Cette volonté impérialiste chinoise qui se dissimule mal derrière le projet de la route de la soie

Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More et co-rédacteur en chef de la revue Monde chinois nouvelle Asie

14 mars 2018 • Entretien •


Dans un article publié ce 12 mars par Foreign Policy, Robert Daly (directeur de l’Institut Kissinger sur la Chine et les États-Unis) et Matthew Rojansky (directeur du Wilson Center’s Kennan Institute), dévoilent le projet chinois de la route de la soie sous un jour moins « favorable » qu’un simple projet d’infrastructures comme il est présenté le plus souvent, mais comme une réelle ambition impérialiste, notamment vers l’Asie centrale, tout en élaborant des stratégies d’intégration aussi bien avec l’Amérique latine que pour l’Arctique. Dans quelle mesure le projet « One Belt One Road, OBOR » pourrait-il être trop naïvement perçu en dehors des frontières chinoises, et dans quelle mesure une stratégie impérialiste – ici décrite – est-elle réellement à l’œuvre ? Quelles sont les zones directement concernées par une telle stratégie ?

Sur un plan strictement économique, la logique des nouvelles routes de la soie est avant tout interne à la Chine. Pékin tente de reproduire à l’étranger ce qui a été fait à l’intérieur du pays quand il s’est agi de relancer l’économie en 2008-2009 : dépenser de l’argent dans de nouvelles infrastructures pour trouver un emploi aux surcapacités de production des entreprises chinoises, alors même que la croissance chinoise ralentit. Il n’est pas possible d’étendre à l’infini les lignes à grande vitesse et de multiplier les villes nouvelles en Chine, alors que la population stagne. Il faut donc se tourner vers l’étranger. Le soutien par un nombre toujours plus grand de pays de la politique économique de fuite en avant du gouvernement chinois viendra le conforter dans ses choix. C’est un peu étrange, mais tout se passe comme si la fierté de leur réussite des Chinois augmentait parallèlement à leur inquiétude quant à l’avenir du monstre géopolitique qu’ils sont en train de faire émerger.

D’un point de vue géopolitique justement, les nouvelles routes de la soie sont en effet pour Pékin une façon de lier son destin à celui du reste du monde. « Nous sommes tous dans le même bateau », nous répètent à l’envi les Chinois, ce qui pour nous veut dire, au-delà de la rhétorique sympa et « inclusive », que si la Chine coule, nous coulerons avec elle : il faut donc qu’elle continue d’émerger. Espérons que ce bateau, aussi massif soit-il, ne se révèle pas être un Titanic avec des caractéristiques chinoises.

Cependant, le Parti n’est pas tout puissant à l’étranger. Il lui faut faire face à des gouvernements souverains qui ne se sentent nullement obligés par les injonctions du Parti, contrairement aux provinces chinoises. Cela fait des décennies que la Chine prévoit par exemple de construire un tunnel ferroviaire sous le bras de mer de 120 km qui sépare la Chine de Taïwan, un projet encore inclus dans le dernier plan quinquennal chinois (2016-2020). Tout est prêt aujourd’hui du côté continental pour réunir enfin « les compatriotes » des deux côtés du détroit, séparés par la méchanceté conjuguée de l’histoire et de la géographie, tout… sauf les Taïwanais qui ignorent souverainement, c’est le cas de le dire, un des projets phares du plan quinquennal. La preuve que les provinces chinoises ne sont pas toutes logées à la même enseigne de Pékin. Qu’en sera-t-il de pays dont la souveraineté n’est contrairement à celle de Taïwan, nullement disputée par Pékin ?

De fait, toutes les zones géographiques semblent être concernées par les nouvelles routes de la soie. L’initiative « une ceinture, une route », selon son appellation officielle, peut englober n’importe quelle unité géographique, n’importe quel pays, au gré des circonstances. Ce qui importe, c’est de manifester son soutien, et de montrer son enthousiasme. Bien sûr, il y a des zones plus particulièrement ciblées car le but reste de créer des infrastructures particulièrement adaptées à la structure du commerce chinois ; ce qui signifierait pour la Chine mieux contrôler ses approvisionnements et améliorer l’accès à ses marchés. L’enjeu monétaire, c’est-à-dire l’internationalisation du Yuan, est important comme le signale l’article que vous citez. Moins cependant que l’enjeu juridique (dont parle aussi l’article) car Pékin veut maintenant que les différends entre les acteurs de ces nouvelles routes de la soie soient jugés ou arbitrés par des cours et par des lois chinoises. Si la Chine parvient à devenir via les nouvelles routes de la soie un producteur de normes et de règles juridiques internationales, cela constituerait une réussite éclatante pour le « pouvoir discursif » de la Chine (Huayuquan, 话语权), un concept foucaldien que la Chine a mobilisé dans son combat pour la prééminence mondiale (la preuve que les exportations françaises ne sont pas tout à fait en panne). Si la Chine parvient vraiment à imposer de nouvelles pratiques dans ces différents domaines, cela représenterait en effet un bouleversement inédit dans la structure de la mondialisation économique et dans l’organisation du droit international. Mais nous en sommes loin et les obstacles restent nombreux. Très prosaïquement, les coûts du rail restent encore très supérieurs à ceux du fret maritime, et on voit toujours mal avec quoi remplir les trains qui repartent vers Chengdu ou Xi’an depuis l’Europe, après avoir rempli leur tâche, c’est-à-dire avoir livré les marchandises chinoises…

Les auteurs évoquent un contexte actuel présentant une « période d’opportunité stratégique pour la Chine ». Quelles sont les causes qui ont pu aboutir à un tel contexte d’opportunité pour Pékin ?

Les auteurs citent un éditorial du Quotidien du Peuple qui, en janvier 2018, a fait grand bruit. Cet éditorial affirmait que le capitalisme était en crise et que le monde avait un besoin urgent de la Chine et de ses solutions miracles. Rien de nouveau en somme sous le soleil rouge du communisme nationaliste chinois : souvenons-nous de Mao dont la propagande chinoise nous affirmait qu’il faisait l’objet d’un culte fervent aux quatre coins de la planète. C’était d’ailleurs parfois vrai. Aujourd’hui, l’élection de Donald Trump, et plus généralement les doutes occidentaux quant aux bienfaits de la mondialisation, favorisent le sentiment de Pékin que son heure est enfin arrivée. C’est la conclusion du discours-fleuve de Xi Jinping lors du XIXème Congrès en octobre dernier. Mais ce n’est pas la première fois que cela se produit. Un même sentiment s’était déjà fait jour après la crise financière de 2008. Les déclarations à l’emporte-pièce de certains militaires et politiques chinois avaient entrainé une réaction des pays voisins de la Chine qui se concrétisent aujourd’hui dans des stratégies d’alliance de plus en plus solides, entre l’Inde et le Japon par exemple.

Mais que les doutes occidentaux nourrissent la fierté chinoise n’est guère une nouveauté. Dés la fin des années 1960 et durant les années 1970, Américains et Européens, conservateurs et gauchistes, en plein traumatisme post-Vietnam et post-colonial, regardaient vers l’Orient et admiraient de conserve ce « phare de la pensée mondiale » qu’était, paraît-il, Mao Zedong. Si nous sommes revenus de ce romantisme de pacotille, la Chine continue d’exercer une fascination sur les esprits modernes qui se veulent en avance sur leur temps et sur leurs contemporains, et qui radotent depuis des lustres sur l’avènement d’un « siècle chinois ». Aujourd’hui, beaucoup d’hommes d’affaires et d’ingénieurs occidentaux admirent l’ambition chinoise qui se manifeste dans les nouvelles routes de la soie. Les projets pharaoniques chinois qui ne s’embarrassent pas de consultations locales et syndicales interminables fascinent ceux qui en Occident regrettent le bon vieux temps des Trente glorieuses durant lequel l’Europe (et singulièrement la France) construisait des autoroutes somptueuses et des entrées de ville hideuses. Les nouvelles routes de la soie sont un rêve d’ingénieur des Ponts-et-Chaussées à l’échelle mondiale où il s’agit d’aller toujours plus vite et toujours plus loin, grâce à des infrastructures toujours plus performantes. Ces nouvelles routes de la soie sont les routes de l’affairement et de la vitesse, à mille lieux de l’imaginaire de la lenteur des routes de la soie « historiques ». Je conseille de jeter un œil à ce propos sur une vidéo de propagande assez distrayante de l’agence Chine nouvelle qui tente de vendre ce rêve d’ingénieur au grand public…

Toujours selon les auteurs, Pékin devrait être confronté à une résistance, aussi bien de la part de la Russie, du Kazakhstan, ou encore du Pakistan, pourtant proche de la Chine. Comment s’organisent ces différents pays pour faire face aux ambitions de Pékin ? 

Beaucoup de pays ne cherchent pas « à faire face aux ambitions de Pékin ». Après tout, c’est la Chine qui est demandeur. Il y a sans doute un piège dans lequel ni la Chine, ni les pays récipiendaires ne devraient se laisser enfermer. La dépendance à l’égard de la Chine de certains pays, en Afrique et ailleurs, peut devenir importante. La Chine rachète la dette de certains partenaires. Il est facile d’imaginer des cas où un changement politique par exemple pourrait entraîner une montée de tension avec le partenaire chinois devenu synonyme de soumission économique, voire politique. Cela s’est déjà produit. Il est rare qu’un pays imagine a priori se lancer dans une politique coloniale, mais il est possible que Pékin se trouve un jour pris avant même de s’en rendre compte dans une politique de ce type en voulant protéger ses intérêts outre-mer, contre un partenaire devenu récalcitrant à la domination chinoise…

La Chine rêve généralement de cantonner ses partenaires à une relation bilatérale dans laquelle elle se trouve en position de force. Mais même dans ce cadre-là, on constate que de nombreux projets sont remis en cause simplement parce que les intérêts chinois et ceux des États visés ne convergent pas nécessairement. En outre, d’autres pays tentent de proposer une alternative : c’est notamment le cas du Japon et de l’Inde, ce dernier pays étant pourtant officiellement inclus dans les pays qui soutiennent l’initiative chinoise, si l’on en croit ce site officiel (déjà donné par l’article que vous citez), malgré les virulentes critiques indiennes lors du premier sommet international consacré aux nouvelles routes de la soie en mai 2017 à Pékin. Plusieurs pays et individus se sont trouvés embarqués contre leur gré par la propagande chinoise dans un soutien aux nouvelles routes de la soie. Les listes officielles des pays et organismes qui sont censés soutenir les nouvelles routes de la soie sont impressionnantes, même s’il est difficile de savoir de quelle nature et de quelle ampleur est ce soutien supposé. On a parfois l’impression que le régime chinois souffre du syndrome de Clérambault, cette maladie qui touche ceux qui se pensent aimés par des gens qui n’éprouvent qu’indifférence ou crainte à leur égard…