Les religions et la violence · Ne pas renvoyer dos à dos islam et christianisme

Rémi Brague, de l’Institut, professeur émérite à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

Le Figaro 

24 mai 2016 • Opinion •


Contrairement à ce qu’a affirmé le pape François, les textes sacrés de l’islam et du christianisme ne justifient pas la violence de la même manière.


Les déclarations publiques du pape François suscitent toujours l’intérêt. L’entretien accordé par le Souverain Pontife à deux journalistes de La Croix, publié dans ledit quotidien le 17 mai, contient ainsi une quantité de choses excellentes, et même réjouissantes. Par exemple, sa conception du rôle que le christianisme pourrait et devrait jouer envers les cultures, dont l’européenne, ou encore ses réflexions sur les causes de la crise migratoire et son traitement possible, enfin son amusante dénonciation du cléricalisme. Il y a là-dedans de quoi provoquer une réflexion approfondie, et l’on souhaite que nos décideurs en prennent de la graine.

D’autres points sont affaire de goût, et le mien ne coïncide pas toujours avec celui du pape. Ainsi, nommer sur le même plan Maurice Blondel et Jean Guitton, et plus encore les deux jésuites Henri de Lubac et Michel de Certeau, me fait personnellement un peu sourire. Mais rien ne prouve que ce soit mon goût qui soit le bon…

En revanche, un passage suscite en moi une perplexité certaine, et c’est celui sur l’islam. Là aussi, il contient d’ailleurs de très bonnes choses, par exemple sur l’imprudence arrogante avec laquelle l’Occident a essayé d’imposer son régime politique à des régions mal préparées. Il est juste aussi de dire que la coexistence entre chrétiens et musulmans est possible, même si les exemples de l’Argentine, avec ses 1,5% de musulmans, et surtout du Liban, doivent être pris avec prudence. Tant qu’il s’agit de faire vivre ensemble des personnes, qu’il est déjà maladroit de réduire à leur seule affiliation religieuse, on a le droit d’espérer et le devoir d’agir en ce sens.

L’entreprise devient plus difficile là où l’on compare, non plus des personnes, mais des systèmes religieux considérés dans leurs documents normatifs. De ce point de vue, un passage attire l’œil : « L’idée de conquête est inhérente à l’âme de l’islam, il est vrai. Mais on pourrait interpréter avec la même idée de conquête la fin de l’Evangile de Matthieu, où Jésus envoie ses disciples dans toutes les nations ». Voici le passage évoqué : « Allez donc, faites des disciples (mathèteuein) de toutes les nations, baptisant les gens […], leur enseignant (didaskein) à observer tout ce que je vous ai commandé […] » (Matthieu, 28, 19).

On peut appeler « conquête » la tâche de prêcher, d’enseigner et de baptiser. Il s’agit bien d’une mission universelle, proposant la foi à tout homme, à la différence de religions nationales comme le shinto. Le christianisme ressemble par là à l’islam dont le prophète a été envoyé « aux rouges comme aux noirs ». Mais son but est la conversion des cœurs, par enseignement, non la prise du pouvoir. Les tentatives d’imposer la foi par la force, comme Charlemagne avec les Saxons, sont de monstrueuses perversions, moins interprétation que pur et simple contresens.

Le Coran ne contient pas d’équivalent de l’envoi en mission des disciples, il se peut que les exhortations à tuer qu’on y lit n’aient qu’une portée circonstancielle, et l’on ignore les causes de l’expansion arabe du VIIe siècle. Reste que le mot de conquête n’est plus alors une métaphore et prend un sens plus concret, carrément militaire. Les deux recueils les plus autorisés (Ṣaḥīḥ) attribuent à Mahomet cette déclaration (hadith), constamment citée depuis : « J’ai reçu l’ordre de combattre (qātala) les gens (nās) jusqu’à ce qu’ils attestent ‘Il n’y a de dieu qu’Allah et Muhammad est l’envoyé d’Allah’, accomplissent la prière et versent l’aumône (zakāt). S’ils le font, leur sang et leurs biens sont à l’abri de moi, sauf selon le droit de l’islam (bi-ḥaqqi ’l-islām), et leur compte revient à Allah (ḥisābu-hum ‛alā ‘Llah) » (Bukhari, Foi, 17 (25) ; Muslim, Foi,  8, [124] 32-[129] 36). J’ai reproduit l’arabe de passages obscurs. Pour le dernier, la récente traduction de Harkat Ahmed explique : « quant à leur for intérieur, leur compte n’incombera qu’à Dieu » (p. 62).

Indication précieuse : il s’agit d’obtenir la confession verbale, les gestes de la prière, et le versement de l’impôt. Non pas une conversion des cœurs, mais une soumission, sens du mot « islam » dans bien des récits sur la vie de Mahomet. L’adhésion sincère pourra et devra venir, mais elle n’est pas première. Nul ne peut la forcer, car « il n’y a pas de contrainte en religion » (Coran, II, 256). Elle viendra quand la loi islamique sera en vigueur. Il sera alors dans l’intérêt des conquis de passer à la religion des conquérants. On voit que le mot « conquête » a un tout autre sens que pour le verset de Matthieu.

Pourquoi insister sur ces différences ? Un vaste examen de conscience est à l’œuvre chez bien des musulmans, en réaction aux horreurs de l’Etat Islamique. Ce n’est pas en entretenant la confusion intellectuelle qu’on les aidera à se mettre au clair sur les sources textuelles et les origines historiques de leur religion.