Pourquoi les peuples d’Europe centrale refusent nos leçons de morale

Chantal Delsol, philosophe, membre de l’Institut, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

22 février 2018 • Opinion •


Polonais, Hongrois et Tchèques sont, tout comme nous, attachés aux valeurs de l’Europe, mais de quelles valeurs parle-t-on ?


Le déploiement presque généralisé des démocraties illibérales au centre de l’Europe a de quoi inquiéter. La plupart de ces pays sont concernés (Pologne, Hongrie, République Tchèque, Slovaquie), mais dans ces pays mêmes, les partis extrêmes foisonnent au-delà de ceux au pouvoir. En Slovaquie existent plusieurs partis nationalistes dont certains très radicaux. En Hongrie, le parti Jobbik fait passer Orban pour un modéré. Le phénomène est large et profond.

Les dissensions entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale s’en accroissent d’autant. L’incompréhension vient de loin, et nous n’y avons pas pris garde.

Après la chute du mur de Berlin, les sociétés d’Europe centrale, restées si longtemps à l’écart de tout dans un temps arrêté, découvrent à l’Ouest un paysage mental et spirituel tout à fait nouveau : celui de la post-modernité. Le processus de mondialisation a dévalorisé l’amour de la patrie, devenu égoïsme frileux – il faut être citoyen du monde. A la mondialisation répond une perspective universaliste qui tient les identités pour obsolètes, pour repli ou folklore. Le culte des héros, et l’héroïsme en général, appartient au passé. La chrétienté, comme société inspirée par les principes chrétiens, est morte. Les mœurs communes n’ont donc plus qu’à obéir aux demandes de liberté individuelle et à la faisabilité technique : d’où les réformes dites sociétales. Ces nouvelles certitudes, et d’autres encore, sont nées sur le terreau du refus de toute guerre à venir, de la société de marché, des déceptions idéologiques, et du cosmopolitisme issu de la mondialisation. Depuis la seconde guerre, le paysage mental de l’Europe occidentale a entièrement changé.

Or les sociétés d’Europe centrale sont jalouses de leurs identités menacées. Sorties du totalitarisme communiste, elles ont besoin de tirer les leçons de l’histoire et de perpétuer la mémoire des héros de l’ombre dont il était auparavant interdit de parler. Elles ne supportent pas que la mondialisation mette en péril leurs cultures, qui ont été les seules sauvegardes en périodes d’oppression. Elles sont davantage que nous attachées à la religion fondatrice, dont elles ont connu davantage le martyre que le crépuscule. Autrement dit, lorsqu’elles se trouvent, au tournant du siècle, confrontées à la mentalité post-moderne des Européens de l’Ouest, chez elles l’étonnement le dispute au rejet.

Un autre phénomène doit être pris en compte. L’Europe de l’Ouest, pendant qu’elle aménage les institutions communes et aperçoit avec étonnement la mentalité attardée de ces revenants, n’essaie pas du tout de les comprendre, et encore moins de se demander s’ils n’ont pas quelque chose à lui apprendre. Se trouvant à la pointe du progrès, elle vient proposer son aide pour arracher toutes ces vieilleries. Et quand elle se heurte à des refus, ce qui ne manque pas, elle s’encolère. Si bien que l’attitude typique de l’Europe de l’Ouest face à l’Europe centrale revient à signifier : « avec tout ce que nous faisons pour vous relever, et tout l’argent qu’on vous donne, vous êtes bien ingrats de refuser nos directives ». Depuis une vingtaine d’années, l’attitude de l’Ouest est celle du mépris et du dégoût. En témoigne la crise des réfugiés. L’Ouest fait la morale à l’Europe centrale, lui donne des leçons de bien-vivre, lui proposant comme modèle l’Allemagne qui ouvre grandes ses portes. Mais la leçon est comprise à l’envers : pour les sociétés d’Europe centrale, le multiculturalisme n’est pas un principe moral, mais au contraire un déni de soi, préjudiciable. L’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale parlent l’une et l’autre des valeurs de l’Europe auxquelles elles sont attachées. Cependant il ne s’agit pas des mêmes valeurs. L’Europe de l’Ouest pense au multiculturalisme, à l’universalisme et au mondialisme, à la société de marché. L’Europe centrale pense à l’identité culturelle, à la spiritualité, à l’héroïsme. Elles ne peuvent guère se comprendre.

Je crois que ce choc de la rencontre avec une mentalité post-moderne rendue obligatoire (en tout cas donnée comme condition du retour dans la maison commune), a été la raison des dits populismes. En raison de toutes ces décennies volées par le communisme, eux et nous ne sommes pas contemporains. Les Occidentaux regardent à l’Est et disent : « ces gens sont des attardés » ; les sociétés d’Europe centrale regardent à l’Ouest et disent : « ces gens sont des suicidaires ».

Autrement dit, ces pays ressentent l’impression terrible, enfin rentrés chez soi après des décennies tragiques, de retrouver le chez-soi défiguré et contredisant l’essentiel. Ce n’est plus « l’Occident kidnappé » (Kundera) mais l’Occident infidèle et décevant.

Les peuples d’Europe centrale sont attachés à leur culture comme nuls autres, parce que seule elle a permis à la société de survivre sans Etat. C’est pourquoi il n’y a pas de sociétés plus opposées au multiculturalisme que celles-ci. On a parlé à propos des populismes d’Europe centrale d’« insécurité culturelle » (Laurent Bouvet, Christophe Guilluy), et c’est exactement cela. Dans leur optique, le multiculturalisme suppose à brève ou longue échéance la fin de la société, parce qu’elle aura perdu son arrimage existentiel. Il ne faut pas croire qu’à l’inverse les sociétés occidentales se désintéressent de leur propre culture : mais elles la croient naturellement indestructible, par ignorance de la perte. L’idée tragique de la nation « qui peut mourir, et qui le sait » (Bibo, Kundera), suscite une notion organique, ethno-culturelle de la nation, pendant qu’à l’Ouest nous avons de la nation une conception contractuelle et libérale. D’où chez eux une forme de nationalisme, qui sonne à la fois désuet et dangereux aux Occidentaux ; la réclamation d’une « Europe des nations » ; un discours de patriotisme économique et une critique de l’invasion des capitaux étrangers ; une récusation du récit culturel de l’Europe occidentale, « récit historique de la honte », fondé sur la culpabilité face aux erreurs et horreurs, et une demande au contraire de réhabilitation des héros. D’où les malentendus : « quand nous vous parlons de justice historique, vous nous parlez de fonds européens » (Kwasniewski). On comprend pourquoi l’accueil des migrants en masse par les pays occidentaux leur paraît au mieux ce que les Chrétiens appellent explicitement une « charité mal placée », au pire un « suicide rituel », selon l’expression du président slovaque Robert Fico. La rhétorique allemande qui juge normal de remplacer dans les usines les bras manquants dans le pays par les bras des immigrés, leur semble ahurissante : on ne réduit pas un homme à ses bras, il est porteur d’une culture qu’il défend avec raison.

Purges dans les médias et neutralisation des contre-pouvoirs, volonté de revoir les constitutions : les gouvernements illibéraux vous expliquent que même dans un régime de liberté, la liberté a des limites – ils pensent que ces limites sont franchies et dépassées dans les démocraties occidentales et dans l’Union européenne. Pour eux, la liberté a des limites en économie : il faut donc promouvoir contre la mondialisation un patriotisme économique. L’émancipation de l’individu a des limites : il faut donc modérer les réformes dites sociétales. Cette critique du libéralisme sur plusieurs plans s’oppose frontalement à l’opinion dominante en Europe occidentale, à la fois libérale et libertaire (E. Macron en France, A. Merkel en Allemagne), qui se donne pour un hyper-centre. Ce centre, mondialisé, libéral et européen, est décrit par les démocraties illibérales comme le socle d’une idéologie qui ne dit pas son nom. Le TINA (« there is no alternative ») a fait de grands dégâts dans les esprits d’Europe centrale. Prétendre qu’au sortir d’un demi-siècle de totalitarisme, ils n’auraient plus de choix de société puisqu’obligés d’approuver le courant dominant, cela les a plongés dans une stupeur furieuse. Les démocraties illibérales signifient : il y a une alternative à l’immigration inévitable, aux réformes sociétales imposées par le Progrès, à la mondialisation financière. Rares sont les velléités de sortir de l’UE, mais la sauvegarde du groupe de Visegrad a été donnée par A. Kwasniewski pour « un dispositif spécial d’actions concertées contre Bruxelles ». Ces mouvements ne veulent pas quitter l’Union, mais la réformer en profondeur, notamment en rendant aux Parlements nationaux leurs pouvoirs.

Il n’est guère honnête de donner pour unique cause de ces régimes le retard économique ou la sous-éducation – en Hongrie ou en Pologne, une large partie des couches urbaines et instruites les ont rejoint. Il est faux aussi de prétendre, comme certains l’ont fait, qu’il s’agit là d’aigreurs chez les générations sacrifiées de l’ex-communisme, et que les nouvelles générations balaieront tout cela : dans ces pays les jeunes votent massivement pour les partis populistes et d’extrême-droite.

D’une manière générale, ces courants portent des intentions jusqu’au-boutistes et extrémistes, par exaspération contre un monde qu’on veut leur imposer. Il est cependant improductif de les traiter simplement de crétins. Il y a une vision du monde, outre la brutalité du cyclope, derrière les courants dits populistes. Il y a probablement la demande d’une révolution conservatrice, celle qui combat le matérialisme, la décadence des mœurs, l’universalisme excessif, pour défendre l’enracinement, la spiritualité éthique, et les identités. Les sociétés d’Europe centrale se rebellent contre une certaine modernité que voudrait leur imposer l’Union européenne.

L’appellation « démocratie illibérale » désigne un gouvernement démocratiquement élu mais qui restreint les libertés. Des démocraties dites illibérales sont observables dans le monde entier, depuis la Russie de Poutine jusqu’à certains pays du Moyen-Orient ou d’Afrique. Il s’agit de sociétés qui n’ont pas bénéficié historiquement d’une culture de liberté, et se sont saisi du système démocratique soit par mimétisme, soit sous la pression des Occidentaux (l’un et l’autre étant difficiles à différencier). Ils ont des gouvernants élus mais une culture de soumission et/ou d’oppression. Dans les pays d’Europe centrale, il s’agit de gouvernements élus qui récusent le « libéralisme » post-moderne, en tous les sens du terme. Faut-il voir là l’annonce d’un tournant dans l’histoire de nos mentalités ? Ou bien, un chancre que les oppositions locales (actuellement en voie de désobéissance civile) parviendront à éradiquer ?