Décembre 2016 • Analyse •
Si l’Europe a longtemps constitué pour Pékin un partenaire commercial bienveillant, contrepoids utile à Washington, l’affaiblissement de l’Union européenne marque aujourd’hui un tournant dans les relations entre la Chine et l’Union européenne, entre méfiance et rivalité.
La Chine et l’Union Européenne (UE) ont établi des relations diplomatiques en 1975. Pendant longtemps, durant les années 1980 et 1990, et jusque vers la fin des années 2000, les relations entre l’UE et Pékin ont été marquées par un ensemble de convergences et portées par un optimisme partagé. La Chine voyait dans l’UE un utile contrepoids à la puissance américaine et un partenaire qui, mettant en avant son soft power, risquait peu de contrarier sa montée en puissance géopolitique. Au contraire, l’UE était vue comme une source de débouchées pour l’appareil industriel chinois, mais aussi comme une source de hautes technologies, alors même que les Etats-Unis se montraient pour leur part plus soucieux de leurs intérêts, et donc plus réticents à laisser les entreprises chinoises acquérir les joyaux de leur économie ou même seulement nouer des partenariats passant par des transferts de technologie dans les domaines les plus sensibles.
Un début de relation bienveillant et dynamique
Malgré des griefs historiques de Pékin, qui restent très présents à l’esprit des Chinois, à l’encontre de plusieurs des principaux Etats membres de l’UE accusés d’avoir longtemps « humilié la Chine » (dont en premier lieu le Royaume-Uni et la France, au cours notamment des guerres dites de l’Opium au XIXe siècle), la coopération mise en place entre Bruxelles et Pékin fut longtemps remarquablement dynamique. Durant les années 1980 et 1990, la Chine était un des principaux pays récipiendaires de l’aide européenne, que ce soit au niveau des Etats membres, ou de l’aide au développement en provenance de l’UE proprement dite. La Chine faisait en outre miroiter son gigantesque marché aux grands groupes européens qui réorientaient progressivement leurs investissements productifs de leurs bases historiques occidentales, minées par les hauts salaires, les charges élevées et les conflits sociaux, vers des cieux plus cléments où la dictature communiste, embrassant dès la fin des années 1970 la globalisation naissante, assurait outre des conditions fiscales avantageuses et l’abondance d’une main d’œuvre bon marché et disciplinée, la permanence, à coup de répression féroce, d’un ordre social stable et strictement hiérarchisé. Cet opportunisme industriel et commercial s’appuyait sur une vision irénique de l’évolution des rapports de forces internationaux, selon laquelle la Chine communiste, sous l’effet de son ouverture économique ne devait pas tarder à suivre le chemin de l’ancienne URSS et des pays d’Europe centrale et orientale vers le paradis du libre-marché, de la démocratie et de droits de l’Homme. C’est cet économisme teinté d’utopie libérale qui, par exemple, justifie les concessions occidentales lors de l’accession de la Chine à l’OMC. La fameuse clause du protocole d’accès de la Chine à l’OMC adoptée en décembre 2001, selon laquelle « en tout état de cause » les dispositions spécifiques à la Chine dans l’adoption de mesures antidumping ne sauraient se justifier au-delà de quinze ans (c’est-à-dire décembre 2016) partait du présupposé implicite qu’en 2016, l’économie chinoise serait devenue similaire aux économies occidentales (1). Cette convergence ne s’est pas produite et nous payons aujourd’hui le prix de ce cynisme utopique, consistant à justifier les investissements massifs en Chine et la désindustrialisation de l’Europe qu’ils provoquent, par l’idée selon laquelle ceux-ci entraineraient nécessairement, au-delà du développement économique, une transformation socio-politique radicale de la Chine.
L’idylle entre l’Union européenne et la Chine atteint son paroxysme au début des années 2000, lorsqu’une série de « partenariats stratégiques globaux » sont signés entre l’UE et la Chine, puis entre de nombreux Etats membres et Pékin. Entre 2003 et 2006, la Chine conclut des « partenariats stratégiques globaux » avec l’UE, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, le Portugal et la Grèce. A titre de comparaison, ce n’est que dans les années 2010 que la Chine développera de tels partenariats avec ses voisins asiatiques (2).
Pékin frustré par un manque de résultats tangibles
L’année 2006 marque un premier tournant dans les relations entre l’UE et la Chine. Un des objectifs avoués de la multiplication des « partenariats stratégiques globaux » était du côté chinois, d’obtenir de Bruxelles la levée de l’embargo sur les ventes d’armes (3), décidé par l’UE après le massacre de la place Tiananmen le 4 juin 1989. Malgré les promesses empressées de plusieurs Etats membres de poids, dont en particulier la France, la Chine n’a jamais pu obtenir des vingt-huit membres de l’UE l’unanimité requise pour une telle décision.
A partir de 2006, Pékin constate que la bonne entente des bureaucraties chinoises et européennes, fondées sur une forme de communauté de destin, ne se traduit pas nécessairement par des résultats tangibles pour la diplomatie chinoise. Il existe en effet une certaine similitude entre les bureaucraties bruxelloise et pékinoise. Elles sont toutes deux composées de fonctionnaires d’élite issus de zones culturellement diverses, mais appartenant à une civilisation unique. Ces deux bureaucraties ne bénéficient de peu ou d’aucune légitimité démocratique, et considèrent souvent avec un mépris teinté de crainte les foules parfois rétives qu’elles doivent gérer et éclairer. La dénonciation du « populisme » qui agite les masses est presque aussi vive à Pékin qu’à Bruxelles, même si elle se fait en Chine mezzo voce. Cependant, cette communauté de destin ne suffit pas à établir une convergence d’intérêts suffisamment puissante pour que les objectifs de la diplomatie de l’une et de l’autre fusionnent. La plupart des Etats membres de l’UE sont rétifs à se laisser réduire au statut qui serait l’équivalent de celui d’une province chinoise, soumise aux mots d’ordre de Pékin qui concentre, contrairement à Bruxelles, l’essentiel des pouvoirs régaliens. Les attentes chinoises à l’égard de Bruxelles ont donc laissé place à partir de la deuxième moitié des années 2000, à une vision chinoise plus pragmatique, parfois même teintée de cynisme, des rapports sino-européens.
Une relation plus pragmatique
Encouragé par sa propre montée en puissance, Pékin se concentre en effet progressivement sur d’autres objectifs visant à tirer profit des faiblesses et des divisions européennes. Dans le sillage de la crise financière globale et de la crise de l’Euro qui menace de faire imploser l’UE, la Chine prend des positions fortes dans certains des pays fragilisés par la crise, Grèce et Portugal notamment. Elle cherche à se poser en recours, et à tirer profit des opportunités qui naissent des secousses qui agitent l’UE. A partir de 2010, la Chine est confrontée dans son environnement immédiat aux craintes que suscitent sa montée en puissance et qui poussent ses pays voisins à nouer de nouvelles alliances et à renforcer leurs alliances existantes, notamment avec les Etats-Unis. Du simple fait de son éloignement géographique, l’Europe n’est guère concernée par la dimension militaire de la montée en puissance chinoise. En outre, l’UE n’est pas en elle-même un acteur significatif dans le domaine de la défense ou même des relations internationales. En conséquence, la Chine et l’UE peuvent concentrer leurs efforts dans des domaines a priori non-conflictuels. C’est ainsi que contrairement aux Etats-Unis et au Japon, tous deux engagés dans une dynamique rivalitaire avec la Chine, les principaux états européens ont pu s’impliquer dans la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures. En mars 2015, dans le sillage du Royaume-Uni, les principaux pays européens ont finalement décidé de se joindre à cette initiative chinoise quelque peu calquée sur les institutions de Washington, en particulier la Banque mondiale. Un projet chinois, celui dit de la « nouvelle route de la soie » (ou « One Belt One Road ») suscite aussi l’intérêt des Européens et de l’UE, malgré le flou qui l’entoure, pour les partenaires de la Chine comme pour beaucoup de responsables chinois eux-mêmes. Il s’agit d’un vaste projet visant à la construction d’un réseau d’infrastructure dans un grand nombre de pays plus ou moins voisins de la Chine. Inspiré du plan Marshall, il vise cependant avant tout à répondre à des problématiques purement chinoises : trouver des débouchés aux surcapacités industrielles chinoises et désenclaver les régions occidentales du pays notamment. Ce projet suscite pourtant l’intérêt de nombreux pays européens, notamment en Europe centrale et orientale, qui développent en marge de l’UE des liens de plus en plus denses avec Pékin, dans le cadre d’un forum de coopération dit « seize plus un ».
Le statut d’économie de marché au cœur de futures tensions ?
Cependant, et sans que rien ne le laisse vraiment présager, les relations sino-européennes ont pris ces derniers mois un tournant inédit, révélant la fragilité de liens qui paraissaient pourtant solides : sur la plupart des dossiers, les convergences de naguère laissent place à une rivalité de plus en plus manifeste. L’UE n’accordera sans doute pas le statut d’économie de marché à la Chine au mois de décembre prochain, ni dans un avenir prévisible, malgré des promesses réitérées tout au long des années 2000 (4). Les conséquences d’une telle non-décision risquent d’être importantes sur les relations déjà dégradées entre la Chine et l’UE. Les pays de l’UE, Allemagne en tête se plaignent de plus en plus ouvertement de la mauvaise volonté avec laquelle la Chine négocie un accord global sur les investissements dont la conclusion se fait attendre. En outre, la manne que semblait encore naguère représenter dans les esprits européens la brusque frénésie d’investissements chinois à l’étranger dans des domaines aussi divers que les clubs de football et la robotique est vue aujourd’hui dans une lumière plus inquiétante que favorable. En juin 2016, la Commission et le Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini publiaient conjointement un document proposant une « nouvelle stratégie » à l’égard de la Chine et dont le mot d’ordre semble être « la réciprocité » : pas de concession de la part de l’Europe sans concession ou engagement réciproques de la part de la Chine (5). Enfin Le Brexit et le cavalier seul qu’il implique de la part du Royaume-Uni, notamment dans ses relations avec la Chine, inquiète Bruxelles et les autres Etats membres qui redoutent de voir Pékin et Londres tenter de tirer profit de la situation. Richard Graham, un parlementaire britannique qui après le Brexit a été chargé par son gouvernement de sonder les pays asiatiques dans la perspective de l’ouverture de négociations bilatérales pour la signature d’accords de libre-échange, est un excellent connaisseur de la Chine et parle mandarin. La perspective de voir le Royaume-Uni conclure un accord de libre-échange avec la Chine, sur le modèle de ce qu’ont déjà fait d’autres pays européens non-membres de l’UE, dont la Suisse, n’est pas pour réjouir Bruxelles qui peine à conclure ses propres négociations entamées avec la partie chinoise depuis parfois déjà longtemps.
Avec l’affaiblissement de l’Europe et la prise de consciences générale de sa fragilité, le regard des institutions de l’UE sur la Chine est passé assez brutalement d’une bienveillance non exempte d’un vague sentiment de supériorité, à un sentiment d’inquiétude qui tend brusquement les relations entre les deux partenaires. Après l’élection de Donald Trump, et le tournant isolationniste que le nouveau président est susceptible de donner à la politique étrangère américaine, certains prédisent un âge d’or des relations sino-européennes qui seraient à même de pallier les manques américains. Cependant, la dynamique actuelle des relations sino-européens ne plaident pas en faveur d’une telle hypothèse.
Notes
(1) https://www.wto.org/french/thewto_f/acc_f/completeacc_f.htm#chn.
(2) China’s strategic partnership diplomacy: engaging with a changing world Feng Zhongping Huang Jing, ESP, Working paper 8, juin 2014.
(3) Idem, p.15.
(4) « Pourquoi l’Union européenne ne doit pas accorder le statut d’économie de marché à la Chine », Institut Thomas More, 3 novembre 2016.
(5) https://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-16-2258_fr.htm.