La haute fonction publique au pouvoir, ou la société assujettie

Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More

30 mars 2018 • Opinion •


Il y a un peu plus de vingt ans, à travers une analyse historique d’une belle intelligence, Alain Peyrefitte proposait aux Français et à leurs dirigeants de retrouver les voies d’une « société de confiance ». Dix ans plus tard, Pierre Cahuc et Yann Algan décrivaient comment les blocages et les ratés d’un modèle social jamais réformé, transformaient la France en une « société de défiance ». En 2018, Emmanuel Macron, sûr de sa force, en conduisant ses réformes tambour battant, en mettant en scène son action et celle de l’État au service de la « transformation du pays », n’est-il pas en train de modeler, hélas, ce qui ressemble de plus en plus à une société assujettie ?

Les exemples abondent. C’est l’école rendue obligatoire dès trois ans : si cela ne change pas grand-chose dans les faits (98% des enfants sont déjà scolarisés dès cet âge), c’est un peu de liberté qui s’envole pour les parents qui faisaient le choix de ne scolariser leurs enfants qu’à six ans et l’impératif égalitaire qui s’impose à tous.

C’est aussi la proposition de loi du Sénat qui, reprenant une idée de Najat Vallaud-Belkacem, veut « simplifier et renforcer l’encadrement » des écoles hors contrat sous prétexte de lutter contre l’islamisme mais qui, en réalité, va menotter un enseignement dont la réussite fait de l’ombre au système public. Le projet émane certes du Parlement mais le ministre de l’Éducation nationale s’y est montré favorable.

En 2018, Emmanuel Macron, sûr de sa force, en conduisant ses réformes tambour battant, en mettant en scène son action et celle de l’État au service de la « transformation du pays », n’est-il pas en train de modeler, hélas, ce qui ressemble de plus en plus à une société assujettie ?

C’est également la réforme de la formation professionnelle qui, positive par certains aspects, accorde un rôle insuffisant aux régions et engage une ré-étatisation partielle des dispositifs à travers la création d’une nouvelle agence nationale de régulation. C’est le dossier de la décentralisation dans son ensemble, sur laquelle l’exécutif ne propose rien de très ambitieux ni de très neuf mais impose une pression inédite sur les ressources des collectivités territoriales (suppression de la taxe d’habitation pour 80% des Français, contractualisation financière entre l’État et les collectivités locales, actuellement discutée).

C’est encore l’abaissement à 80 km/h de la limitation de vitesse sur les routes nationales, décidé soudainement, sans délai ni concertation, au mépris des exemples étrangers et des expérimentations en cours.

C’est enfin la criminalisation du « harcèlement de rue » qui hystérise les relations entre les hommes et les femmes sans traiter les questions socioculturelles de fond (influence de la pornographie, misogynie dans les « quartiers », etc.) et favorise encore l’extension du domaine du soupçon et de la surveillance.

Ces exemples, fort divers, ont un point commun : le recours à l’État. Mais l’étatisme d’Emmanuel Macron est d’un genre nouveau. Car, bien sûr, le chef de l’État n’est ni un jacobin de 1793, ni un radical de 1880, ni un social-démocrate des années 1990. Non, son étatisme est technocratique, utilitaire, vise à l’efficacité et s’accommode sans peine d’un certain libéralisme entrepreneurial et d’un libertarisme sociétal. Les leçons qu’il a tirées des échecs politiques de ses prédécesseurs, leçons qui l’ont fait gagner l’an passé, le conduisent à la conviction qu’il faut agir vite et fort et que, pour cela, le meilleur outil en France reste l’État. Mais un État piloté par des techniciens : énarques et inspecteurs des finances plus que jamais, mais aussi financiers de haut vol ou directeurs des ressources humaines de grands groupes.

Devant de tels dirigeants, bien formés, bardés de diplômes, passés par les plus brillants postes du public et du privé, les simples citoyens, les associations, les collectivités locales, ce qu’on appelait jadis « les corps intermédiaires » et aujourd’hui la « société civile », pèsent de peu de poids. Non pas qu’on les oublie (c’est pour eux qu’on agit), non pas qu’on les méprise (espérons-le en tout cas…), mais, pensent nos dirigeants, la société civile ne dispose pas de la compétence, de toutes les données, de la vue d’ensemble qui permettent d’agir. Si bien qu’on leur demande (ou qu’on les enjoint parfois sans grand ménagement) de laisser faire l’État qui décidera, encadrera, réformera, surveillera forcément mieux qu’eux.

« L’étatisme technicien d’Emmanuel Macron a besoin, pour se déployer et se réaliser, d’une société française passive, consentante, attendant les solutions d’en-haut, bonne à appliquer les consignes : assujettie, en un mot. »

Bien sûr, ces corps intermédiaires, ces acteurs du jeu institutionnel, économique ou social, ne sont pas exempts de critiques : on connait bien certains corporatismes, certains immobilismes, certains petits calculs. Chacun sait par exemple ce que les partenaires sociaux ont à gagner à ne pas trop toucher à la nébuleuse de la formation professionnelle… Mais on y trouve aussi des trésors d’actions favorables au bien commun, de générosité, de dévouement, d’attention, de confiance, d’innovation. Et se passer d’eux n’est chose ni aisée, ni prudente : ils sont les trames du tissu social, fragile à bien des égards. La seule réponse à leurs carences est-elle le recours à l’État ?

C’est ce que laisse penser l’étatisme technicien d’Emmanuel Macron, qui a besoin, pour se déployer et se réaliser, d’une société française passive, consentante, attendant les solutions d’en-haut, bonne à appliquer les consignes : assujettie, en un mot. Au critère de l’efficacité, qui serait l’apanage de l’État dynamisé et vitaminé qu’il dirige, Emmanuel Macron oppose les pesanteurs et les lenteurs du « vieux monde ». Au vrai, il fait surtout courir le risque à notre pays de voir s’affaiblir encore un peu plus l’initiative locale, privée, associative, les liens immédiats de solidarité et, pire encore, l’esprit de liberté.