Pourquoi la France a une carte à jouer entre Angela Merkel et Donald Trump

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

30 mai 2017 • Entretien •


Alors que Donald Trump se déplaçait en Europe la semaine passée, Angela Merkel recevait Barack Obama à Berlin, affichant une certaine nostalgie. Entre la vision, souvent qualifiée de populiste des « Brexiters » et de Donald Trump et celle affichée par Angela Merkel ou Barack Obama, la France ne pourrait-elle pas avoir une carte à jouer dans une sorte de compromis entre les deux ? Comment celui-ci peut-il se traduire ?

Faut-il parler de nostalgie ? Madame Merkel est bel et bien chancelière et  elle gouverne dans le temps présent, en fonction d’anticipations sur le futur. Son parti, la CDU, a remporté plusieurs élections cruciales au cours des dernières semaines et la popularité de son concurrent social-démocrate, Martin Schultz, pâlit. Au total, les élections générales de septembre prochain pourraient bien reconduire Angela Merkel à la tête de la future majorité législative, et donc du gouvernement allemand. De surcroît, au regard des défis et des menaces qui pèsent sur l’Europe, il semble réducteur de parler pour la diplomatie française de « carte à jouer ». L’important est de bien identifier les risques et menaces, les enjeux de sécurité et de puissance, afin d’apporter des réponses collectives fortes, avec nos alliés européens et occidentaux. Inversement, il ne s’agit pas de pratiquer une sorte d’équivalent international de l’art de la synthèse, si chère au précédent chef de l’Etat, ou de s’enfermer dans des « ambiguïtés constructives » qui s’avéreraient improductives.

La montée en force des mouvements dits « populistes » exprime de réels problèmes, identitaires ou autres, qui ont un arrière-plan géopolitique. Par exemple, les conflits armés et les guerres du Grand Moyen-Orient (de l’Afrique du Nord à l’Afghanistan), les conflits divers et le sous-développement de l’Afrique noire, en pleine transition démographique, le caractère répressif de régimes autoritaires patrimoniaux en Haute Asie et l’absence de réformes sont à l’origine de puissantes flux migratoires dont la pression sur l’Europe est forte, quand bien même ces flux sont en partie contenus par l’accord migratoire négocié entre l’Union européenne (UE) et la Turquie. Il serait vain et fallacieux de nier l’effet de ces flux sur les sociétés européennes, sur le plan économique comme sur celui des « sociocultures » (les sociétés appréhendées à travers leurs normes, mœurs et valeurs). A l’évidence, le déni de l’« insécurité culturelle », à savoir la mise en péril des identités nationales ou autres, n’est plus de mise.

Indubitablement, la situation migratoire générale, sa médiatisation et l’image d’une grande pagaille ont « dopé » le vote des électeurs britanniques et, plus généralement les « populismes », de droite comme de gauche. L’arrogance de ceux qui sont sourds aux inquiétudes des opinions publiques a pu aussi jeter de l’huile sur le feu. Si les gouvernants ne prennent pas à bras le corps ces graves problèmes et persistent à voir dans les réactions d’une partie de la population de simples opinions et représentations subjectives (le « sentiment d’insécurité »), voire des pulsions immondes, la logique du pire finira par s’imposer. Simultanément, il faut être conscient que le repli derrière d’illusoires parapets nationaux se révèlerait gravement contre-productif. La reconquête des frontières doit être menée à l’échelle de l’espace Schengen et dans le cadre d’un effort collectif (garde-frontières européens, envoi de supplétifs dans les pays les plus exposés à la pression migratoire, mutualisation du renseignement). Par ailleurs, les Européens doivent s’engager sur les théâtres extérieurs où s’enracinent ces conflits et problèmes (islamisme, terrorisme, prétention iraniennes à la domination régionale), avec leurs conséquences gravissimes en Europe. Dans le cas de la Syrie, d’aucuns se sont illusionnés sur la possibilité de borner le chaos : on en a vus les conséquences. Là encore, cela suppose que l’on agisse en étroite alliance. Aucun pays européen ne peut s’engager seul sur le théâtre syro-irakien mais tous peuvent augmenter leur contribution à l’opération Inherent Resolve. Le très vaste espace sahélo-saharien constitue un autre front contre le terrorisme islamique où de plus grands efforts collectifs peuvent être produits (l’Allemagne et quelques autres ont déjà engagé hommes et moyens).

Vis-à-vis de l’Allemagne, de leur absence de consultation sur la question des migrants et leur refus de répondre au problème posée par les excédents commerciaux, de quelle manière la France pourrait-elle s’affirmer comme puissance intermédiaire ? Comment cette position médiane peut-elle être constructive en marquant également une opposition face à Donald Trump ?

La question des réfugiés se posait déjà depuis des mois et les pays européens qui, pour des raisons géographiques, n’étaient pas immédiatement concernés, préféraient regarder ailleurs. Par exemple, on ne saurait dire que l’Italie a bénéficié d’un grand soutien de la part de ses alliés et partenaires. Cela faisait donc assez longtemps que la question était abordée mais elle demeurait pendante. Bref, il ne faudrait pas imaginer Angela Merkel soudainement impérieuse et désireuse de s’emparer de cette question afin d’affirmer l’unilatéralisme de l’Allemagne. C’est face au blocage de la coopération européenne et à l’urgence humanitaire qu’elle a pris la décision d’ouvrir ses frontières aux migrants, en respect du droit humanitaire, non sans « effets pervers », i.e. non voulus au départ. J’ajoute qu’une campagne de dénigrement a été engagée contre la chancelière allemande pour des raisons qui ont peu à voir avec cette question migratoire. Elle est vue comme un obstacle aux objectifs du Kremlin en Europe. Le pouvoir russe a vite identifié des « idiots utiles », séduits par le « péplum » slave-orthodoxe, prêts à relayer des contre-vérités et à  instrumentaliser le vieil anti-germanisme contre Angela Merkel.

S’il est vrai que les bonnes intentions peuvent avoir des effets regrettables, on ne saurait toutefois considérer la chancelière allemande comme responsable de cette situation. La guerre et le bombardement des villes syrienne (Alep-Est notamment) sont à l’origine des flux de migrants, non pas Angela Merkel. Par ailleurs, cette dernière a ensuite pris l’initiative de négocier un accord avec la Turquie, accord signé par l’UE : faudrait-il tout à la fois lui reprocher cette initiative et se féliciter du tarissement de ces flux ? Un peu de cohérence et de bonne foi s’impose. Il en va de même pour les excédents allemands. Fondamentalement, ils s’expliquent par la force de l’industrie allemande, les choix macro-économiques qui ont été opérés au cours des années 2000 et, en contrepoint, par l’insuffisante compétitivité d’autres économies. Le gouvernement allemand fait preuve de responsabilité dans la gestion de ses finances, bien plus que d’autres gouvernements européens, et il lui serait difficile d’expliquer au citoyen-contribuable qu’il devrait compenser les réussites économiques par plus de déficit et de dette publique. La question est certes complexe et le retour à une croissance saine en Europe implique des stratégies coopératives entre les gouvernements (retour à l’équilibre des finances publiques contre une certaine mutualisation des dettes ?) mais ne cherchons pas un bouc émissaire à nos difficultés. Le redressement des finances publiques relève du bien commun et le respect par la France de ses engagements lui donnera plus de force d’entraînement dans d’autres domaines d’action.

La France, « puissance médiane » en guise de programme diplomatique ? Entre qui et qui ? L’Allemagne et la Grèce ? Le summum de l’art politique consisterait-il donc à jouer les « honnêtes courtiers », à couper la poire en deux ou à dire « oui mais non » ? Cela rappelle les petits calculs de François Hollande au début de son quinquennat : passer une alliance avec l’Europe du Sud contre Angela Merkel, tout en prétendant prendre celle-ci à revers avec le SPD (les sociaux-démocrates allemands). On sait le résultat de cette piteuse stratégie (il s’est montré plus ferme sur les théâtres extérieurs). La France demeure un acteur géopolitique d’importance, une puissance d’action dotée d’une influence certaine. Elle dispose d’« avantages comparatifs » sur le plan diplomatico-stratégique et doit en jouer  pour rétablir un « équilibre de déséquilibres » avec l’Allemagne et, au cœur de l’Europe, restaurer le pouvoir d’action du binôme Paris-Berlin. Quant à marquer une opposition à Donald Trump, pourquoi, pour faire quoi et dans quel domaine d’action ? L’anti-trumpisme, qui devient lassant, n’est pas une ligne d’action. Exception faite de l’accord climatique signé à Paris (la COP 21), sur lequel l’Administration Trump ne s’est pas encore engagée, il n’y a d’ailleurs pas d’opposition majeure. Rappelons que nos deux pays sont anciennement alliés et coopèrent très étroitement dans des domaines sensibles. Faudrait-il donc, pour se persuader d’exister, renouer avec l’illusion gaullo-maurrassiste de la « France seule » ? De Gaulle lui-même s’était bien gardé de sortir de l’Alliance atlantique. Il évoquait une alliance refondée entre l’« ancien Occident » et le « nouvel Occident ».

Entre la Grande Bretagne en plein Brexit et l’Allemagne qui critique ouvertement les Anglais sur cette question,  quelle peut être la place de la France ? S’il est juste d’affirmer que les relations entre la France et son voisin allemand semblent partir du bon pied, quel serait l’intérêt de la France de se démarquer des deux capitales ?

En plus de se distancier de Berlin et Washington, l’« intérêt » supérieur de la France consisterait à se « démarquer » de Londres ?  En résumé, il s’agirait d’abîmer les liens avec nos plus proches alliés. A quelles fins et avec quelles options de rechange ? Pour un titisme à la française ? La France n’a pas vocation à intégrer l’Alliance bolivarienne des Amériques, à rallier l’Union eurasienne et autres « stan », à prendre la tête d’une Union pour la Méditerranée repensée ou d’un « Grand Maghreb » francophone. Enfin, il ne s’agit pas de se « démarquer ».  Je crains que les mœurs et usages de la « société du spectacle » jadis annoncée par les situationnistes aient contaminé les perceptions et représentations de la vie politique internationale, y compris de la compétition stratégique et de la guerre. La finalité centrale de notre diplomatie doit être d’affirmer la place et le rôle de la France au cœur de ses alliances, en tant que puissance européenne et occidentale. Des puissances révisionnistes et revanchardes ont entrepris de détruire l’hégémonie occidentale et si l’ordre international mis en place en 1945, étendu après la Guerre Froide, venait à s’effondrer, nous en souffririons gravement. Par exemple, la paix en Europe est aujourd’hui considérée comme un dû, un « acquis social » en quel sorte, mais on ne serait exclure le retour de grandes guerres interétatiques. Le « chacun pour soir » présenté comme le summum de la sagesse des nations nous y mènerait plus rapidement que l’on ne le pense.

Avec l’Allemagne, l’objectif est renforcer la cohésion et le bon fonctionnement de la zone Euro ainsi que de donner plus d’ampleur et de force à la Politique commune de sécurité et de défense (PCSD), en complémentarité de l’OTAN : il est urgent d’édifier un pilier européen au sein de l’Alliance atlantique qui permette aux Etats membres de mener des opérations en propre, avec des moyens militaires européens, et d’assumer de plus grandes responsabilités internationales dans leur environnement proche, au Sud et à l’Est de l’Europe. Il est beaucoup question d’un « état-major stratégique opérationnel » (le « QG » européen) qui pourrait fonctionner en permanence et conduire les opérations de l’UE sans devoir automatiquement passer par un état-major national. Certes, ce « QG » confèrerait plus de force et de réactivité à la PCSD mais l’essentiel n’est pas là. Les budgets et les capacités militaires sont insuffisants et une opération de quelque envergure requiert un fort soutien américain. Il faut plus de programmes d’armements et de capacités militaires en Europe (munitions, drones, transport stratégique, etc.). On en revient au « nerf de la guerre ».

Quant au « Brexit », il est important que les Vingt-Sept soient en accord sur les termes de la négociation, à peine amorcée (les négociations commencent en juin). Il n’est évidemment pas question qu’un Etat en partance bénéficie de l’accès au marché unique sans en accepter les contreparties, et il est de la responsabilité des Britanniques d’avoir refusé un statut semblable à celui de la Norvège ou même de la Suisse. Toutefois, la France a des liens militaires étroits avec le Royaume-Uni : cf. les accords de Lancaster House (2010). Ils doivent être maintenus tant sur le plan nucléaire que terrestre, naval et aérien. L’action commune de ces deux puissances de rang mondial demeure en effet essentielle, afin que l’Europe ne se transforme pas en une simple province de l’économie-monde et qu’elle conserve un rôle planétaire. Aussi Paris devrait-il travailler dans le sens d’un « grand partenariat continental » entre le Royaume-Uni et l’UE, partenariat qui viendrait renforcer la cohésion et la défense de l’Europe (en plus de l’OTAN). Par ailleurs, si la France entend conserver toute son autonomie stratégique, consolider son statut de « nation-cadre », contribuer de manière efficace au maintien de l’hégémonie navale occidentale et tenir un rôle de premier plan dans les alliances, il lui faudra construire un deuxième porte-avions.