Ce que nous dit le Boao Forum sur les plans de la Chine pour l’Asie

Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More

11 avril 2018 • Entretien •


Du 8 au 11 avril 2018 se tenait le Boao Forum For Asia, régulièrement présenté comme le « Davos asiatique », dans l’île du Hainan, au sud de la Chine. Quel a été le rôle de ce forum depuis sa création, en 2001, date de l’entrée de la Chine dans l’OMC ? Dans quelle mesure ce forum peut-il être perçu comme un vecteur de l’influence de Pékin sur la région ? 

Le BFA est en effet historiquement lié à l’entrée de la Chine au sein de l’OMC. Un des principaux artisans du Forum et qui fut longtemps son secrétaire-général est Long Yongtu, un ancien vice-ministre au Commerce qui négocia l’entrée de la Chine à l’OCM avec ses principaux partenaires commerciaux. Si le BFA est présenté informellement par Pékin comme le « Davos asiatique », il s’agit bien du seul aspect informel de ce forum. Cet aspect a cependant été soigneusement mis en scène par le Pékin : ce forum existe sous la forme d’une association qui réunit au sein de son conseil d’administration des anciens responsables et des hommes d’affaires de différents pays, mais qui est en réalité complètement contrôlée par Pékin. Cet aspect informel est purement formel, si je puis dire. Le président du forum était jusqu’à la session de cette année un ancien Premier ministre japonais, Fukuda Yasuo, il vient d’être remplacé par l’ancien secrétaire-général de l’ONU Ban Ki-moon.

Depuis son origine, ce forum est organisé par le Parti pour réunir dans un cadre qui se veut « paradisiaque » – ce serait l’équivalent chinois de Hawaï (il faut toujours qu’il y ait un équivalent chinois de tout ce qui est américain) – un maximum de chefs d’Etat et de responsables politiques afin de manifester la grandeur retrouvée et la bienveillance de la Chine. Dans l’appellation en langue anglaise du forum, il y a en effet un mot qui n’existe pas dans son appellation chinoise, le mot « For », « pour »: ce forum est fait « pour » l’Asie. Dès 2001, Pékin s’y projette dans une île méridionale, Hainan, qui est aussi une région chinoise peu développée et qui fut longtemps fermée aux étrangers, devenue progressivement une région touristique, peuplée de minorités  ethniques, comme un acteur bienveillant susceptible de venir apporter les lumières de son développement aux régions et pays moins avancés de la région. Le BFA est un lieu de projection symbolique de la puissance chinoise dans la région et plus largement dans le monde entier. J’ai pu assister à plusieurs des éditions de ce Forum entre 2003 et 2008, années durant lesquelles la mobilisation médiatique ira croissant, à une vitesse vraiment impressionnante.

En 2002, le Premier ministre japonais Koizumi Junichiro y effectuera une étape d’un voyage officiel en Chine qui n’empêcha pas la dégradation rapide des rapports entre les deux grandes puissances asiatiques dans les années qui suivirent.

En 2005, les diplomates chinois et le proche conseiller de Hu Jintao, Zheng Bijian, y discutaient presque ouvertement de la pertinence stratégique de la notion « d’émergence pacifique » de la Chine. Une époque de relative ouverture qui paraît aujourd’hui bien loin, depuis que nous sommes entrés, il y a quelques années, dans une période de glaciation idéologique à Pékin.

En 2008, le vice-président élu taïwanais Vincent Siew y rencontrera Hu Jintao, avant de prendre ses fonctions, laissant augurer un rapprochement rapide entre Pékin et Taipei qui cependant fit long feu.

Qu’est-ce que cette édition 2018 révèle des rapports de puissance économique dans la région ? 

Je ne sais pas si cette édition révèle grand-chose-des rapports de puissance économique dans la région. Traditionnellement, la Chine tente dans le cadre de ce forum de se présenter comme une puissance pacifique et bienveillante, pour la région et le monde. Il s’agit d’une opération de relation publique. Le niveau des délégations envoyées par les pays asiatiques à ce forum est un bon indicateur de l’évolution de la qualité des relations de ces pays avec la Chine. Il n’y a cette année encore aucune délégation officielle des deux autres grandes puissances asiatiques, l’Inde et le Japon. L’Inde est représentée comme d’habitude par quelques hommes d’affaires, et le Japon a envoyé à Hainan un attaché au consulat de Canton, Sugiyama Sorao. Du côté français, l’incontournable Jean-Pierre Raffarin y a adressé ses compliments habituels au pouvoir chinois.

Quelles sont les leçons à tirer de cette édition 2018, et du discours de Xi Jinping, pour les Occidentaux en général et les Européens en particulier ?

La première est que le libéralisme économique n’est pas incompatible avec la tyrannie politique, au moins dans sa variété chinoise. C’est une leçon que le sinologue Jean Levi nous adresse depuis longtemps. Si nous n’avons aucune raison de prendre pour argent comptant les promesses d’ouverture de Xi Jinping dans le cadre de ce discours, il faut bien constater que l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale ne favorise aucune ouverture politique. En outre, dans certains domaines, lorsque le Parti estime que ses intérêts vitaux sont en jeu, la Chine reste résolument fermée. Si la Chine refuse l’accès de son marché aux acteurs étrangers des nouvelles technologies, elle exige cependant que Tencent ou Huawei par exemple puisse opérer librement en Europe et aux Etats-Unis. Pour reprendre l’heureuse expression de François Godement, « pour la Chine, chez elle c’est chez elle, et chez nous, c’est encore chez elle ». Voilà le type d’ouverture qui sied parfaitement à la Chine.

Dans son discours, Xi Jinping s’est longuement félicité des grands progrès de la Chine depuis quarante ans et le début de la politique de réforme et d’ouverture en 1978, sous l’impulsion de Deng Xiaoping. Il a déroulé une longue liste de mesures de libéralisation économique dans divers domaines (automobiles, zones franches, secteurs financiers, etc.). Ces projets de réformes étaient pour la plupart déjà connus et les observateurs attendent leur traduction concrète. Xi Jinping a aussi manifesté une certaine inquiétude quant aux projets de l’administration américaine de durcir les conditions des transferts de technologie des entreprises américaines vers les entreprises chinoises. Pendant longtemps, la Chine a su faire miroiter les promesses de son marché gigantesque pour obtenir des grands groupes occidentaux des transferts de technologie qui sont un élément-clé dans sa stratégie d’accession au statut de grande puissance. Beaucoup pensent aujourd’hui aux Etats-Unis que ce fut un marché de dupes.