Juin 2017 • Note 24 •
On observe, ces dernières années, que la Chine de Xi Jinping teste dans les pays d’Asie du Sud-Est l’attractivité de son « modèle », autoritaire et sophistiqué. La mise en place de « démocratures » dans des pays comme la Thaïlande, la Malaisie et les Philippines, peut-il, dès lors, être vu comme un effet du raidissement du modèle chinois et de l’attraction qu’il produit sur ces régimes ? Il apparaît bien que oui : en Chine comme dans ces pays, démocratie et État de droit sont de plus en plus vus comme des utopies dangereuses pour la stabilité et la prospérité.
Le temps est loin où les pays occidentaux pouvaient rêver d’un monde modelé à leur image et où le projet démocratique portait en lui les promesses d’un avenir assurément meilleur. Après les désordres politiques de la crise de 1997, on croyait pourtant la cause entendue en Asie du Sud-Est : les débâcles autoritaires, qui avaient largement alimenté les turbulences, laissaient espérer la mise en place de mécanismes porteurs de progrès démocratiques bénéfiques pour l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire d’un État de droit garantissant une meilleure égalité civile, juridique et politique.
Las : en plus d’une reprise rapide de la croissance grâce à la chaudière chinoise (reprise qui a suspendu la mise en œuvre des réformes), les événements du 11 septembre 2001 auront un double impact sur cette rénovation en fragilisant les structures et les mécanismes démocratiques nouvellement institués et en réintégrant le para-mètre militaire et les forces armées dans l’espace politique. De soubresauts spasmodiques en crises profondes, la transformation politique de l’Asie du Sud-Est ne se produit pas de façon linéaire ; les excès débridés auxquels on assiste aujourd’hui laissent présager un sombre avenir pour les transitions démocratiques.
Parmi les processus et interactions à l’œuvre, le facteur chinois n’est pas des moindres. Il s’exprime sur de multiples terrains en créant des interdépendances qui enserrent plus ou moins finement les dirigeants comme les sociétés dans des flux qui pourraient potentiellement ramener la région dans des schémas de dépendance qu’il paraît opportun d’explorer plus à fond. Avec en pointillé, une question cruciale : la concomitance des temps entre les pressions chinoises et la tentation autoritaire telle qu’elle se manifeste en Asie du Sud-Est est-elle fortuite? Qu’annonce-t-elle ?
Les pressions chinoises plus ou moins ostentatoires selon les terrains se produisent dans le contexte de la mondialisation, une mondialisation marquée historiquement par le fait colonial et ce qu’il suppose de rapports de force avec le monde extérieur et de compromission par rapport à soi. Précisément, aujourd’hui, on observe un sentiment de résistance face à une occidentalisation imposée dans un premier temps par la colonisation et dans un second temps, par une mondialisation libérale qui a longtemps vanté, dans un discours abrasif et pontifiant, les mérites de la « démocratie de marché » ; les valeurs asiatiques que l’on croyait mises au placard après les manifestations citoyennes post-crise de 1997, ont été magistralement évoquées par Xi Jinping pour expliquer le refus de tomber dans le diktat des droits individuels et de la concurrence politique arbitrée par un électorat manipulé et pour flatter un nationalisme conquérant. La compromission par rapport à soi prend la forme de la défense d’intérêts acquis au nom d’intérêts supérieurs à défendre et de cultures politiques à défendre. La fameuse universalité des valeurs démocratiques est sur la sellette ; c’est sur le terrain des idées et des valeurs que la Chine veut désormais laisser son empreinte.
Cette remise en cause se nourrit à la fois de la crise que traversent les pays occidentaux et de l’attractivité supposée du modèle chinois. Le télescopage des temps joue pour l’instant en faveur de la Chine. La faiblesse économique persistante de l’Union européenne, le ralentissement américain et les défis géopolitiques, migratoires et civilisationnels auxquels ces régions sont confrontées ont mis à mal l’évidence selon laquelle un régime politique fondé sur la garantie des libertés favorisait nécessairement la croissance et le développement, et in fine l’augmentation de la puissance d’un pays. La montée des populismes en Europe, le Brexit, l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis sont autant d’événements qui interrogent très profondément l’Asie du Sud-Est sur la pertinence, voire le bien-fondé, de la pratique démocratique. A l’inverse, la croissance qu’a connue la Chine depuis trente ans, sa capacité à faire respecter la stabilité et à accroître sa puissance sur la scène internationale conforte l’intérêt de découpler libertés politiques et libertés économiques. Plus encore, la présence d’une élite soudée par des intérêts convergents et agissante, qui contrôle et soumet le reste de la société, pourrait devenir une condition nécessaire de la puissance puisque cette élite « corrige » les éventuels errements de l’opinion publique au nom de l’intérêt national. C’est ce nouvel équilibre autoritaire que les autorités chinoises opposent de plus en plus souvent aux manquements et aux risques démocratiques ; et l’Asie du Sud-Est est un terrain de prédilection pour la démonstration.
Ainsi, depuis la crise financière de 2008, on y observe une lente mais substantielle dérive autoritaire qui prend des formes différentes selon les États mais signent un éloignement d’une gouvernance démocratique, ou plus simplement d’un État de droit, auxquels au demeurant, les dirigeants, voire les sociétés, n’ont jamais totalement souscrits.
Entre tentation autoritaire, corruption démocratique et nouvelles exigences citoyennes, il est difficile de lire correctement les évolutions politiques des pays d’Asie du Sud-Est. Toute comparaison peut se révéler simplificatrice. Cependant, trois États paraissent plus à risque que d’autres et méritent une attention particulière : Malaisie, Thaïlande, Philippines. Ce seront donc eux qui fourniront les illustrations à nos hypothèses.