La pénétration de l’Intelligence artificielle dans l’industrie passe par la formation

Cyrille Dalmont, chercheur associé à l’Institut Thomas More

19 décembre 2018 • Entretien •


L’intelligence artificielle est en passe de révolutionner entièrement l’industrie. Comment cette transformation en profondeur peut-elle s’opérer ? Quelles sont les conditions de ce grand bond en avant technologique ? Cyrille Dalmont, chercheur associé en IA à l’Institut Thomas More répond aux questions de Microsoft, en insistant sur l’enjeu de la formation, le rôle des petites entreprises et l’importance des questions éthiques.


Dans un avenir proche, comment l’intelligence artificielle va-t-elle se développer dans l’industrie ?

Les usages sont appelés à se multiplier et à se diversifier. Pour l’instant, l’intelligence artificielle est surtout cantonnée au software, aux logiciels et aux algorithmes. Demain, ce sera le hardware qui prédominera. On peut imaginer des puces avec des intelligences artificielles embarquées qui pourront être déployées partout, et pourront équiper entièrement une usine. Cette vision suit la logique du progrès. L’innovation passe par la miniaturisation : c’est le prochain grand bond en avant. On le voit déjà aujourd’hui avec les nano-ordinateurs.

La miniaturisation va surtout toucher les TPE dans un premier temps. On compare toujours la France avec l’Allemagne en expliquant que nous avons du retard. Mais notre modèle est très différent. En France, il y a beaucoup de TPE qui travaillent sur l’intelligence artificielle.

Ce sont donc les TPE qui seront aux premières loges ?

Les TPE sont les grandes oubliées de la politique française en matière d’intelligence artificielle. La tendance à raisonner systématiquement avec une vision macro-économique du monde, en pensant que l’innovation est portée par les grands groupes, fait oublier que de nombreuses petites entreprises travaillent au quotidien sur l’intelligence artificielle.

Pourtant, elles fournissent l’industrie, sont présentes dans le bâtiment avec la domotique, ou sur les chaînes de production automobile avec la robotique. Elles forment une partie conséquente du tissu économique et industriel français.

Peut-on déjà imaginer comment va s’articuler l’industrie de demain ?

Avec l’IA, nous entrons dans une nouvelle ère industrielle. Tout le monde est capable de voir aujourd’hui le mouvement qui s’amorce : il est palpable dans le quotidien de chacun d’entre nous. Et dans l’industrie, c’est encore plus vrai. La robotisation est manifeste et les innovations se font à un rythme de plus en plus rapide.

Mais il y a un verrou à faire sauter, c’est celui de la formation de l’humain. C’est le plus gros frein pour que les industries françaises passent à la vitesse supérieure en matière d’intelligence artificielle. Et la France est plus qu’en retard. Dans les classements les plus récents, nous arrivons bons derniers par rapport aux autres pays. En fait, il faudrait délivrer 103 jours de formation à chaque employé pour rattraper le retard accumulé. Ce rattrapage s’inscrit dans une logique que les industriels doivent prendre en compte s’ils veulent rester compétitifs : la formation devrait aujourd’hui être davantage centrée sur l’intelligence artificielle que sur les besoins immédiats de l’entreprise. Il faut anticiper le monde qui arrive.

Vous mettez le doigt sur le point faible de l’industrie française ?

Absolument. L’industrie se transforme très rapidement, ce qui reconfigure l’emploi. Les gens ont peur de ne plus être suffisamment qualifiés pour faire face à l’innovation. Ils ont peur de se retrouver au chômage. Le progrès est donc vu négativement. Cette situation crée des freins. La formation devrait représenter pour chaque employé la possibilité de trouver un nouveau poste si la transition industrielle est appelée à faire inévitablement disparaître le sien.

La France a besoin de mettre en place une formation en transition technologique. Cela permettrait dans un premier temps de rattraper le retard accumulé, et dans un second temps de former les employés aux technologies de demain. C’est vital pour que ceux-ci puissent rester dans la course et changer d’orientation si cela s’avère nécessaire.

Ce problème est-il pris en compte par les politiques ?

Pour l’instant, il y a n’y a guère eu que la réforme Pénicaud mais elle est très insuffisante. Elle a pour but de renforcer, pour chaque salarié, la liberté de choisir son avenir professionnel, mais elle s’inscrit encore une fois dans un besoin immédiat et pas dans une vision sur le plus long terme. La révolution numérique est rapide, tout comme ses impacts sur l’emploi. C’est maintenant qu’il faut agir. Nous sommes en train de créer une situation critique par rapport à la pénétration de l’intelligence artificielle dans l’industrie puisque les employés ne sont pas préparés à cette transformation. Nous pouvons dès lors nous attendre à très une forte résistance sociale. Les gens ont le sentiment qu’on menace leurs revenus. On ne leur donne aucun espoir, ni aucune porte de sortie. C’est un problème majeur.

Mais il n’y a pas que l’industrie… Cela concerne aussi tous les autres secteurs ?

Tout à fait. C’est global dans le sens ou la transformation en cours touche tous les secteurs de l’industrie et de l’économie. Cela se vérifie par exemple en ce moment dans les hôpitaux. Le premier problème aujourd’hui par rapport à la robotique et l’intelligence artificielle appliquées à la médecine, c’est la formation des soignants. Il faut qu’ils puissent rester performants par rapport à ces nouvelles technologies. Pourtant, 70% d’entre eux estiment ne pas être capables de l’être. Le problème ne vient pas de la technologie en elle-même mais de la capacité des personnels hospitaliers à pouvoir s’en servir. Il y a un déficit de formation dans ce secteur également.

Comment les industriels peuvent-ils passer à la vitesse supérieure en matière d’IA ?

Il faut qu’ils prennent la mesure du problème. On en est à un stade où on parle aujourd’hui de cobotique. C’est la prochaine étape. Il y aura des interfaces hommes/machines pour que les robots et les personnels puissent travailler ensemble. Mais rien ne prépare actuellement les gens à cet interfaçage. Avec la formation, on peut faire disparaître un grand nombre de blocages et de peurs irrationnelles. Mais il faudrait également créer un écosystème qui prenne en compte les TPE. Chacune d’elle travaille sur des innovations sans savoir ce que font les autres. Et sans être non plus en liaison avec l’entreprise qui sera en mesure d’industrialiser ces innovations. Il faudrait mettre en place un comité d’éthique mutualisé, qui pourrait décider des bonnes pratiques et réunir toutes ces entreprises. Cela permettrait d’avoir une vision globale de l’innovation et d’en mesurer les impacts. Ce serait un bon moyen pour faire sauter les verrous.

Quelles opportunités ouvrirait cette pénétration de l’intelligence artificielle dans l’industrie ?

Tout d’abord, il y aurait un gain manifeste de compétitivité. Mais il y aurait aussi un meilleur contrôle et une meilleure traçabilité des données. Il y aurait plus de transparence. Ce serait un gage de confiance entre les industriels et les consommateurs qui impacterait de façon positive l’économie et la croissance. La France pourrait prendre de l’avance en matière industrielle tout en conservant une production de qualité. Nous aurions plus d’éthique et plus d’humain dans l’entreprise, tout en bénéficiant d’une énorme productivité et de produits de meilleure qualité. Pour arriver à cela, il faut modifier notre système de pensée. Il faut pouvoir réfléchir globalement. Le développement de l’industrie à travers l’intelligence artificielle ne pourra se faire que si on prend un peu de hauteur. Il faut réunir les compétences et ouvrir le champ de vision.

Quelles seront les qualifications nécessaires demain dans l’industrie ?

Tout d’abord, il y aura le besoin très concret d’une montée en compétences puisque tout ce qui sera automatisable nécessitera moins de main d’œuvre. Beaucoup de postes vont devenir nettement plus techniques. Paradoxalement, il y aura également le besoin d’une relation humaine plus forte entre les équipes et les personnels car les machines ne font pas preuve d’empathie. Il y aura à ce niveau là quelque chose à compenser.

La relation commerciale va également changer et devenir plus humaine, sans pour autant disparaître, car les industriels auront toujours besoin de vendre leurs produits. Il faudra également repenser la R&D pour, là aussi, mutualiser les compétences et les découvertes. Le travail sur l’éthique, qui est primordiale pour mettre en place des garde-fous, doit également être renforcé. Ce n’est qu’au prix de tous ces changements et de tous ces efforts que nous réussirons à accélérer la pénétration de l’IA dans l’industrie. Et nous avons tout à y gagner.