19 juillet 2016 • Entretien •
Mohamed Lahouaiej Bouhel, à en croire ses proches, n’avait pas le profil d’un djihadiste. Le ministre de l’Intérieur a parlé de « radicalisation express ». Que vous inspire cette réflexion ?
Pas mal de perplexité. Dans le cas précis du tueur niçois, nous ne sommes pas encore totalement au clair sur ses motivations. Et, quel que soit le rythme auquel elle s’opère, la « radicalisation » n’est pas une notion claire. Il faudrait d’abord se mettre d’accord sur ces « racines », auxquelles le mot renvoie. Pourquoi retourner aux racines devrait-il mener au crime ?
La vie de l’individu (viveur, buveur d’alcool, danseur de salsa) témoigne de son éloignement de l’islam. Les hommes du 11 Septembre étaient aussi, en apparence, des « Occidentaux » dans leur mode de vie. Comment expliquer cette schizophrénie ?
Il faudrait d’abord vérifier les déclarations de ceux qui parlent de cet individu. Bon nombre de ceux qui se sont fait exploser ou ont tué sont présentés après coup comme de gentils garçons serviables et sans problème, voire, suprême compliment, jouant au foot… Schizophrénie ? Peut-être pas… Il se peut que la pratique d’un djihad violent soit aussi, pour certains, une façon de « se faire pardonner » une adaptation trop facile à des mœurs occidentales jugées corrompues, voire de se punir soi-même de ces compromissions. Se faire exploser est plus rapide qu’entrer dans un processus long et pénible de conversion.
Daech semble exercer une attraction violente sur les délinquants. Comment se fait le passage de la délinquance à la guerre sainte ?
Il faudrait, pour expliquer ce passage, et simplement pour l’analyser, des compétences en psychologie et en sociologie que je ne possède pas. Mais je m’arrêterai à cette notion de « guerre sainte ». Bien des musulmans veulent aujourd’hui éviter l’expression et garder l’arabe jihâd, souvent conçu comme un effort purement spirituel de lutte contre ses propres passions. On la trouve pourtant très souvent dans un sens très concret, par exemple dans les traités de droit (fiqh), où le chapitre intitulé « jihâd » traite d’hostilités tout à fait matérielles. On y établit qu’il s’agit d’une obligation dite « de suffisance » : elle n’incombe pas à tous les musulmans, mais il suffit qu’un certain nombre s’y livre pour que le devoir soit accompli. On y traite des sommations préalables, on demande s’il est permis d’abattre les palmiers de l’ennemi ou de le bombarder, s’il faut pour cela tuer les femmes et enfants dont il se faisait un bouclier ; on explique que faire des prisonniers, comment se partager le butin, etc. Et, au sens mystique, on emploie d’ailleurs plutôt l’autre nom verbal de la même forme de la même racine, à savoir mujâhada.
Il vaut en tout cas la peine de s’arrêter sur le paradoxe que constitue cette alliance de mots : « guerre sainte ». Il comporte un renseignement précieux : l’islam a sur les autres religions vivantes cet immense avantage qu’il permet de mettre directement en équation ce qu’il y a de pire et ce qu’il y a de meilleur, les instincts les plus vils et l’être le plus saint, le meurtre et Dieu. Les croisés et les inquisiteurs ne pouvaient le faire qu’au prix de mille détours : prendre les récits de conquête de l’Ancien Testament ou les fulminations contre les sorciers comme des recommandations actuelles, etc., et carrément contourner le Sermon sur la montagne. Certaines religions disparues, comme celle des Carthaginois ou des Aztèques – et des Gaulois ! –, risquaient cette jonction en commandant de sacrifier autrui. Pour l’État islamique, Dieu commande de se sacrifier soi-même en tuant le plus possible d’autres hommes. Cet islam-là permet aussi de faire croire à des gens qui n’ont pas trop réussi dans leur vie que tout est de la faute des autres, qui sont des méchants, et qu’il faut donc éliminer. Se sentir du « parti de Dieu » (Coran, V, 56) en lutte contre les « pires des animaux » que sont les incroyants (Coran, VIII, 22) peut donner une certaine exaltation. Et d’ailleurs, la culpabilité est évacuée, puisque c’est Dieu lui-même qui tue Ses Ennemis (Coran, VIII, 17).
Selon Gilles Kepel, le but de l’État islamique est de provoquer la guerre civile sur notre territoire et de rallier ainsi à sa cause l’intégralité des musulmans de France. Partagez-vous ce point de vue ?
Je n’ai guère d’autorité pour me prononcer, mais cela me semble tout à fait possible. Si c’était le cas, nous serions en présence d’une version actualisée de la tactique employée dans les années 1970 par des groupes gauchistes extrémistes : provoquer une répression dont les excès entraîneraient chez le reste une réaction de solidarité. Cela n’a pas marché avec les Brigades rouges ou la bande à Baader, qui visaient la population entière de pays vastes comme l’Italie ou l’Allemagne.
L’État islamique pourrait avoir un peu plus de chances de réussir, car le groupe visé, les musulmans vivant en France, possède déjà une certaine forme d’unité, assez lâche d’ailleurs, qui pourrait peut-être faire prendre la mayonnaise plus aisément. Cette unité tient à plusieurs facteurs : le sentiment d’être encore une minorité qui doit se « serrer les coudes » , celui d’avoir dû souvent se contenter des métiers dont les autres ne voulaient pas et donc d’être en bas de l’échelle, parfois une même citoyenneté d’origine, la pratique d’une langue identique ou le fait très simple d’habiter les mêmes quartiers et enfin, bien entendu, la référence plus ou moins accentuée à la religion.
Nombre de politiques et d’intellectuels dissocient absolument la religion musulmane de l’État islamique ou d’al-Qaida, qu’ils considèrent même à l’inverse de l’islam. Daech n’a rien à voir avec l’islam ?
La « religion musulmane » est déjà une expression trompeuse. Il est clair que, si l’on veut classer l’islam dans une des grandes catégories de l’activité humaine, il vaut mieux le ranger dans la rubrique « religion » que dans la rubrique « jardinage ». Mais cette rubrique est bien large. Et surtout, les Européens, du plus pieux des pratiquants au bouffeur de curés invétéré, pensent tous la religion sur le modèle inconscient du christianisme. Ils réduisent donc la religion à ce qu’ils observent dans les diverses confessions chrétiennes : des actes de culte, la prière, éventuellement des jeûnes et des pèlerinages. Ce qui n’en relève pas est censé être extérieur à la religion. Or, pour l’islam, la religion consiste essentiellement à appliquer la loi divine. C’est parce qu’elle le commande qu’il faut prier, jeûner, etc. Et elle commande aussi le voile, la nourriture halal, etc.
L’État islamique se prétend fidèle à l’adjectif qu’il arbore. De quel droit le lui contester ? Ses propagandistes considèrent ceux que nous appelons « modérés » comme des tièdes, voire des traîtres. Qui suis-je pour distribuer des brevets d’orthodoxie islamique ? Je dirais pour ma part que, si l’État islamique ne coïncide pas avec tout l’islam, et donc s’il n’est pas l’islam, il est bien un islam parmi d’autres. Il représente une tentative pour ressusciter, avec les moyens d’aujourd’hui, les pratiques que les biographies les plus anciennes attribuent à Mahomet lui-même, le « bel exemple » (Coran, XXXIII, 21).
On considère qu’Internet, plus encore que les mosquées, entraîne des jeunes vers le djihad. À quelle source puisent ces sites Internet ?
Il m’est difficile de répondre en détail, faute d’une fréquentation suffisamment assidue des sites qui prônent le djihad. Et qui sont de tendances très variées. D’une manière générale, Internet permet un maximum d’impunité. Sous le couvert de l’anonymat, ou plutôt du pseudonymat, on peut se permettre de raconter n’importe quoi, de mentir, de diffamer, d’insulter, d’appeler au meurtre. Ceci ne vaut d’ailleurs pas que pour les sites islamistes. Dans leur cas, il devient en tout cas facile de se construire un imaginaire paradis sur terre.
On compare souvent l’islam à l’Église catholique en insistant sur le fait que la religion musulmane doit faire son Vatican II. Ce parallèle est-il pertinent ?
Il me semble totalement boiteux, pour bien des raisons. D’abord, l’Église catholique est une organisation aux dogmes bien définis et à la hiérarchie assez claire ; elle a un catéchisme et des évêques, dont celui de Rome, le pape. C’est un de ceux-ci, Jean XXIII, qui a décidé de réunir un second concile au Vatican. Qui, dans l’islam, pourrait lancer un appel de ce genre, se faire écouter et faire appliquer les décisions prises ?
D’autre part, Vatican II cherchait un retour aux sources, par-delà les incrustations postérieures, un peu dans l’esprit de François d’Assise, qui voulait revenir à l’Évangile sans les interprétations qui l’atténuent. Or, dans l’islam, le pire est au début. C’est de la période de Médine (622-632) que s’inspirent les gens de l’État islamique. Ils l’idéalisent, mais sans en ôter les massacres, les assassinats et les tortures. Les Évangiles ne contiennent pas d’appel à la violence. Le Coran et le Hadith, lus littéralement, si…
Qu’est-ce que l’« islam des Lumières » ?
On emploie cette expression depuis déjà quelque temps. Je me demande si le premier à la lancer ne serait pas Malek Chebel dans son Manifeste pour un islam des Lumières, de 2004. Bien sûr, ce qu’il entend par là serait une excellente idée. Je ferai cependant deux remarques. D’une part, il faut ne chercher dans le passé des réalisations d’un tel islam qu’avec beaucoup de prudence. Si l’on veut parler de réalisations intellectuelles et artistiques, pas de problème. Mais s’il s’agit de la « tolérance » ? Averroès ? Il conclut un raisonnement philosophique par « et c’est pourquoi il est obligatoire de tuer les hérétiques » (Tahafut at-Tahafut, XVII, 17). L’Andalousie ? Là-dessus, lisons plutôt les historiens que les romanciers… D’autre part, « les Lumières » sont une de nos vaches sacrées, et il serait bon de faire un peu le ménage dans notre propre passé occidental et de voir qu’elles ont bien des ombres avant de les proposer au reste du monde, islam compris…