Les migrations de masse, le droit international et le « Pacte mondial » de l’ONU

Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More

Décembre 2018 • Points clés 19 •


Le « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières » sera-t-il signé les 10 et 11 décembre à Marrakech ? Ses promoteurs, qui le présentent comme non-contraignant, respectueux de la souveraineté des États et neutre dans ses effets, semblent surpris des résistances qu’il suscite. Pourtant, sa lecture attentive et l’évolution actuelle du droit international méritent qu’on s’interroge sérieusement sur sa portée juridique réelle, la vision culturelle et sociale qu’il véhicule et les conséquences qu’on peut en attendre. Alors qu’il semble bien que nous soyons entrés dans le temps des migrations de masse, les responsables politiques, occidentaux en particulier, devraient y réfléchir à deux fois avant de le signer.


Les 10 et 11 décembre prochain, les pays membres de l’ONU sont appelés à adopter le « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières » lors d’un sommet organisé à Marrakech (Maroc). Issu d’une concertation de deux années, le Pacte se présente comme une contribution importante en vue d’organiser une meilleure gestion des flux migratoires à l’échelle internationale impliquant à la fois les pays d’origine, les pays de transit et les pays de destination.

Plusieurs pays ont déjà annoncé qu’ils ne le signeront pas : l’Autriche, l’Australie, la Bulgarie, la Croatie, les États-Unis, Israël, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Serbie, la Slovaquie et la Suisse. L’Italie a fait savoir qu’aucun représentant gouvernemental ne se rendrait à Marrakech et que le Parlement sera saisi du sujet. En Belgique, la coalition au pouvoir menace d’imploser entre la N-VA, qui refuse de signer le Pacte, et les autres partis qui la composent.

Les promoteurs du Pacte le présentent pourtant comme non-contraignant, respectueux de la souveraineté des États et neutre dans son jugement sur le phénomène migratoire lui-même. Ils ne s’attendaient sans doute pas à une telle levée de bouclier. Ils sont pourtant bien informés : le monde compte près de 260 millions d’immigrés, selon les chiffres de l’ONU elle-même. La crise migratoire européenne de 2015 et 2016 et la caravane qui s’est levée au Honduras, a traversé le Mexique et campe actuellement à la frontière américaine le prouvent : le temps des migrations de masse est venu.

Dès lors, il est légitime de s’interroger sur les motivations et les objectifs de ce Pacte, en particulier dans les pays développés qui accueillent la majorité des immigrés du monde. Que contient-il ? Quelle est sa véritable portée juridique ? Porte-il une vision particulière sur les migrations ? L’échelon mondial est-il le bon pour faire face à l’enjeu migratoire ? A quels pays le « Pacte mondial » demande-t-il le plus d’efforts ? Décryptage en dix points clés.

1 • Que contient le « Pacte mondial » ?

Si la question des mobilités internationales préoccupait la communauté internationale depuis quelque temps déjà, c’est à la suite de la crise migratoire de 2015 et 2016 en Europe que l’ONU a décidé de se saisir activement du sujet. Les premiers travaux conduisirent à l’adoption par l’Assemblée générale de la « Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants » du 19 septembre 2016 (1). Deux ans de discussion aboutirent le 11 juillet dernier à l’adoption par la même Assemblée générale du « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières » (2).

Structuré autour de vingt-trois objectifs, le Pacte « établit un cadre de coopération juridiquement non contraignant, qui repose sur les engagements convenus par les États membres dans la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants. Il favorise la coopération internationale en matière de migration entre tous les acteurs compétents, sachant qu’aucun État ne peut gérer seul la question des migrations, et respecte la souveraineté des États et les obligations que leur fait le droit international » (préambule §7). De la collecte de « données précises et ventilées » (objectif 1) à « l’inclusion financière des migrants » (objectif 20), en passant par la limitation des abus contre les travailleurs migrants (objectif 6) ou la lutte contre la traite des êtres humains (objectif 10), chacun des vingt-trois objectifs est formulé en des termes souvent flous et généraux et détaillé en de nombreux « engagements », « principes directeurs » ou « mesures concrètes » parfois tout aussi vagues.

2 • Le « Pacte mondial » est-il contraignant ?

Non. Il le précise d’ailleurs lui-même en deux occasions (préambule §7 et §15b). Il invite les États signataires à s’engager en faveur des objectifs affichés et à mettre en œuvre les politiques conséquentes mais, formellement, il n’est effectivement pas contraignant, ce qui signifie qu’il ne saurait constituer une convention au sens « classique », ayant une valeur normative supérieure au droit interne des États.

Toutefois, plusieurs exemples tirés de l’histoire juridique prouvent qu’il est devenu fréquent que des textes (d’origine nationale ou supranationale), dépourvus au départ de tout caractère contraignant (dans l’absolu ou dans un espace juridique précis), viennent ultérieurement produire des effets concrets en irriguant des jurisprudences, voire intègrent formellement l’ordre juridique de certaines entités. Ce phénomène est particulièrement observable en matière de « droits de l’homme ».

Ainsi, la Charte des droits fondamentaux, adoptée en l’an 2000 par l’Union européenne (UE), n’avait à l’origine aucune valeur contraignante. En en faisant mention dans son texte (3), le traité de Lisbonne de 2007 lui a octroyé une valeur juridiquement contraignante – la Charte disposant dès lors de la même valeur juridique que les traités.

Avant l’entrée en vigueur de la Charte des droits fondamentaux dans le droit de l’UE, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), « comblant les lacunes des traités initiaux », se référait régulièrement aux garanties de la Convention européenne des droits de l’homme (1950) qui liait les États faisant partie du Conseil de l’Europe, mais pas l’UE, non partie à la Convention. Ainsi, en 1974 (affaire Nold), la CJUE considéra qu’en plus des traditions constitutionnelles nationales, les droits fondamentaux communautaires pouvaient être fondés sur les accords internationaux dont les États membres étaient des parties contractantes, faisant explicitement référence à la Cour européenne des droits de l’homme (qui dépend du Conseil de l’Europe) l’année suivante (affaire Rutili).

Par sa décision « Liberté d’association » (16 juillet 1971), qui a consacré la valeur constitutionnelle du préambule de la Constitution de 1958, lequel renvoie au préambule de la Constitution de 1946 et à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le Conseil constitutionnel français s’est érigé en protecteur des droits et des libertés des citoyens et en garant de l’État de droit. Les sages ont ainsi renforcé considérablement le caractère contraignant de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en l’incluant dans le « bloc de constitutionnalité ». L’ordre judiciaire avait en outre déjà affranchi la déclaration de sa portée purement symbolique en reconnaissant pour la première fois en 1947 qu’il s’agissait d’un texte de droit positif.

La crainte d’une contrainte juridique ultérieure et indirecte passant par l’interprétation souveraine des juges (nationaux ou européens) apparaît donc légitime. Certaines juristes ont clairement alerté sur ce risque. Ainsi, l’ex-président de la Cour constitutionnelle de Belgique Marc Bossuyt s’inquiète d’une possible « libre interprétation » du texte et plaide pour une « déclaration interprétative » qui, selon lui, pourrait couper l’herbe sous les pieds des juges : « Les pays d’accueil comme le nôtre doivent indiquer quels passages ils trouvent insuffisants » (4). Avocat au barreau de Bruxelles, Fernand Keuleneer fait la même analyse : le Pacte s’inscrit dans la perspective d’un « processus de transnationalisation du droit » et s’il n’est pas juridiquement contraignant, il n’en intégrera pas moins, selon lui, le « corpus du droit international ». Or, le droit international et les droits de l’homme trônant « au sommet de la pyramide juridique », adhérer à ce pacte revient à « signer un chèque en blanc au niveau juridique » (5).

3 • Le « Pacte mondial » respecte-t-il la souveraineté des États ?

Formellement, le Pacte respecte la souveraineté des États (préambule §7 et objectif 11 §27) et « réaffirme le droit souverain des États de définir leurs politiques migratoires nationales et leur droit de gérer les migrations relevant de leur compétence, dans le respect du droit international » (préambule §15c). Le Pacte ne donc peut être confondu avec une convention internationale « classique », primant sur le droit interne des États et se plaçant au sommet de la pyramide des normes. Les pouvoirs exécutif et législatif des États signataires devraient rester libre d’adopter des lois et des règlements contraires aux objectifs du Pacte et les juges internes ne seront pas tenus d’exercer un « contrôle de conventionalité » de ces lois au regard de ses objectifs. Le Pacte n’est pas une nouvelle Convention de Genève ou une nouvelle Convention européenne des droits de l’homme, dont le non-respect des dispositions peut déboucher sur des sanctions infligées aux États.

Pour autant, certains objectifs se présentent comme d’authentique prescriptions à accueillir largement les migrants en leur offrant assistance, protection, subsistance, formation, etc. : « ne recourir au placement en rétention administrative des migrants qu’en dernier ressort et chercher des solutions de rechange » (objectif 13), « renforcer la protection, l’assistance et la coopération consulaires tout au long du cycle migratoire » (objectif 14), « assurer l’accès des migrants aux services de base » (objectif 15) ou « investir dans le perfectionnement des compétences et faciliter la reconnaissance mutuelle des aptitudes, qualifications et compétences » (objectif 18).

Si le processus décrit au point précédent devait se révéler exact par l’« appropriation » de cette soft law par les juges internes, ceux de la Cour de justice de l’Union européenne ou de la Cour européenne des droits de l’homme, hypothèse qui n’a rien d’improbable, alors on pourrait affirmer que la souveraineté nationale des États signataires serait bel et bien « grignotée » par l’incorporation progressive de la substance du Pacte dans leur droit.

4 • Le « Pacte mondial » est-il neutre sur la question migratoire ?

C’est ce qu’affirment les promoteurs du texte. En plus d’être juridiquement non contraignant et de respecter la souveraineté des États, le Pacte serait neutre sur la question migratoire. Ainsi Louise Arbour, représentante spéciale du secrétaire général des Nations unis pour les migrations, affirme-t-elle qu’il « n’est ni favorable, ni défavorable à la migration comme telle, mais constate une réalité » (6). Cela est inexact. En effet, le Pacte explique au contraire que les migrations « sont facteurs de prospérité, d’innovation et de développement durable et qu’une meilleure gouvernance peut permettre d’optimiser ces effets positifs » (préambule §8).

A quoi s’ajoute la longue liste des objectifs affichés qui favorisent implicitement les migrants à se déplacer et les pays de destination à les accueillir : « munir tous les migrants d’une preuve d’identité légale et de papiers adéquats » (objectif 4) ; « faire en sorte que les filières de migration régulière soient accessibles et plus souples » (objectif 5) ; « favoriser des pratiques de recrutement justes et éthiques et assurer les conditions d’un travail décent » (objectif 6) ; « ne recourir au placement en rétention administrative des migrants qu’en dernier ressort et chercher des solutions de rechange » (objectif 13) ; « renforcer la protection, l’assistance et la coopération consulaires tout au long du cycle migratoire » (objectif 14) ; « assurer l’accès des migrants aux services de base » (objectif 15) ; « donner aux migrants et aux sociétés des moyens en faveur de la pleine intégration et de la cohésion sociale » (objectif 16) ; « éliminer toutes les formes de discrimination et encourager un débat public fondé sur l’analyse des faits afin de faire évoluer la manière dont les migrations sont perçues » (objectif 17) ; « investir dans le perfectionnement des compétences et faciliter la reconnaissance mutuelle des aptitudes, qualifications et compétences » (objectif 18) ; « créer les conditions permettant aux migrants et aux diasporas de contribuer pleinement au développement durable dans tous les pays » (objectif 19) ; « rendre les envois de fonds plus rapides, plus sûrs et moins coûteux et favoriser l’inclusion financière des migrants » (objectif 20) ; « mettre en place des mécanismes de portabilité des droits de sécurité sociale et des avantages acquis » (objectif 22).

Face à cela, les objectifs visant à réduire ou contrôler un tant soit peu les flux migratoires ne sont pas nombreux. On peut citer : « lutter contre les facteurs négatifs et les problèmes structurels qui poussent des personnes à quitter leur pays d’origine » (objectif 2) ; « renforcer l’action transnationale face au trafic de migrants » (objectif 9) ; « gérer les frontières de manière intégrée, sûre et coordonnée » (objectif 11) ; « coopérer en vue de faciliter le retour et la réadmission des migrants en toute sécurité et dignité, ainsi que leur réintégration durable » (objectif 21).

Certains ne s’y trompent d’ailleurs pas. Ainsi l’ambassadeur Jürg Lauber, représentant permanent de la Suisse auprès des Nations unies à New York, qui a pris une part active aux travaux préparatoires du Pacte, a-t-il pu affirmer que celui-ci « inscrit fermement la migration dans l’agenda mondial. Ce document constituera un point de référence pour les années à venir et induira un réel changement sur le terrain » (7).

5 • Le « Pacte mondial » promeut-il une vision communautariste de la société ?

Ses promoteurs répondraient sans doute non à cette question, en expliquant que ce n’est pas son objet. Pourtant, en plaidant tout au long de son texte pour « des sociétés inclusives » (préambule §13, objectif 2 §18b, objectif 16 §32a, §32d et §32i et objectif 21 §37), le Pacte invite implicitement les sociétés d’accueil à faire toute leur place aux cultures et aux coutumes des migrants. Il va même plus loin en poussant la logique de l’indistinction puisque les pays signataires du Pacte affirment sans ciller qu’ils sont « tous des pays d’origine, de transit et de destination » (préambule §10). C’est le « nous sommes tous des migrants » du pape François qui entre ainsi dans le droit international.

Concrètement, le Pacte demande donc aux pays d’accueil de « promouvoir le respect mutuel des cultures, des traditions et des coutumes entre les communautés d’accueil et les migrants » (objectif 16 §32a), de « tirer parti des compétences, de la culture et des connaissances linguistiques des migrants » (objectif 16 §32g), « d’appuyer les activités multiculturelles organisées autour du sport, de la musique, des arts, des festivals gastronomiques, du bénévolat » (objectif 16 §32h) et aux écoles d’« intégrer dans les programmes scolaires des informations factuelles sur les migrations » (objectif 16 §32i).

Il va même plus loin : pour lutter contre le racisme, la xénophobie ou l’intolérance, il invite les États signataires à orienter et surveiller le débat public en vue de « démonter les discours trompeurs qui donnent une image négative des migrants » (préambule §10). Pour se faire, il convient de « sensibiliser les professionnels des médias aux questions de migration et à la terminologie afférente, en instituant des normes déontologiques pour le journalisme et la publicité » (objectif 17 §33c). Dans un document préparatoire, l’OIM (Organisation internationale pour les migrations, qui dépend de l’ONU) était plus explicite encore en affirmant que « le pacte mondial devrait être considéré comme une occasion de recadrer le discours sur la migration, pour qu’il cesse de véhiculer des idées trompeuses ou faussées et donne une image exacte de l’importance que revêt la migration et du rôle positif qu’elle peut jouer dans le monde actuel » (8).

6 • Le mot « migrant » a-t-il un sens et faut-il l’employer dans un accord international ?

Depuis la crise migratoire de 2015-2016 en Europe, le mot « migrant » s’est imposé dans le débat public et, il faut le constater, dans le droit international. On en trouve 235 occurrences dans la version française du Pacte.

Voici comment l’UNHCR (Agence des Nations unies pour les réfugiés) définit les termes « réfugiés » et « migrants » en les distinguant : « Les réfugiés sont des personnes qui fuient des conflits armés ou la persécution […]. Les migrants choisissent de quitter leur pays non pas en raison d’une menace directe de persécution ou de mort, mais surtout afin d’améliorer leur vie en trouvant du travail, et dans certains cas, pour des motifs d’éducation, de regroupement familial ou pour d’autres raisons. Contrairement aux réfugiés qui ne peuvent retourner à la maison en toute sécurité, les migrants ne font pas face à de tels obstacles en cas de retour. S’ils choisissent de rentrer chez eux, ils continueront de recevoir la protection de leur gouvernement » (9).

Ainsi présenté, tout candidat à l’immigration est « migrant », à l’exclusion du demandeur d’asile. Le mot confond donc ce qui était jusqu’ici distinct. En France, on distingue en effet classiquement quatre catégories d’immigration : pour raisons familiales (dont le regroupement familial), pour raisons liées à l’éducation (les étudiants), pour raisons liées à l’emploi (les travailleurs) et les autres raisons (dont les demandes d’asile) (10). En effaçant ces catégories, le terme « migrant » crée un flou majeur, à commencer entre l’immigration légale et l’immigration illégale, et contribue à imposer une approche essentiellement émotionnelle de la question migratoire. Le texte emploie à six reprises la formule « tous les migrants, quel que soit leur statut migratoire » (préambule §11, préambule §15f, objectif 10 §26e, objectif 11 §27, objectif 15 §31), levant toute hésitation dans ces cas précis.

Aussi est-il assez manifeste que le Pacte vise à favoriser par cette imprécision une application inconditionnelle de l’ensemble des engagements énoncés, quel que soit le statut des migrants, que ceux-ci soient ou non dans la légalité. Il est en tout cas certain que le texte insiste beaucoup moins sur les droits exclusifs des migrants légaux – les tempérant au maximum en enjoignant les États « à veiller à ce que toute différence de traitement soit fondée en droit, proportionnée et légitime » (objectif 15 §31).

Quelle risque court-on à l’employer dans un accord international ? On peut raisonnablement considérer qu’il se dégage du Pacte l’intention de prôner une réduction des différences de traitements entre les différentes catégories administratives de migrants, ce qui revient concrètement à brouiller les distinctions. Indirectement, cela peut être regardé comme un moyen de favoriser, sinon d’encourager, l’immigration illégale en renforçant les droits des migrants illégaux, tout en fournissant un matériau de choix aux juges : plus un texte est flou, plus il est possible de l’interpréter de manière extensive – ce qui se vérifie particulièrement en matière de droit d’asile, où l’appréciation de la notion incertaine de « persécution en raison de l’appartenance à un groupe sociale » présente dans la Convention de Genève de 1951 s’est régulièrement étendue (11). Le caractère flou de la terminologie du Pacte pourrait ainsi s’avérer dangereux, l’interprétation restant à la merci des juges.

7 • L’échelon mondial est-il forcément le bon pour faire face à l’enjeu migratoire ?

Le Pacte l’affirme, c’est même l’un de ses leitmotivs : « aucun État ne peut seul faire face aux migrations, compte tenu de la nature transnationale du phénomène » (préambule §7, §11 et §15). Comme pour la question du réchauffement climatique, le raisonnement est simple mais efficace : comme le problème est « mondial », c’est-à-dire qu’il s’observe partout dans le monde ou à peu près, la réponse devrait être « mondiale ».

Etrange raisonnement. La question du chômage ou du sous-emploi (des jeunes par exemple) est partout un grave problème social mais il ne vient à l’idée de personne d’instituer une politique de l’emploi mondial. Il en va de même pour l’éducation : l’accès à l’éducation et à la formation est un enjeu pour tous les pays du monde, dans leur diversité et leurs différences, mais on ne saurait appeler de nos vœux une politique éducative mondiale…

Il en va de même pour l’immigration : on ne saurait édicter une norme mondiale en la matière. Il convient au contraire de laisser à chaque pays le soin de déterminer la politique migratoire qui lui convient, en fonction de ses besoins, de sa situation sociale propre, du souhait de sa population, etc. Cela ne signifie pas qu’il faille rejeter toute coopération et toute coordination mais qu’elle doit se faire sur la base de la souveraineté des États. Et puisque « les mobilités se produisent principalement entre les pays situés dans une même région du monde » (12), c’est sans doute l’échelon régional qu’il convient de se concerter et d’agir.

8 • Le « Pacte mondial » invite-t-il à mettre en œuvre des politiques favorisant le maintien des migrants chez eux ?

C’est en tout cas l’un des objectifs affichés du Pacte (un sur vingt-trois…) qui affirme vouloir « lutter contre les facteurs négatifs et les problèmes structurels qui poussent des personnes à quitter leur pays d’origine » (objectif 2). Comment envisage-t-il de le faire ? En favorisant l’application du « Programme de développement durable à l’horizon 2030 » voté par l’ONU en 2015, en investissant dans des programmes qui permettent aux États d’atteindre plus vite les objectifs de développement durable, en créant des mécanismes ou en renforçant les mécanismes existants permettant le suivi et l’anticipation des risques et de menaces susceptibles de déclencher des mouvements de migration, en investissant dans le développement durable aux niveaux local et national, en investissant dans le capital humain en intensifiant la collaboration entre les acteurs de l’aide humanitaire et du développement, etc.

Bref, en continuant de faire ce que l’ONU fait déjà. Or on sait, depuis les travaux de l’économiste zambienne Dambisa Moyo, que l’aide au développement n’aide pas, ou pas assez, ou très mal, les pays pauvres (13). Et l’on sait plus encore que l’aide au développement favorise l’immigration. Auteur d’une impressionnante enquête de terrain dans de nombreux pays d’Afrique, le journaliste Stephen Smith l’affirme : l’aides des pays riches « fonctionne parfois, mais ce ne sont pas les plus pauvres ni les plus désespérés qui partent, ce qui fait que dans un premier temps l’aide aide les gens à partir » (14).

Ce constat est confirmé par des travaux académiques qui montrent en effet que le développement augmente le potentiel migratoire puisque l’un de ses effets passe par l’éducation qui augmente les qualifications (le « capital humain »), lesquelles deviennent « monnayables » sur le marché du travail mondial (15)… Bref, loin de l’enrayer, le développement augmente la migration.

9 • A quels pays le « Pacte mondial » demande-t-il le plus d’efforts ?

Formellement, c’est l’ensemble de la communauté internationale, sans distinction, qui est invitée par le Pacte à œuvrer « pour des migrations sûres, ordonnées et régulières ». Le texte ne mentionne aucun pays du monde, ni aucune région du monde en particulier.

Mais quand il recommande de « ne recourir au placement en rétention administrative des migrants qu’en dernier ressort et chercher des solutions de rechange » (objectif  13) ou de « renforcer la protection, l’assistance et la coopération consulaires tout au long du cycle migratoire » (objectif  14), a qui le fait ? A des États de droits ou aux autres ? A la Suisse ou à l’Arabie saoudite ?

Et quand il demande d’« assurer l’accès des migrants aux services de base » (objectif 15), de « donner aux migrants et aux sociétés des moyens en faveur de la pleine intégration et de la cohésion sociale » (objectif 16) ou d’« investir dans le perfectionnement des compétences et faciliter la reconnaissance mutuelle des aptitudes, qualifications et compétences » (objectif 18), a qui s’adresse-t-il ? Aux pays occidentaux qui disposent de moyens financiers et d’un système social développé ou aux pays pauvres ? A la Suède ou au Bengladesh ?

De toute évidence, la plupart des engagements préconisés par le « Pacte mondial » sont impossibles à concrétiser dans la majorité des pays signataires. Ils ne le sont que dans les pays développés où se concentre l’essentiel de l’immigration mondiale : selon les chiffres de l’ONU, en 2017, 64% des migrants internationaux, soit 165 millions de personnes, résidaient dans un pays développé (16).

10 • Le « Pacte mondial » n’est-il pas le signe du dévoiement de l’ONU ?

Alors qu’elle avait pour buts originels de « maintenir la paix et la sécurité internationales », de « développer entre les nations des relations amicales » et de « réaliser la coopération internationale » (Charte des nations unies, article 1), on sait comment l’ONU a perdu ces dernières années une grande part de sa légitimité et de son efficience dans la promotion d’un « multiculturalisme plat » et de « valeurs universelles » souvent creuses (17).

On sait aussi comment les droits de l’homme ont contribué, cers dernières décennies, à transformer le droit tant national qu’international, nos institutions et la vie sociale. Garants à l’origine des droits fondamentaux des personnes, ils forment aujourd’hui une morale universelle centrée sur les droits individuels (18).

Le « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières » est la preuve tangible, sur la grave question migratoire de ce double dévoiement. Dévoiement institutionnel et juridique avec un droit international qui « s’élabore rarement, pour ne pas dire jamais, dans les paramètres de la souveraineté populaire et nationale, mais [qui] s’impose ensuite aux peuples, qu’on morigène sans gêne lorsqu’ils rechignent à se soumettre aux « engagements internationaux » pris en leur nom » (19). Dévoiement politique et moral ensuite en cherchant à toute force à faire prendre aux peuples un fait pour un bien qu’il ne serait pas possible de discuter – au point de chercher ouvertement à orienter les médias et, donc, le débat public.

Si, comme le prétend Louise Arbour, le Pacte ne fait que « constater une réalité », la réalité des migrations de masse, qu’il soit permis de se demander si cette réalité est un bienfait. Qu’il soit permis de ne pas seulement vouloir les encadrer mais, à tout le moins, les réguler et les contenir.

• Notes

(1) Assemblée générale de l’ONU, « Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants », 19 septembre 2016, disponible ici.

(2) Assemblée générale de l’ONU, « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », projet de document final de la Conférence intergouvernementale chargée d’adopter le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, 30 juillet 2018, disponible ici.

(3) Article 6 du Traité sur l’Union européenne (TUE).

(4) Pacte migratoire : « Les quatre partis sont nécessaires pour prendre une décision », 7sur7, 26 novembre 2018, disponible ici.

(5) « Alors, contraignant ou pas, ce pacte migratoire ? », L’Echo, 4 décembre 2018, disponible ici.

(6) « Ceux qui critiquent le texte ont participé à sa rédaction », Le Figaro, 29 novembre 2018, disponible ici.

(7) Daniel Warner, Switzerland’s global status is in jeopardy, swissinfo.ch, 22 novembre 2018, disponible ici.

(8) OIM, « Pacte mondial sur les migrations : vision de l’OIM », § 8, sans date, disponible ici.

(9) « Réfugié » ou « migrant » : quel est le mot juste ?, UNHCR, 12 juillet 2016, disponible ici.

(10) Institut Thomas More, Propositions pour refonder la politique migratoire française, Note de Benchmarking 18, janvier 2017, disponible ici.

(11) Par exemple, CNDA, arrêt du 7 mars 2017, n°16023776 C+, M. A. (dans lequel la Cour a considéré que les homosexuels ukrainiens constituaient un groupe social devant être protégé, dont la caractéristique essentielle à laquelle ils ne peuvent renoncer est leur orientation sexuelle) ou CNDA, arrêt du 30 mars 2017, n°16015058 R, Mme F. (dans lequel la Cour a considéré que des femmes nigérianes contraintes à l’exploitation sexuelle « doivent être considérées comme partageant une histoire et un statut de victime qui présentent des caractéristiques communes, constantes et spécifiques. Dès lors, ces femmes constituent un groupe social au sens de l’article 1A2 de la convention de Genève »).

(12) Les migrations dans le monde, INED, mars 2018, disponible ici.

(13) Dambisa Moyo, L’aide fatale : les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique, Paris, JC Lattès, 2009.

(14) Stephen Smith, La ruée vers l’Europe : la jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Paris, Grasset, 2018.

(15) Michael Clemens and Hannah Postel, Can Development Assistance Deter Emigration?, CGD Brief, Center for Global Development, Washington, février 2018, disponible ici.

(16) Les migrations dans le monde, INED, mars 2018, art. cit.

(17) Jean-Sylvestre Mongrenier, Assemblée Générale des Nations Unies : l’ONU et les dévoiements de la « cosmopolitique », Atlantico, 25 septembre 2018, disponible ici.

(18) Grégor Puppinck, Les droits de l’homme dénaturé, Paris, éditions du Cerf, 2018.

(19) Mathieu Bock-Côté, « Non au pacte mondial sur les migrations », Le Figaro, 30 novembre 201, disponible ici.