Quelle architecture géopolitique européenne après le Brexit ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Juillet 2016 • Analyse •


Quoiqu’on pense du Brexit, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette, il aura lieu. Si, pour Londres comme pour Bruxelles, son calendrier et, plus encore, ses modalités sont de première importance, il convient de rappeler que le Royaume-Uni reste un pays européen, tant du point de vue de la géographie que de la civilisation. Puissance politique, militaire et économique de premier ordre, le Royaume-Uni est un allié de premier plan, essentiel à la stabilité géopolitique et à la défense de l’Europe. Il convient donc de travailler sans attendre à l’instauration d’une « relation spéciale » entre Londres et l’Union européenne.


Certains, à Paris, expliquent qu’il conviendrait de tirer profit du Brexit et de mettre en place, sur la base de la zone euro, une quasi-fédération. Peu importe à leurs yeux l’irrespect des engagements budgétaires et l’absence de réformes structurelles visant à renforcer la compétitivité et la réactivité de l’économie française. Quant aux répercussions d’un tel projet sur les États qui, à l’instar de la Pologne, redoutent d’être relégués, elles sont négligées. Au vrai, on peut craindre que l’exécutif français, renouant avec les petites manœuvres du début du quinquennat, cherche à monter une illusoire « union latine » pour isoler l’Allemagne.

Quant aux nationalistes de tous acabits, ils invoquent l’« Europe des nations », cet « arrière-monde », au sens de Nietzsche, dont l’objectif est de dévaluer le monde réel. En substance, il s’agirait de liquider la monnaie unique et la Commission européenne afin de revenir au concert européen, celui-là même qui a failli en 1914. Non sans contradictions, ils en appellent à une « politique industrielle » commune, voire à une politique d’industrialisation par substitution aux importations : péronisme, vieilles recettes latino-américaines et « capitalisme monopolistique d’État » seraient l’avenir de l’Europe.

On peut voir dans ces conceptions une nostalgie pour un « gaullo-fordisme » mythifié, sans grand rapport avec la réalité historique. Rappelons simplement l’orthodoxie budgétaire et financière de De Gaulle, son attachement à l’étalon-or et le rôle de son conseiller économique, Jacques Rueff, dans le redressement de la France (voir le plan Rueff-Pinay). Si la France revenait à des niveaux de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires comparables à ceux de l’époque (moins de 35 % du PIB), nous serions dans un tout autre contexte.

Pour d’autres partisans de l’« Europe des nations », la volonté d’exclure les États-Unis des équilibres de puissance en Europe-Eurasie, et de rompre le lien politique et stratégique entre les deux rives de l’Atlantique, est évidente. La confusion qu’ils opèrent entre géopolitique et géologique ignore le fait que l’Europe et l’Amérique, depuis le grand mouvement d’expansion de l’Occident, ont partie liée. Sans Churchill, l’« Angleterre combattante » et l’intervention militaire américaine, l’Europe demeurait sous la domination du totalitarisme brun ; sans l’Alliance atlantique, le totalitarisme rouge prenait la succession de son « jumeau hétérozygote », selon la juste formule d’Alain Besançon.

Une « relation spéciale » Londres-Bruxelles

De par la volonté de ses membres, l’OTAN demeure le cadre dans lequel s’organise la défense de l’Europe et le prochain sommet de Varsovie (8-9 juillet 2016) consacrera le renforcement de la posture de dissuasion et de défense sur les frontières orientales de l’Europe une et libre, là où les menaces induites par la politique russe montent en puissance. La paix et la sécurité du continent européen reposent sur la force de cette solidarité transatlantique.

Les enjeux stratégiques et géopolitiques nous ramènent au Royaume-Uni et à son rôle au sein de l’OTAN. A la suite du sommet atlantique de Newport (Pays de Galles, 4-5 septembre 2014), il a été décidé de renforcer la NRF (Nato Reaction Force), de manière à la déployer rapidement dans les États baltes ou tout autre pays d’Europe centrale et orientale menacé à ses frontières. A l’avant-pointe de ce projet, le Royaume-Uni a mis sur pied une « force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation », fer de lance de la NRF, avec le concours d’autres pays alliés.
En plus de son poids économique et financier, la part active du Royaume-Uni dans la défense de l’Europe devrait suffire à bannir toute « politique de négligence ». La métaphore du divorce n’est pas pertinente. D’une part, l’Union européenne ne constitue pas une fédération, mais une union de vingt-huit États souverains : il ne s’agit pas de délier un couple. D’autre part, le Royaume-Uni restera en Europe, géographiquement parlant, et il conservera mille liens avec les différents États membres de l’Union européenne, sans même parler de l’OTAN.

A bon droit, les Vingt-Sept ont exclu une Europe à la carte et refusent que le Royaume-Uni puisse accéder au marché unique, tout en refusant la liberté de circulation des citoyens européens. Une fois activé l’article 50 du traité de l’Union européenne, il reviendra donc au prochain gouvernement britannique de choisir entre le statut de la Norvège – la participation à l’Espace Economique Européen, avec les obligations afférentes –, ou celui de la Suisse, plus souple, mais bien moins favorable (un simple accord de libre-échange).

Il reste que le Royaume-Uni, sur le plan international n’est pas la Norvège, la Suisse ou un quelconque État associé à l’Union européenne. De cela, il faudra tenir compte. Il serait aussi judicieux de parvenir à une forme d’association de Londres à la diplomatie commune, afin de conjuguer les politiques étrangères des États de la sphère européenne. Il en va de même pour la participation aux opérations militaires ou civilo-militaires de l’Union européenne, comme la lutte contre la piraterie sur les routes maritimes qui relient l’Europe à l’Asie.

La solidarité des démocraties occidentales en jeu

Au total, l’heure est à la négociation d’une « relation spéciale » entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, en complément de ce qui existe sur le plan bilatéral (voir les accords franco-britanniques de Lancaster House, 2010) et dans le cadre de l’OTAN. Plus généralement, le « Brexit » ouvre sur un remaniement des structures de coopération et de sécurité en Europe, avec la redistribution des responsabilités entre les États, l’Union européenne, l’OTAN et les coopérations resserrées, à l’intérieur comme à l’extérieur des instances euro-atlantiques.

Les commentateurs insistent à l’envie sur la dimension économique, commerciale et financière de la conjoncture globale, déterminée par la décision britannique, mais les enjeux géopolitiques s’avèrent de plus haut niveau. La nouvelle architectonie conditionnera les équilibres de puissance entre l’Asie et l’Occident et, en dernière analyse, les rapports entre les démocraties libérales et les régimes autoritaires patrimoniaux qui prétendent à la relève. Une vérité première doit être gardée à l’esprit : « Toute politique implique une certaine idée de l’homme », ainsi que l’écrivait Paul Valéry.