L’Allemagne présidente du G20 en 2017 · L’heure de la superpuissance assumée a-t-elle sonné ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Atlantico

12 décembre 2016 • Entretien •


En juillet 2017, l’Allemagne accueillera le premier sommet du G20 avec Donald Trump. Après ce que plusieurs observateurs ont estimé être un passage de flambeau d’Obama à Merkel, quels sont les enjeux de ce G20, pour lequel l’Allemagne a fait savoir son intention de « façonner un monde interconnecté » ? Assiste-t-on à une émergence de l’Allemagne en tant que « superpuissance » mondiale ?

Cette histoire de « passage de flambeau »  entre Barack Obama et Angela Merkel est un discours artificiel plaqué sur la venue du président américain à Berlin, le 18 novembre dernier. L’essentiel consistait à rappeler l’importance du lien transatlantique pour le devenir de l’Occident et les données fondamentales de cette relation. Les chefs d’Etat et de gouvernement de la France, du Royaume-Uni, de l’Italie et de l’Espagne étaient également présents. En fait, le « passage de flambeau » concerne l’actuel président des Etats-Unis et son successeur, Donald Trump. Si l’Allemagne est effectivement la première économie européenne, elle ne constitue pas une « superpuissance » et n’aspire certainement pas à un tel statut. D’aucuns soulignent davantage l’attentisme de Merkel et, parfois, une certaine lenteur à réagir. C’est sous l’emprise de la nécessité, afin de faire face aux crises successives depuis 2008, que l’Allemagne se retrouve en première ligne. Le vrai problème réside dans l’affaiblissement de la France et dans son décrochage par rapport à l’économie allemande. De ce fait, la relation politique franco-allemande est déséquilibrée et le partenariat Paris-Berlin ne parvient plus à entraîner l’Union européenne. De surcroît, l’irrespect des règles auxquelles la France a consenti, sur le plan budgétaire notamment, détruit sa légitimité en Europe et donc, sa capacité à agir et entraîner. Bref, il n’y a pas de « superpuissance » allemande, mais une inquiétante perte de puissance de la France. Le phénomène contribue à expliquer le regain d’une forme d’anti-germanisme dans certains milieux français, voire le retour à l’esprit du pacte franco-soviétique de 1944. Certaines analyses françaises donnent le sentiment qu’il conviendrait de détruire six décennies d’amitié franco-allemande et de préparer une alliance de revers avec Vladimir Poutine.

Fondé après la crise financière de 1997-1998 (NPI d’Asie orientale et Russie), sur la base d’une idée portée par le premier ministre australien de l’époque, le G20 constitue un forum de coopération entre les économies avancées (le « club » occidental, complété par un membre honoraire, le Japon) et les économies émergentes (les BRICs et autres, encore que la Russie ne dispose pas d’une économie émergente). Après le krach financier de 2008, ce forum a gagné en importance et il a été régulièrement réuni au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement (le premier sommet du G20 s’est tenu à Washington, les 14 et 15 novembre 2008). L’ensemble de ces pays représente les deux tiers de la population mondiale, les neuf dixièmes de la richesse mondiale et une part quasiment équivalente du commerce mondial (85 %). Plus représentatif des nouveaux équilibres mondiaux résultant d’une longue période d’ouverture et de croissance économique, le G20 a joué un rôle essentiel dans la coordination des politiques économiques. L’existence de cette instance a permis d’éviter le « chacun pour soi » et le déclenchement de guerres monétaires et commerciales qui auraient inévitablement transformé la grave crise de l’automne 2008 en désastre planétaire.

En d’autres termes, le multilatéralisme et la coopération ont empêché la répétition de ce que nos parents et grands-parents ont connu après la crise de 1929, le protectionnisme et les dévaluations sauvages précipitant alors le désastre. Après l’onde de choc, les observateurs se sont focalisés sur les divergences croissantes entre les pays membres du G20, la mauvaise volonté des uns et des autres, les lenteurs et lourdeurs du multilatéralisme. Il est vrai que passé le temps de l’urgence, la coopération internationale bute souvent sur ses limites : « On sait éteindre des incendies, pas planter des forêts ». Pourtant, la montée des tensions protectionnistes et les risques liés au « chacun pour soi » que les uns et les autres prônent dans de nombreux pays pourraient donner une nouvelle vigueur à ce forum de coopération. Dans notre univers globalisé, il n’y a guère d’autre instance capable d’assurer une gouvernance minimale. En l’absence d’une main invisible pour assurer l’harmonie entre des nations centrées sur leurs seuls intérêts « domestiques », l’idée consisterait encore une fois à conjurer le pire. L’Allemagne et ses principaux partenaires européens, la France en premier lieu, pourraient assumer ce rôle.

Dans quelle mesure Angela Merkel et l’Allemagne de façon générale sont-elles capables de mettre en avant la menace protectionniste incarnée par Donald Trump, notamment, lors de ce G20 afin de mieux affirmer leur propre position en tant que puissance en devenir ?

Il n’y a certainement pas volonté de mettre en scène une menace protectionniste pour se donner ensuite le beau rôle. Il suffit d’observer les réalités et de consulter les rapports de l’OMC pour constater la multiplication des mesures protectionnistes. Si cela ne concerne pas le seul discours de Trump, il est vrai que le passage de l’« hégémon » américain au protectionnisme, alors que les Etats-Unis sont l’architecte et le garant de l’ordre international mis en place après 1945, aurait des conséquences majeures sur le commerce et l’économie mondiale, avec d’inévitables effets sur les autres dimensions des relations internationales, notamment dans la sphère diplomatico-stratégique. Un simple  regard sur l’histoire économique des années 1930 donne idée de tout ce qui pourrait se produire. Que les thuriféraires de la « démondialisation » méditent l’enchaînement des causes et des effets. La rupture du système économique, commercial et financier n’a pas mis fin à la mondialisation, celle-ci reposant sur des forces profondes inscrites dans les temps longs de l’Histoire. Songeons seulement au déploiement planétaire de la technologie (l’« arraisonnement du monde » médité par Heidegger) et au formidable accroissement de la population mondiale (9 milliards d’hommes à la surface de la Terre en 2030). En fait de « démondialisation », la dépression des années 1930 et l’exaspération des rivalités géopolitiques ont débouché sur une nouvelle guerre mondiale, en réalité la deuxième phase d’une « guerre civile européenne » (Ernest Nolte). La mondialisation marchande a laissé place à la mondialisation guerrière. L’aurait-on oublié ?

L’Allemagne d’Angela Merkel ne cherche pas à s’auto-affirmer, moins encore à utiliser les Etats-Unis comme « sparring-partner ». Elle ne cède certainement pas à l’hubris de la puissance. Tout au plus ce pays se veut-il une « puissance civile » qui cherche à influencer les autres acteurs au moyen de son modèle économique, de sa culture politique post-1945 et de l’action de ses ONG (soutien à l’Etat de droit et promotion de la démocratie libérale). Pays clef de la zone euro, l’Allemagne doit par ailleurs assumer la plus grande part de l’effort financier pour soutenir les pays confrontés à la crise de la dette souveraine (la Grèce), ce qui a conduit ses dirigeants à demander des contreparties, sur le plan des réformes économiques et des garanties. Ce constat explique une plus grande visibilité de l’Allemagne sur la scène européenne et internationale, mais à son corps défendant. C’est à reculons, après bien des hésitations, que Berlin s’est engagé dans cette voie. On ne saurait y voir la mise en œuvre d’un projet de puissance pensé, conçu et finalisé. Sur le plan militaire, Angela Merkel a annoncé la poursuite de l’accroissement du budget de défense, de façon à répondre aux risques et menaces sur les pourtours de l’Europe et à satisfaire aux obligations consenties dans le cadre de l’OTAN (les fameux 2 % du PIB). Voici de nombreuses années que les principaux alliés de l’Allemagne ont souligné l’insuffisance des dépenses militaires dans ce pays, et l’on sait que Trump compte demander aux Européens un plus grand effort dans le « partage du fardeau » (le « burden-sharing »). Là encore, l’Allemagne s’adapte et, bon gré mal gré, répond aux sollicitations extérieures. D’ici peu, gageons que certains seront prompts à dénoncer le « militarisme allemand ».

Outre le seul rôle conféré à l’Allemagne dans le cadre de ce G20 et des autres éléments déjà évoqués (passage de flambeau par Obama, rôle de leader de l’UE, etc.), peut-on effectivement penser qu’Angela Merkel peut  « refaçonner le monde » en faveur d’une mondialisation commerciale plus poussée ? Quels sont les obstacles qui se dressent en travers de ce processus aujourd’hui ?

Personne n’a conféré ce rôle à l’Allemagne et ses dirigeants ne cherchent pas à « refaçonner le monde ». Ils se bornent à rappeler des vérités élémentaires sur les risques et menaces inhérents au protectionnisme et à des guerres commerciales et monétaires. Il importe de se souvenir que l’Allemagne de Weimar a particulièrement souffert de la conjoncture après la Première Guerre mondiale, aggravée par les « réparations » (articles 231 et 232 du traité de Versailles) et les conséquences de l’occupation de la Ruhr (l’hyperinflation de 1923), plus encore de la crise de 1929 et de la dépression qui s’ensuivit. Lors de la fondation de la République Fédérale d’Allemagne, en 1949, Konrad Adenauer et Ludwig Erhard ont opté pour l’ordo-libéralisme, c’est-à-dire d’un libéralisme politique et économique rigoureux, avec un Etat de droit et un cadre juridique bien défini. Bref, l’Allemagne a renoncé à l’auto-affirmation par la force et elle a renoué avec la dynamique de mondialisation économique qui la portait dans les années 1890. En raison de leur histoire, les dirigeants allemands et le pays sont particulièrement sensibles aux liens étroits entre la liberté politique et les libertés économiques, y compris sur le plan commercial. Pour leur part, les Français devraient se pencher sur leur histoire économique. La modernisation et l’industrialisation de la France se sont déroulées dans un contexte favorable au libre-échange, sous la direction de Napoléon III. Par la suite, le protectionnisme de la IIIe République, plus encore après l’adoption du Tarif Méline (1892), n’a pas eu que des effets heureux.

La remise en cause par Trump des accords de partenariat globaux (Partenariat TransPacifique et projet de Partenariat transatlantique sur le commerce et les investissements) rend plus improbable, pour les temps à venir, un approfondissement de la mondialisation commerciale. Dans l’immédiat, l’enjeu résidera d’abord dans la consolidation, la révision et la correction des accords existants. Le fait est que certains de ces accords sont déséquilibrés, notamment avec Pékin. La Chine populaire ne constitue pas une économie de marché (une large part de l’économie demeure sous le contrôle du Parti-Etat), elle manipule sa monnaie et recourt au dumping. Ces comportements contreviennent aux règles du libre-échange bien compris et les Etats membres de l’Union européenne ne devraient pas accorder à Pékin le statut d’économie de marché, avec ce que cela implique sur le plan commercial (cf. Emmanuel Dubois de Prisque, Pourquoi l’Union européenne ne doit pas accorder le statut d’économie de marché à la Chine, Note d’actualité n° 41, Institut Thomas More, novembre 2016). Il reste que, faute d’accord global entre les Etats-Unis et l’Union européenne sur les normes et les aspects non tarifaires du commerce international (ce qui devait être négocié dans le cadre du Transatlantic Trade and Investment Partnership), Pékin pourrait bien finir par imposer ses propres standards, très en deçà de ceux qui sont en vigueur de part et d’autre de l’Atlantique Nord. Les lois de la gravité, ou du moins leur équivalent sur les plans démographique et économique, jouent en ce sens. Les dirigeants allemands ne se priveront pas de le souligner. D’ores et déjà, la dénonciation du Partenariat TransPacifique (TPP), négocié pendant la présidence Obama, accroît la latitude d’action de la Chine populaire en Asie-Pacifique. En Europe, le « chacun pour soi » et les vues de court terme bénéficient également à Pékin. Sans maintien et consolidation de l’axe transatlantique, le processus de mondialisation pourrait échapper au contrôle des Occidentaux. La rupture des équilibres de puissance et ses effets submergeraient les illusoires protections que les forces dites « populistes », expression de révoltes électorales qu’il faut par ailleurs prendre en compte, prétendent ériger.