans la « bonne société » des armées professionnalisées. La professionnalisation de l’armée allemande, qui s’accompagne d’une réduction des effectifs (185 000 hommes contre 220 000 auparavant), vise à renforcer les capacités d’intervention sur des théâtres extérieurs, le nombre des soldats pouvant être envoyés en mission étant appelé à s’accroître (leur effectif est passé de 7 500 à 10 000 hommes). Le problème porte sur la faiblesse des dépenses militaires : elles ont souffert d’importantes coupes budgétaires, et le maintien en condition opérationnelle des matériels (l’armée allemande souffre d’un fort taux d’indisponibilité des matériels).

Par ailleurs, l’opinion publique allemande est globalement hostile aux engagements extérieurs et le système politico-institutionnel impose de lourdes contraintes à l’exécutif (pas d’engagement sans un vote du Bundestag). Lorsque la Loi fondamentale a été élaborée, l’idée directrice était d’empêcher tout nouvel aventurisme militaire. Bref, pour reprendre une formule de l’époque de la « querelle des historiens » (une violente polémique dirigée contre les thèses d’Ernst Nolte, à la fin des années 1980), le passé ne veut toujours pas passer. Aussi le rang politico-militaire de l’Allemagne et sa place dans la hiérarchie internationale restent-ils en-deçà de son potentiel de puissance.

Quelle place pourrait avoir l’Allemagne dans une armée européenne ? A quel rang figure-t-elle parmi les armées des pays de l’Union européenne ?

Si l’on s’en tient à un indicateur global, l’Allemagne fait partie des pays qui ne consacrent guère plus de 1 % de leur PIB au budget de défense, et ce alors que l’OTAN recommande à ses États membres un ratio de 2 %. Cela dit, l’Allemagne est l’économie la plus forte d’Europe et ses dépenses militaires, si elles sont appréhendées en valeur absolue, sont à peu près équivalentes à celles de la France. Au plan militaire, l’Allemagne arrive au troisième rang en Europe, derrière le Royaume-Uni et la France. Si l’on prend en compte des indicateurs qualitatifs, comme la capacité à projeter forces et puissance sur un théâtre extérieur, le décalage est important. N’oublions pas cependant l’engagement résolu de l’armée allemande en Afghanistan : lorsque la décision de s’engager a été arrêtée, elle s’est maintenue jusqu’à terme. Il faut aussi souligner le fait que la « guerre hybride » en Ukraine et les menaces à l’Est rappellent l’importance de la défense territoriale : les systèmes militaires européens n’ont pas tous vocation à projeter forces et puissance sur des théâtres extérieurs, et il faut bien que des armées montent la garde aux frontières. Depuis la fin de la Guerre froide en Europe et la dislocation du bloc communiste (le Pacte de Varsovie puis l’URSS elle-même), l’idée dominante en Allemagne était qu’il n’y avait plus de menaces extérieures. Dès lors, la géoéconomie et la « puissance civile » étaient appelées à déterminer la hiérarchie des nations.

Depuis les années 2000, la théorie du Soft Power se heurte à un monde dangereux dont les lignes de partage et d’affrontement se durcissent. Peut-être le ministre allemand des Finances veut-il faire comprendre cela à ses compatriotes : il faut réarmer. L’« armée européenne » est une idée régulatrice, plus qu’un projet : il s’agit d’ouvrir une perspective à l’Allemagne et à l’Union européenne (UE), du moins à un noyau d’États volontaires. Rappelons que Wolfgang Schäuble et Karl Lamers, en 1994, avaient proposé à la France de constituer une Kerneuropa [noyau européen, ndlr], politiquement et militairement intégré, en complément de l’Union économique et monétaire (UEM) prévue par le traité de Maastricht (signé en 1991). Paris avait alors dédaigné la proposition, puis s’y est ralliée dans les années 2 000, alors que les conditions générales n’étaient plus les mêmes et que la France avait encore perdu du terrain sur le plan économique et financier.

Cette déclaration remet sur la table le vieux projet de défense européenne. Où en sont restés les débats autour de cette question ? Quelles sont les conditions qui devraient être nécessairement réunies avant d’envisager la mise en place d’une armée européenne ?

Depuis longtemps, nous n’en sommes plus au stade des débats : l’« Europe de la défense » – plus exactement la « Politique Européenne de Sécurité et de Défense » (devenue la « Politique de Sécurité et de Défense Commune » dans le traité de Lisbonne) – a été lancée en 1999. Depuis, une vingtaine d’opérations ont été conduites par l’UE, et c’est dans ce cadre que les États européens luttent contre la piraterie, au large de la Somalie (opération « Atalante »). Mais ce sont des opérations d’envergure limitée qui relèvent de la sécurité plus que de la défense. Autrement dit, l’Europe de la défense n’est pas la défense de l’Europe mais une Europe de la sécurité. La plupart des États membres de l’UE appartiennent aussi à l’OTAN, et c’est dans le cadre euro-atlantique, que la défense de l’Europe est organisée, en étroite alliance avec les États-Unis. Même la Suède et la Finlande, qui n’appartiennent pas à l’OTAN, cherchent à bénéficier indirectement de la protection de l’Alliance atlantique, à travers le Partenariat pour la Paix de l’OTAN et la participation à des exercices militaires. Si les choses sont ainsi, c’est parce que les gouvernements européens préfèrent le cadre éprouvé de l’OTAN à l’expérience hasardeuse d’une « défense européenne » : aucun État européen n’a la volonté, les moyens militaires et la légitimité requise pour se substituer aux États-Unis et assurer des garanties de sécurité (voir l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord). On peut aussi penser que les aléas de l’Eurozone, pensée par certains pour entrer en concurrence avec le dollar, ont dévalué toute entreprise hasardeuse, particulièrement dans le domaine politico-militaire où la paix et la guerre, et donc la vie et la mort, sont en jeu.

Cette réouverture d’un débat datant de plusieurs décennies a-t-elle une chance d’aboutir ? Dans la négative, quelles seraient les alternatives possibles pour pallier les déficiences auxquelles est censée répondre « l’armée européenne commune » souhaitée par M. Schäuble ?

Schäuble ne semble pas vouloir rouvrir un débat clos depuis plusieurs années. A la fin de la Guerre froide, la France a promu le projet d’une défense européenne organisée dans le cadre de l’UE, sans remettre en cause l’existence de l’OTAN. L’idée consistait à redistribuer le pouvoir et les responsabilités entre l’Europe et les États-Unis et d’édifier un pilier européen à l’intérieur du monde occidental : une Alliance atlantique refondée en quelque sorte. C’est ce que François Mitterrand appelait la « nouvelle théorie des ensembles ». Du point de vue français, il s’agissait aussi de rehausser son statut propre, en jouant le rôle d’architecte de l’Europe de la défense, afin de mettre en place une coopération politico-militaire plus étroite avec les États-Unis. Bref, la France voulait sa « relation spéciale » avec les États-Unis, en concurrence avec le Royaume-Uni et son special relationship. Parallèlement, Paris négociait les termes de sa pleine participation à la structure militaire de l’OTAN : la décision prise en 2009 par Nicolas Sarkozy s’inscrit dans le prolongement de l’action de Jacques Chirac et de François Mitterrand, voire de Valéry Giscard d’Estaing. In fine, il apparaît qu’aucun État européen ne soit véritablement prêt à confier plus de responsabilités politico-militaires à l’UE, au risque de fragiliser l’OTAN, d’autant plus que les moyens manquent en Europe.

La PSDC existe bel et bien, mais elle ne joue qu’un rôle secondaire, en complément de celui de l’OTAN, et la France renforce en bilatéral sa « relation spéciale » avec les États-Unis (voir les modalités de l’engagement au Sahel et sur le théâtre syro-irakien). En fait, il semble que l’appel de Schäuble à une « armée européenne » vise d’abord le renforcement des capacités militaires allemandes. S’il pense à un renforcement de la PSDC, ce n’est certainement pas en remplacement de l’OTAN. L’expression d’« armée européenne », qui sous-entend une intégration en profondeur des systèmes militaires, ne doit pas être prise au pied de la lettre. Il s’agirait plus de constituer des pools de moyens militaires, conformément à ce qui est préconisé tant au sein de l’Agence européenne de défense de l’UE que dans l’OTAN (la Smart Defense). Si les États européens consacraient 2% de leur PIB à la chose militaire, ce serait déjà beaucoup. Dotées des moyens militaires adéquats, les capitales pourraient ensuite choisir le cadre d’action le plus adéquat : l’OTAN, l’UE, une coalition ad hoc (coalition de « bonnes volontés »), voire un cadre national ou bilatéral si les circonstances l’imposent.