Pourquoi les banquiers centraux sont des dangers publics

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

15 septembre 2017 • Opinion •


« Ce sont les événements qui commandent aux hommes et non les hommes aux événements », disait l’historien grec Hérodote. Cet adage paraît d’autant plus vrai dans le domaine économique et financier, ou les événements inattendus, ce que Nassim Taleb a appelé les « cygnes noirs », peuvent mettre à bas toutes les théories et idées reçues jusqu’alors comme intangibles et incontestables. Or depuis la fin des années 1990, le rôle des gouvernements dans les politiques économiques n’a cessé de se réduire à la portion congrue alors que les banquiers centraux, nouveaux deus ex machina du monde économique, portaient sur leurs épaules le fardeau de la lutte contre l’inflation ou le chômage.

Le premier épisode dans cette passation de bâton fut le sauvetage du fonds LTCM en 1998, dont nous célébrerons bientôt les 20 ans. Depuis lors, les banquiers centraux n’ont eu de cesse de tenter de protéger les leaders politiques de la survenue des récessions cycliques. Aplanir la loi d’airain séculaire des couples expansion/récession, c’est le message symbolique qui ressort de toutes les déclarations de Greenspan ou Draghi aujourd’hui. Mme Yellen en a précisé récemment le dessein ultime en indiquant de manière péremptoire qu’« il n’y aurait plus de crises de son vivant ».

On notera d’abord que depuis que les banquiers centraux sont censés avoir trouver la martingale contre les cycles, nous avons vécu une violente récession en 2001 sur fond d’explosion de bulle spéculative, et une grave crise financière en 2008. Que la période intermédiaire est pu être qualifiée de Grande Modération ou celle que nous traversons de Grande Reflation par certains économistes ne réduit en train les souffrances et le lourd tribut à payer à chaque épisode de crise. Une nouvelle viendrait d’ailleurs définitivement abattre le canevas intellectuel des banquiers centraux, et ce quelle que soit leurs interventions futures.

Niveaux de taux absurdes

Or on constate après chaque crise à la fois des taux d’intérêts de plus en plus bas et une croissance post récession de plus en plus faible. Le premier point est assez documenté, et il suffira de rappeler que même avec les récentes hausses des taux directeurs américains, ces derniers ne sont qu’à 1,25% (enlevant toute marge de manœuvre pour les abaisser significativement en cas de récession) et surtout que les rendements des bons du trésor ne sont que de 2%. Tant ces niveaux que ceux absurdes en Europe (la politique monétaire d’assouplissement quantitatif y jouant encore pleinement du fait d’un décalage de plusieurs années avec les USA) n’ont pas d’équivalent dans l’histoire humaine, comme l’a montré Richard Sulla dans sa monumentale Histoire des Taux d’Intérêts.

Alors que l’inflation faible elle, n’est point une anomalie historique puisque l’on sait que la majeure partie du Moyen Age européen a été marquée par la déflation avant l’explosion économique de la Renaissance. S’agissant de la croissance, malgré une accélération actuelle qui pourrait la porter à 2,4% en 2017, la moyenne de la croissance depuis 2009 aux USA est de 2,2%, et ce avec des taux étrangement bas de participation de la force de travail: lors de la précédente période post récession (2001-2007), le taux de croissance était de 2,9%. Surtout, entre 1947 et 2007, la croissance moyenne aux USA était de 3,7%. De même en France, l’accélération de 2017 (prévision à 1,6%) ne doit pas faire oublier que la croissance depuis 2009 a été en moyenne de 1%, contre 2,3% en moyenne entre 1995 et 2007. Le taux de chômage avait reculé lors de la précédente période post récession à 7,8% en 2007. Aujourd’hui, le taux de chômage recule plus lentement, à 9,4% actuellement et probablement 9% au printemps prochain: mais au-delà ?

Deux erreurs fondamentales

Sur ce constat d’échec, nous mettrons en exergue deux erreurs fondamentales des banquiers centraux : la première est fondamentalement d’avoir transformé un régime d’exception en régime quasi permanent dont on constate bien les difficultés à en sortir. Dans la littérature économique qui a inspiré l’action  moderne des banquiers centraux, ces derniers sont censés être des préteurs en dernier ressort du système économique lors d’un effondrement brutal de la demande. Taux d’intérêts directeurs et éventuellement achats d’actifs sont les deux armes à leur disposition, mais cette artillerie lourde (du fait des tensions inflationnistes qu’elle peut provoquer) est à utiliser avec précaution et parcimonie. Rien ne peut justifier, dans la science économique, ces presque dix années de soutien au système économique et financier; le Japon l’exerce depuis encore plus longtemps, sans effets probants. La situation européenne est encore plus ubuesque puisque la BCE, encore éprise du modèle de la Bundesbank, s’est d’abord refusée à intervenir comme aux Etats Unis, pour finalement inonder de liquidités le continent plusieurs années après la crise…de fait, ces banques centrales sont simplement devenus des financiers du système financier, supprimant l’aléa moral et toute conception du risque par les acteurs économiques.

La deuxième erreur fondamentale a trait à l’inflation. Les banquiers centraux se réfèrent à deux lois fondamentales de la science économique pour justifier d’atteindre un certain niveau d’inflation (actuellement 2%) et de perpétuer leur intervention tant que ce niveau n’est pas atteint: la règle de Taylor (qui lie taux d’intérêt et taux d’inflation) et la Courbe de Phillips, qui établit une relation inverse entre le chômage et l’inflation. Mener une politique monétaire expansionniste avec des taux faibles, relancerait la croissance et l’emploi mais jusqu’à un certain point ou l’inflation ferait son apparition, menaçant l’équilibre difficilement retrouvé. Or les banquiers centraux s’acharnent à intervenir sur le corps malade de nos économies car ils ne voient toujours pas d’inflation à 2%.

En réalité, il faut relire un auteur comme Richard Koo (Balance sheet recessions), ou même avant lui Irving Fisher, pour réaliser que les actions des banquiers centraux peuvent créer une inflation massive des actifs financiers et immobiliers. Si la courroie de transmission entre les banques centrales et l’économie réelle paraît grippée, il n’en est rien du lien avec les marchés financiers et certains marchés d’actifs réels (comme l’immobilier). L’excès de liquidité fournit par les banquiers centraux a donc bien créé de l’inflation, mais essentiellement sur les actifs financiers. Ce qui a deux conséquences notables :

  1. des inégalités massives naissent de cette nouvelle forme d’inflation dont seuls les plus aisés (qui possèdent des actifs financiers et immobiliers) profitent alors que les salaires, eux, ne connaissent aucune inflation ;
  2. cette augmentation continue et en pilote automatique du prix des actifs modifie le travail des investisseurs et des préteurs, qui abandonnent toute analyse, se contentent de suivre les banquiers centraux, et s’abandonnent à la spéculation en pensant que les arbres monteront jusqu’au ciel (un phénomène renforcé par les taux faibles qui rendent en apparence tout projet rémunérateur).

A ce stade avancé du cycle d’expansion (aux USA, il s’agit déjà du second plus long cycle d’expansion depuis la deuxième guerre mondiale), les taux américains auraient dû déjà remonter à plus de 2% et l’Europe devrait être en train de les rehausser. Les banquiers centraux pèchent par procrastination depuis au moins deux ou trois ans. Leur échec est visible à trois niveaux : leurs interventions sont marquées par une sorte de loi des rendements décroissants, c’est-à-dire que chaque intervention paraît de moins en moins efficace ; les banquiers centraux ne réduisent pas le risque systémique mais au contraire engendrent des bulles et de nouveaux risques, enfin la théorie de Bernanke selon laquelle nous pourrions laisser se développer les bulles et corriger les effets négatifs de leurs explosions ( théorie du « cleaning after the bust ») comporte un prix social et économique trop lourd à payer.

Ils sont à l’origine de la crise

Dans les années 1980, l’économiste Hyman Minski a montré que les longues périodes artificielles de stabilité financière, paradoxalement, portaient en germe l’instabilité du système, la multiplication des comportements risqués (les unités de Ponzi), et in fine des déflagrations financières violentes. Ma conviction est bien que c’est l’activisme des banques centrales, présentée comme la réponse aux crises, qui en est paradoxalement l’origine.

En commençant subrepticement au milieu des années 1990 à vendre aux politiques l’idée de la suppression des cycles (ce qu’un Volcker, très indépendant, n’aurait jamais suggéré…), ces banquiers centraux ont ouvert une boite de Pandore qu’ils n’arrivent plus à refermer : sortir de ce régime pourrait précipiter une récession que, cette fois-ci, les leaders politiques relieraient directement à l’action des banques centrales… La situation actuelle n’est guère rassurante si on songe que la crise de 2008, présentée comme une crise d’endettement, est loin d’avoir réduit le stock de dettes : la masse totale des crédits est passé de 140 à 200 000 milliards de dollars entre 2010 et 2017. La seule Chine a vu cette dette quadrupler ; les banques centrales elles, qui ne détenaient que 2 000 milliards de dollars d’actifs sur leur bilan au début du siècle, en sont déjà à 22 000 milliards. Encore aujourd’hui, au lieu d’augmenter plus vivement les taux d’intérêts et de vendre des actifs, au lieu d’accepter une modeste récession cyclique et donc logique, les banquiers centraux, et notamment Draghi en Europe, commettent l’erreur de se perdre dans leur logique expansionniste. Ils redoutent plus que tout le jugement de leurs pairs politiques.

Or ces banquiers centraux devraient s’attarder plus longuement sur le nouveau monde économique dans lequel nous vivons, qui les rend moins incontournables : en premier lieu, l’idée selon laquelle le taux d’intérêt déterminait la réalisation d’un projet d’investissement est de plus en plus fallacieuse ; ce qui prime, c’est bien la rentabilité du projet et non le coût de son financement. On ne peut pas faire boire un âne qui n’a pas soif, même avec des taux nuls. Par ailleurs, la monnaie elle-même est affectée par des changements technologiques : la disparition des espèces, la montée des cryptomonnaies. Ces évolutions marginalisent le pilotage de la masse monétaire théorisée par les monétaristes. Enfin, la plupart des théories économiques sur lesquelles reposaient l’intervention des banques centrales paraissent erronées (règle de Taylor, Courbe de Phillips) : il est temps pour les banquiers centraux de lire à nouveau, d’échanger avec les économistes, et de définir de nouvelles règles pour surveiller les bulles ou mieux comprendre la création d’emplois par exemple. En d’autres termes, il est grand temps de se réinventer…