L’Europe centrale, c’est aussi l’Europe

Prince Michael de Liechtenstein, président de GIS et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

14 novembre 2017 • Analyse •


Au cours de ces dernières semaines, deux pays d’Europe centrale, l’Autriche et la République tchèque, ont connu des élections législatives. Avec les résultats, sont venues les lamentations attendues sur le nouveau « fossé » qui se creuserait dans l’Union européenne, sur la « victoire du populisme », sur l’arrivée au pouvoir d’« ultra-conservateurs » et d’« eurosceptiques » et l’avènement de « démocraties illibérales ». Cela n’est pas très nouveau : le chœur des pleureuses se fait toujours entendre lorsque les sociaux-démocrates, ou les démocrates-chrétiens qui suivent leur exemple, perdent les élections.

« Eurosceptiques » est l’étiquette collée à tous ceux qui ne soutiennent pas l’Union européenne sur la voie d’une harmonisation toujours plus grande. Le fait qu’ils soient des Européens convaincus qui ne favorisent l’intégration que lorsque cela est nécessaire, tout en voulant préserver la souveraineté et la diversité régionale, est systématiquement négligé.

Deux philosophies

Car il y a deux philosophies à l’œuvre ici. D’un côté, les centralisateurs qui confondent l’Union européenne et l’Europe, qui mettent l’accent sur l’institutionnalisation, l’harmonisation et la planification centrale. Selon eux, la concurrence ne doit se faire que dans des paramètres étroits et les marchés doivent être contrôlés. De l’autre côté, il y a ceux qui considèrent l’Union européenne comme une institution qui, parmi d’autres, peut aider l’Europe à progresser et rester compétitive au niveau mondial.

Les membres du premier groupe ont tendance à diriger leur blâme vers l’Europe centrale. Les Européens centraux ne sont pas des chauvins, mais ils connaissent le sens de l’oppression. Leur expérience du joug soviétique leur rappelle l’importance de la souveraineté mais suscite également une profonde méfiance à l’égard des grandes institutions.

En réalité, l’Europe centrale ne dérive pas dans une spirale radicale. Le problème est plutôt la pensée dominante, soi-disant démocrate, libérale et modéré, qui anime les classes politiques dans les principaux pays européens ainsi que les décideurs des institutions européennes (Commission et Parlement). Leurs procédés ressemblent à la gestion de grandes entreprises vieillottes qui rabâchent leurs succès passés et intolérantes à toute déviation de leurs procédures habituelles. Ces dirigeants ont pris l’habitude de faire vivre leur modèle sans chercher à innover ; ce modèle revient platement à accroître leur part de marché en copiant la concurrence.

Éviter les problèmes

L’augmentation des réglementations limite la liberté individuelle, une harmonisation excessive nuit à la diversité et aux coutumes régionales. De même, les partis politiques établis aliènent une partie de leur électorat de base en accueillant des groupes plus petits à la périphérie mais évitent d’aborder les vrais problèmes. Ils déplorent la fin de la « démocratie libérale » mais ignorent que c’est leur opportunisme qui a fait d’eux les fossoyeurs de la démocratie. Le système risque de réduire la démocratie (si ce n’est déjà fait) à un jour d’élection tous les quatre ou cinq ans environ. Les stratèges du parti expulsent chaque idée en dehors du courant dominant. C’est le cas à l’intérieur des partis traditionnels mais on constate la même chose chez les nouveaux arrivants politiques : bien que le président français Emmanuel Macron soit qualifié de « nouveau venu », il ne l’est pas et a, au contraire, été soutenu par l’ensemble de l’establishment politique français.

Ces problèmes ne sont pas limités à l’Europe centrale. En fait, le « fossé » entre l’Europe occidentale et centrale est essentiellement imaginaire. Le véritable fossé existe bel et bien mais à l’intérieur de la plupart des pays européens, entre la classe politique et la population. En raison de ces faiblesses, l’Europe s’est révélée incapable de faire face à la crise migratoire, par exemple. L’attribution de réfugiés et de migrants aux États membres par le biais de la planification centrale est certainement la pire des solutions. Cela crée une foule de perturbations et les mouvements politiques qui la critiquent, attirent les électeurs.

Victoires de la souveraineté

Lors des élections législatives autrichiennes du 5 octobre dernier, le Parti social-démocrate (SPÖ) a connu une défaite écrasante. Depuis la seconde guerre mondiale, il avait toujours été l’un des deux premiers partis du pays. Cette fois, il a à peine réussi à conserver la deuxième place, en battant le Parti de la liberté (FPÖ) de moins d’un point. Le SPÖ perdra également le poste de chancelier. Le Parti du peuple autrichien, chrétien-démocrate (ÖVP), avec son leader de 31 ans, Sebastian Kurz, a bondi à 31,5% des voix (contre 22% aux dernières élections), tandis que le SPÖ et le FPÖ ont obtenu 26% des suffrages. M. Kurz a réussi à arrêter le déclin de son parti en revenant à des politiques crédibles.

Sebastian Kurz va probablement construire un gouvernement de coalition avec le FPÖ, étiqueté populiste, nationaliste et eurosceptique. Néanmoins, malgré toutes les prédictions catastrophistes, gageons que le futur gouvernement autrichien se révélera pro-européen et évidemment démocratique. Sebastian Kurz a déjà confirmé sa ligne pro-européenne tout en rappelant que le principe de subsidiarité était primordial à ses yeux.

Les deux parties conviennent qu’un plafond pour la dette souveraine est indispensable. La dette souveraine de l’Autriche est déjà élevée (84,6% du PIB), mais elle devient stupéfiante si l’on y inclut les engagements de paiement des retraites. Ces obligations ont été accumulées au cours de décennies de politiques social-démocrates, soutenues par l’ÖVP et le SPÖ. L’objectif est d’inclure un plafond limite dans la constitution. Une majorité des deux tiers sera nécessaire au Parlement, ce qui nécessitera le soutien du New Austria and Liberal Forum (NEOS), un petit parti libéral qui a obtenu 5,3% des voix. Un tel scénario est tout à fait possible et serait une bonne nouvelle pour le pays.

Lors des élections des 20 et 21 octobre dernier en République tchèque, les sociaux-démocrates du ČSSD, qui avaient formé le gouvernement précédent, ont été presque anéantis, à 7,3% des voix. Un entrepreneur, Andrej Babis, a conduit le parti indépendant Ano 2011 à la victoire, avec près de 30% des suffrages. Les médias européen l’ont accusé d’être eurosceptique parce qu’il est un fervent partisan de la souveraineté tchèque. Ils l’ont également qualifié de « libéral-nationaliste » et naturellement catalogué comme « populiste ». Former un gouvernement stable sera assurément une tâche difficile mais, s’il y parvient, on peut être convaincu qu’il pro-européen mais pas en faveur d’une Europe centralisée.

Dans les deux pays, les sociaux-démocrates ont perdu parce qu’ils n’avaient pas de programmes convaincants et que, pour l’essentiel, ils proposaient plus de dépenses. Naturellement, ils prétendent que les vainqueurs ont remporté la victoire grâce à un discours « populiste » et anti-immigration. De fait, les deux partis, en Autriche comme en République tchèque, ont l’intention de renforcer le contrôle de l’immigration : ce qui a contribué, sans doute, à leur victoire.

L’auto-justice occidentale

Un certain pharisaïsme, qui prévaut dans l’esprit des intellectuels, des journalistes, des responsables politiques ouest-européens, voient dans les Européens centraux des nationalistes, arriérés et égoïstes. Les gouvernements en Hongrie, en Slovaquie et en Pologne sont régulièrement qualifiés d’« autoritaires » et, après ces élections, l’Autriche et la République tchèque viendront gonfler cette liste un peu trop simpliste… Les cercles politiques et intellectuels européens sont très intolérants à l’égard de tous les gouvernements qui ne suivent pas inconditionnellement la voie d’une Union « toujours plus étroite ». Cette approche, en son fondement, favorise la centralisation et les mécanismes d’une économie planifiée – deux idées social-démocrates. Logiquement, les tenants de cette vision ont tendance à pointer du doigt les pays dont les gouvernements adhèrent à des valeurs différentes et à les qualifier de « démocraties illibérales ».

Les électeurs de ces pays ne sont certainement pas moins responsables que ceux d’Europe occidentale. Mais ils sont conscients que la liberté et la souveraineté sont choses précieuses. Une Europe centrale forte est nécessaire pour l’avenir de l’Europe. Marginaliser ces pays serait un signe que ceux d’Europe occidentale craignent le changement. En 1947, alors que les États-Unis étaient confrontés à la nécessité de reconstruire des cadres mondiaux après la Seconde Guerre mondiale, le président Harry Truman a déclaré : « L’Amérique n’a pas été construite sur la peur. L’Amérique a été construite sur le courage, sur l’imagination et sur une détermination inégalée pour faire le travail. » La même chose devrait être dite pour l’Europe…