Politique française dans le golfe Arabo-persique · Une nécessaire clarification

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Mars 2019 • Note 31 •


S’il est aisé de disserter a posteriori sur la « grande transformation » des sociétés moyen-orientales censée annoncer ce qui suivit, il reste que diplomates, stratèges et observateurs auront été surpris par le « Printemps arabe » de 2010-2011. Après moult hésitations, la diplomatie française a bien tenté de « chevaucher le tigre » : l’islam politique, représenté par les Frères musulmans, était supposé soluble dans un mouvement général de libéralisation qui marginaliserait les plus extrémistes. Au fur et à mesure de son extension, le chaos s’est amplifié, menaçant alliés et partenaires de la France et de l’Occident. Du fait de leurs répercussions en Europe et sur le territoire français, à travers les flux de réfugiés et les attentats terroristes, les opinions publiques sont focalisées sur la guerre en Syrie, le surgissement de l’« État islamique » et le développement de différentes versions du djihadisme, la guerre sur le théâtre syro-irakien. Il faut y ajouter l’expansionnisme irano-chiite au Moyen-Orient et ses répercussions au Yémen, la sorte de « guerre froide » sectaire qui oppose Chiites et Sunnites, et le spectre d’une déflagration générale dans une zone s’étendant de la Méditerranée à l’océan Indien.

Fig 1. Le Golfe Arabo-persique

Dans ce contexte général, la diplomatie française, tout autant engagée dans le golfe Arabo-persique qu’au Levant, a opté pour une « politique de réassurance » apportant des garanties de sécurité aux régimes arabes sunnites auxquels la France est liée. Nécessité faisant loi, la manœuvre des crises et le renforcement des liens bilatéraux ont donc prévalu sur le souci du long terme. De fait, le court terme présente des impératifs : face à la dialectique infernale entre deux djihadismes, chiite et sunnite, de solides alliances régionales sont requises. A plus longue échéance, il importe de dégager un horizon stratégique et de concevoir une politique d’ensemble. En l’état de la situation, la politique française combine la réassurance des monarchies sunnites et la volonté de se poser en médiateur avec Téhéran. Pourtant, la menace iranienne et l’« arc chiite » sont pris au sérieux. Une plus grande clarté des choix diplomatiques et stratégiques opérés par la France dans cette partie du monde, sans excès verbaux ou rodomontades, ne nuirait pas à la force et à la cohérence de la politique française. Prenant pleinement en compte les dangers et menaces induits par les ambitions irano-chiites, elle privilégierait l’alliance avec les monarchies sunnites les plus fiables.

Positions et politiques de la France au Moyen-Orient et dans le Golfe

Du « gaullisme arabe » aux partenariats avec les monarchies du Golfe

Passée de saison, l’invocation de la « politique arabe » aura longtemps masqué l’hétérogénéité de la diplomatie française dans le grand espace arabo-musulman qui s’étire des côtes atlantiques du Maroc au golfe Arabo-persique. L’expression renvoie à la politique amorcée par le général De Gaulle en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, une fois close la guerre d’Algérie (1954-1962). Nouée avec l’État hébreu au moment de sa fondation (1949), en opposition au nationalisme arabe en général, à la politique de Nasser en particulier, l’alliance franco-israélienne se relâcha singulièrement. Lors de la guerre du Kippour, la coopération militaire fut interrompue, De Gaulle allant jusqu’à condamner les frappes préemptives, menées par « un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » (27 novembre 1967). Rusant les axes Est-Ouest et Nord-Sud, en prenant soin de ne pas dénoncer l’Alliance atlantique, la politique arabe de De Gaulle affichait une certaine distance à l’égard des positions américaines au Moyen-Orient et elle s’intégrait dans une posture quelque peu factice de non-alignement. L’objectif consistait à reprendre pied dans la région, à améliorer les relations diplomatiques avec les Arabes et, plus prosaïquement, à ouvrir des marchés d’armement.

En vérité, le fondateur de la Ve République ne ressentait guère d’empathie historique et culturelle pour le monde arabe, n’accordant qu’une importance secondaire à cette partie du monde (1). Les propos du 27 novembre 1967 n’arrivèrent que tardivement, après la guerre des Six-Jours et le souhait alors exprimé de « reprendre avec les peuples arabes d’Orient la même politique d’amitié et de coopération qui avait été pendant des siècles celle de la France dans cette partie du monde » ne se concrétisa pas. « La conférence de presse de 1967, explique Samy Cohen, est une réaction à un contexte donné, pas un retournement d’alliance. La thèse d’un retour de De Gaulle à une grande politique arabe est archi-fausse. Aucun État n’a armé autant Israël que la France de De Gaulle » (2). C’est sous les présidences de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing que le tropisme arabe de la diplomatie française s’affirma. Premier ministre de 1974 à 1976, Jacques Chirac prit en charge les relations franco-irakiennes et c’est en « ami personnel » qu’il accueillit Saddam Hussein à Orly, le 5 septembre 1974. Les contrats suivirent (3). « Saddam, jugea-t-il, sera le De Gaulle du Moyen-Orient » (4).

Malgré une certaine fascination pour divers hommes forts et régimes socialisants de la région, au nom d’un improbable « gaullisme arabe », la diplomatie française fit preuve de souplesse, non sans contradictions entre le discours et les actes. Ainsi entretint-elle également d’étroites relations avec la monarchie marocaine ou encore le régime impérial du Shah d’Iran. Lorsque Londres se retira des positions autrefois acquises à l’est de Suez, sur la Côte de la Trêve (golfe Arabo-persique), d’étroites relations furent nouées avec ces émirats nouvellement indépendants, soucieux de se distinguer de l’Arabie Saoudite. De fait, le centre de gravité de la politique française s’est depuis progressivement déplacé vers des monarchies de type traditionnel, sans oublier l’Égypte des Nassérides (5), inscrite dans le camp des « États conservateurs » (les « status quo powers »), après le traité de paix israélo-égyptien (1979). Ce glissement s’accentua après la guerre du Golfe (1991), l’alliance avec les États-Unis et le souci de maintenir la légitimité et les fondements de l’ordre international l’emportant sur les accointances des années 1970. Au regard de ces profondes évolutions, le discours du Caire du président Jacques Chirac, prononcé le 8 avril 1996, tenait de l’invocation (6).

Le Printemps arabe et les remises en cause de la politique française

Après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, nombre d’analyses françaises, voulant se démarquer de la thèse de Samuel P. Huntington sur le « choc des civilisations », insistèrent sur les convergences entre l’Islam et l’Occident en arguant de la transition démographique dans bien des pays du Moyen-Orient. Les mutations anthropologiques que révèlerait la réduction présente ou à venir de l’indicateur synthétique de fécondité seraient le signe d’un prochain « rendez-vous des civilisations » (7). Un  certain   réductionnisme   démographique,   voire   un   provincialisme,   aura   négligé   les   thèses   de

Bernard Lewis sur la « crise de l’Islam » (8). Selon le grand orientaliste, la situation renvoie au nationalisme arabe qui succéda à la tutelle occidentale. Sous la direction de raïs et d’États hypertrophiés, les peuples arabes devaient s’unir, détruire Israël et accéder à la modernité. En réalité, ce « modèle » a échoué sur les champs de bataille comme en matière de développement : à l’intérieur, les clans au pouvoir ont confisqué les richesses et annihilé la libre entreprise ; à l’extérieur, la guerre des Six Jours aura marqué l’échec du « socialisme arabe ». Entretemps, les économies agiles d’Extrême-Orient, dépourvues de ressources naturelles, auront surclassé celles du Moyen-Orient, infligeant ainsi aux peuples de la région d’autres blessures narcissiques. En d’autres termes, cette partie du monde a tout simplement « décroché ».

A partir des années 1980, les économies de la région commencèrent à s’ouvrir au secteur privé et aux investissements étrangers, conformément aux recommandations du Fonds Monétaire International (FMI). En fait, l’ouverture fut limitée, sous le contrôle des clans au pouvoir qui s’approprièrent l’économie. La corruption règne, les droits de la propriété sont incertains et le libre marché n’est que façade. Au cours des années 2000, la croissance s’accéléra dans la zone MENA (Middle East-North Africa), mais pas suffisamment pour absorber les moins de vingt-cinq ans, soit la moitié de la population ; le marché du travail est engorgé et les perspectives de la jeunesse sont quasi-inexistantes. Insuffisante, cette croissance dépendait de la conjoncture mondiale. La crise économique de 2008, la hausse des cours alimentaires, dans des pays où l’eau et les terres arables font défaut, furent à l’origine des soulèvements de 2011. Exception faite de quelques pays ayant échappé à la « malédiction des matières premières » – à l’instar des Émirats arabes unis qui diversifient leur économie et luttent contre la transmutation de la religion islamique en idéologie mortifère (Annexe A) –, les facteurs qui bloquent la situation sont toujours actifs. L’absence de modernisation et de croissance aggrave les contradictions culturelles des pays de la région.

Dresser le diagnostic des situations prévalant dans la région et en faire l’étiologie sont importants, mais la temporalité et les exigences des « politiques » ne sont pas celles des « savants » (9). Toujours est-il qu’à Paris comme dans d’autres capitales, on fut surpris par la sédition des corps et des âmes qui, à la fin de l’année 2010 et au début de la suivante, bouscula ou renversa certains potentats du monde arabe. Après les doutes et hésitations des premiers temps, la diplomatie française tenta de « chevaucher le tigre » et d’influencer positivement le cours des événements. Après avoir longtemps soutenu Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie et Hosni Moubarak en Égypte, Paris se fit le héraut du « Printemps arabe », expression emphatique censée recouvrir un ensemble de revendications libérales et démocratiques. L’islam politique était alors supposé soluble dans ce mouvement général destiné à marginaliser les plus extrémistes. Ainsi Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, prononça-t-il à l’Institut du monde arabe, un discours en ce sens : « M. Ben Salem nous a dit tout à l’heure que les islamistes allaient nous surprendre. Chiche ! Surprenez-nous, je ne demande que cela. Et nous allons aussi vous surprendre, parce que nous ne sommes pas du tout dans une disposition d’esprit qui consiste à stigmatiser le monde musulman ou la religion musulmane, mais bien au contraire à dialoguer avec elle » (10). Dans une partie de l’opinion philosophique, l’idée d’une « fin de l’Histoire », deux décennies après l’implosion du bloc soviétique, connut alors une forme de revival.

Une politique de réassurance à l’égard des alliés et partenaires

Après avoir soutenu Ben Ali et Moubarak, la diplomatie française soutint donc le président Marzouk, allié du parti islamiste Ennahda, en Tunisie, et le président Mohammed Morsi, issu des Frères musulmans, en Égypte. Il y eut de la précipitation dans ces choix, l’emballement des événements et la nécessité de ne pas être complètement évincé de reconfigurations géopolitiques régionales imprimant leur rythme. Par la suite, il fallut bien se rallier à ceux qui chassèrent les islamistes du pouvoir, par la force en Égypte (le coup d’État du maréchal Al Sissi), par les urnes en Tunisie (victoire du parti politique Nidaa Tounes, en Tunisie, lors des élections législatives du 26 octobre 2014). En Libye, ce fut l’urgence et la crainte de massacres de grande ampleur, avec des répercussions en Afrique du Nord et dans l’ensemble de la Méditerranée, qui conduisirent au lâchage de Mouammar Kadhafi, reçu à Paris quelques années plus tôt. Après avoir obtenu le vote d’une résolution au Conseil de sécurité des Nations unies, la France prit la direction d’une coalition militaire, soutenue par l’OTAN, afin de renverser le régime de Kadhafi (opération Unified Protector, mars-octobre 2011). Malheureusement, l’incapacité à rétablir la stabilité et la fragmentation de la Libye compromit ce succès diplomatique et militaire.

Au fil des mois, il devint évident que l’onde de choc du « Printemps arabe », ses répercussions et ses contre-effets, n’allaient pas faire surgir un Moyen-Orient libéral et démocratique, conforme aux objectifs de l’intervention américaine en Irak (2003). Après l’« hiver islamiste » et le spectre d’une internationale verte regroupant gouvernements et mouvements soutenus par les Frères musulmans, les autoritarismes de la période antérieure reprirent la direction des événements (Égypte) ou s’engagèrent dans une répression de masse débouchant sur une guerre civile (Syrie). La dynamique menaçait le royaume de Jordanie, pays clef et allié de l’Occident, le seul avec l’Égypte à s’être lié à Israël (traité de paix de 1994). Dans le golfe Arabo-persique, les monarchies sunnites redoutaient l’extension du mouvement, le régime irano-chiite demeurant préservé du fait de la sévérité de la répression de la « Révolution verte » (2009). Inversement, l’émirat de Bahreïn, dans lequel une dynastie sunnite règne sur une population majoritairement chiite, fut gagné par la contestation. La crainte d’une instrumentalisation par l’Iran conduisit le Conseil de coopération des États du Golfe (CCG) à intervenir, afin de garantir la sécurité de la péninsule (mars 2011).

Au total, le danger de voir les monarchies sunnites du golfe Arabo-persique vaciller a conduit la diplomatie française à un changement de pied, et ce avant même le renversement de Morsi en Égypte. Depuis les années 1970, Paris a en effet réussi une percée dans une zone de longue date sous influence anglaise, puis américaine (les Britanniques y conservent de fortes positions). Au fil du temps, de nombreux accords politiques, sécuritaires et commerciaux ont été signés avec les Émirats arabes unis, le Qatar ou encore l’Arabie Saoudite. L’opinion critique se concentre sur les ventes d’armes, mais elles représentent uniquement la dimension militaro-industrielle de « partenariats stratégiques » dans une zone névralgique. Toutes choses égales par ailleurs, le duo anglo-américain s’est transformé en un trio occidental. Dans ce système d’alliances, il convient d’insister particulièrement sur les Émirats arabes unis, un temps éclipsés par la priorité accordée au Qatar sous Nicolas Sarkozy, à l’Arabie Saoudite sous François Hollande. C’est pourtant sur les rives émiraties du Golfe que la France dispose d’une base interarmées, en vis-à-vis de l’Iran (Focus 1). In fine, la France aura donc privilégié une « politique de réassurance », son objet consistant à sécuriser les régimes arabes sunnites auxquels elle est liée. Les garanties portent sur l’instabilité intérieure et les menaces extérieures.

Focus 1. La base française dans le Golfe

Inaugurée par le président Nicolas Sarkozy, le 26 mai 2009, la base interarmées « Camp de la Paix », construite sur les rives du détroit d’Ormuz, à Abu Dhabi, se compose de trois éléments : une base navale et de soutien , située à proximité du port de commerce de Mina Zeed (80 hectares d’extension, un quai long de 300 mètres, avec un tirant d’eau de 10 mètres) ; une base aérienne située à l’intérieur de la base émiratie d’Al Dhafra (à 30 km au sud d’Abu Dhabi) ; une base terrestre, implantée dans le désert, à Zayed. L’implantation militaire aux Émirats arabes unis exprime la volonté de la France de participer pleinement à la stabilité de cette région, essentielle pour l’équilibre mondial, et permet de renforcer la coopération stratégique avec l’ensemble de ses alliés dans la zone.

Situation, menaces et enjeux

La Syrie, épicentre des oppositions et confrontations régionales

Contestée pour son absence de vision et un « réalisme » à court terme, cette politique de réassurance dans le golfe Arabo-persique doit être replacée dans le contexte d’un Moyen-Orient élargi, de la Méditerranée orientale à l’océan Indien. L’analyse ne peut ainsi faire l’impasse sur le Levant et la guerre en Syrie, théâtre qui, du fait de l’alliance entre Téhéran et Damas, concerne au premier chef les monarchies sunnites. L’acharnement de Bachar Al-Assad à se maintenir au pouvoir, bénéficiant du soutien actif et direct de la Russie et de l’Iran, est à l’origine d’une longue guerre inexpiable, dont nous n’avons pas vu encore toutes les conséquences. Au total, quelque 350 000 Syriens y ont perdu la vie et plus de cinq millions ont été chassés de leurs foyers. Cela signifie que le quart de la population s’est réfugié dans d’autres parties de la Syrie, dans le voisinage géographique (principalement la Turquie et la Jordanie) ou en Europe. Ce remaniement démographique est comparable à une épuration ethnique venant renforcer la domination de l’élément alaouite sur la majorité arabe sunnite de ce pays composite (11). Au départ de l’insurrection, Bachar Al-Assad clamait : « Moi ou le chaos » ; la Syrie a vécu les deux et l’ensemble de la région menace de basculer. La guerre aura également mis en évidence les atermoiements occidentaux ainsi que l’absence d’une vision claire des enjeux et de stratégie d’ensemble.

Il serait erroné de croire que la phase la plus dure du conflit syrien est désormais dépassée, la consolidation du régime de Damas, après la chute de Douma et de Yarmouk (avril-mai 2018) annonçant le retour de la paix et de la stabilité. D’une part, le Nord-Est de la Syrie, Afrine et les territoires à l’ouest de l’Euphrate, Idlib au nord-ouest et Al-Tanf au sud (en avant des frontières jordaniennes) échappent toujours à l’emprise de Damas. Au total, le régime contrôle une bonne moitié du territoire : la « Syrie utile » (axe Damas-Homs-Alep, côtes de la Méditerranée), soit les deux tiers de la population. Dans le Nord-Est syrien, il semble que les États-Unis et leurs alliés franco-britanniques, en pointe dans la coalition mise sur pied afin de retirer à l’« État islamique » son pseudo-califat, soient près d’un accord sur le maintien d’une force multinationale. Par ailleurs, la « transition politique » promise par le Kremlin, et prévue dans les différentes résolutions onusiennes, n’a pas même été esquissée (12). Elle conditionne pourtant l’accès au financement international de la reconstruction.

D’autre part, le « processus d’Astana », conduit par le trio Moscou-Téhéran-Ankara, concurrence celui de Genève et semble confier les destinées de la Syrie à ces trois puissances, la Russie se rêvant en nouvel hégémon régional (13). Le fait est pourtant que Moscou n’a pu encore instaurer une forme ou l’autre de « Pax Poutina ». Sur le plan territorial, le sort de la province d’Idlib – sous le vague protectorat de la Turquie et, de fait, contrôlée par le groupe Al Hayat Tahrir al-Cham – n’a pas même été réglé. Vladimir Poutine est pris entre les revendications contradictoires de Damas, Ankara et Téhéran. Il en est de même pour le Nord-Est syrien, l’hypothèse d’une zone tampon turque restant suspendue à la décision américaine. Enfin, l’axe Moscou-Damas-Téhéran, matérialisé par l’intervention militaire combinée de l’automne 2015, a accru le mal dans la région. Le front russo-chiite qui traverse le Moyen-Orient, l’enracinement des Pasdarans, du Hezbollah et autres milices panchiites en Syrie, et la volonté iranienne de projeter sa puissance en Méditerranée ont rompu les équilibres régionaux. Aujourd’hui, le régime irano-chiite menace directement Israël et une forme de guerre entre l’Iran et l’État hébreu est amorcée, ce conflit menaçant tout le Moyen-Orient.

Le djihadisme des Pasdarans et l’expansionnisme irano-chiite

Il est certes impossible d’expliquer le Moyen-Orient par un seul facteur et de manière unidimensionnelle, tant l’écheveau des conflits est complexe. Pourtant, l’expansionnisme irano-chiite, ses effets et répercussions, de la Syrie au Yémen, s’imposent à l’analyse. Dans un premier temps, il importe de mettre les faits en perspective. Curieux alliage de panislamisme et de tiers-mondisme marxisant à ses débuts, la révolution islamique irano-chiite, en février 1979, et l’arrivée au pouvoir de l’imam Khomeyni furent à l’origine d’un grand chambardement au Moyen-Orient et dans le monde, l’intervention soviétique en Afghanistan, à la fin de la même année (décembre 1979), aggravant la situation. Dans l’intervalle, un commando islamiste sunnite prit d’assaut la Mecque avant d’être éliminé par le GIGN. Depuis cette année 1979, une succession de vagues islamistes balaie le Moyen-Orient, les djihadismes chiite et sunnite, se nourrissant réciproquement. Si la guerre du Golfe (1980-1988) a épuisé la version panislamique et tiers-mondiste du khomeynisme, une synthèse irano-chiite, enracinée dans le nationalisme persan, a pris le relai (14). Le Guide suprême, Ali Khamenei, et les Pasdarans sont animés par un vaste projet de domination du Moyen-Orient, depuis la Caspienne et le golfe Arabo-persique jusqu’en Méditerranée orientale, avec des répercussions en Afrique du Nord et dans le bassin occidental de l’ancienne Mare Nostrum.

On connaît la menace que l’expansionnisme de Téhéran et l’ouverture d’une « autoroute chiite » à travers le Moyen-Orient représentent pour Israël, mais les régimes arabes sunnites sont également mis en péril (15). D’ores et déjà, les Pasdarans se vantent de contrôler quatre capitales arabes (Bagdad, Damas, Beyrouth et Sanaa) et l’« isthme assyrien » (16). Dans le cas de l’Irak, État récent créé à l’époque du mandat britannique (1920-1932), la tentative américaine d’ingénierie politique qui a suivi le renversement de Saddam Hussein (2003) a échoué. En 2007-2008, le général Petraeus parvint à reprendre le contrôle de la situation, mais le retrait américain laissa toute latitude d’action au régime irano-chiite (2011). La politique anti-sunnite d’Al-Maliki, Premier ministre d’Irak et homme de Téhéran (17), généra en partie le phénomène « État islamique ». Malgré le réengagement occidental, afin de reprendre Mossoul, le pouvoir et les intérêts iraniens hypothèquent la souveraineté irakienne. Le Liban représente un autre État fragile. Les agissements de Damas et de Téhéran, qui arme le Hezbollah, aggravent la déstabilisation. Les élections législatives du 6 mai dernier (les premières depuis 2009) ont confirmé sur le plan électoral le poids politique de la population chiite qui accorde majoritairement ses voix au Hezbollah, tout à la fois parti et milice lourdement armée. Le Hezbollah contrôle le Liban-sud, intervient militairement en Syrie comme auxiliaire des Pasdarans et occupe de nouvelles positions sur les frontières nord d’Israël (voir la « guerre des tunnels »).

Autre cas de figure, celui du Yémen, trop souvent abordé sous le seul angle humanitaire. Assurément, le poids du passé (le régime marxiste du Yémen du Sud), le soutien apporté à Saddam Hussein lors de l’invasion du Koweït (1990) et l’unification tardive d’un pays compartimenté sur les plans géographique et tribal expliquent beaucoup de choses. Cela dit, le soutien de Téhéran à la rébellion houthiste, minorité zaïdite du nord-ouest, a donné une nouvelle ampleur à la guerre civile (18). La prise de Sanaa et l’exil du gouvernement légal ont provoqué l’intervention d’une coalition arabe emmenée par Riyad et Abou Dhabi (mars 2015). En violation de l’embargo sur les armes institué par l’ONU, la livraison de missiles balistiques iraniens aux rebelles et leur emploi contre l’Arabie Saoudite a fait monter en intensité ce conflit (19). Considéré à Téhéran comme un « Hezbollah » local, le mouvement houthiste s’avère être l’auxiliaire du régime irano-chiite dans son entreprise de domination régionale, sur les arrières des monarchies du Golfe. Cette question géopolitique représente une forte dimension internationale : la principale route maritime entre l’Europe et l’Asie passe par le détroit de Bab-el-Mandeb et le golfe d’Aden. Cela explique le support logistique apporté par les Occidentaux à la coalition arabe, puis leur soutien diplomatique à la mission de Martin Griffiths (Focus 2).

 

Focus 2. L’accord de Stockholm (13 décembre 2018)

Réunis en Suède sous la houlette de Martin Griffiths, Envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen, les représentants du gouvernement légal de ce pays et ceux des rebelles houthistes ont signé, le 13 décembre 2018, un accord de cessez-le-feu, ensuite consacré par la résolution 2451 du Conseil de sécurité des Nations Unies. Outre l’envoi d’observateurs, afin de contrôler le respect du cessez-le-feu et le retrait des combattants depuis les ports d’Hodeïda, d’Al-Salif et de Ras Issa, cette résolution prévoit un mécanisme de supervision de l’administration portuaire. Si elle était mise en œuvre, elle écarterait les Houthistes de la mer Rouge, la totalité des ports du Yémen étant sécurisée par les alliés des Émirats arabes unis.

Le djihadisme global de facture sunnite

Cette même guerre du Yémen met aussi en exergue la persistance et la vitalité du djihadisme de type sunnite. En vérité, rappeler les origines de la famille Ben Laden ne suffirait pas : le Yémen est l’une des matrices historiques de l’islamisme et il le demeure. Depuis sa réunification sous la direction d’Ali Abdallah Saleh, en 1990, ce pays, dominé par les clivages tribaux et régionaux, est pris dans la dialectique mortifère des djihadismes de types chiite et sunnite. Proche des islamistes hostiles à Riyad, Muqbil al-Wadi’i y mena dans les années 1990 une prédication agressive contre les Zaydites. Sur le plan du terrorisme, ce fut en rade d’Aden qu’Al-Qaïda organisa un premier attentat-suicide contre le destroyer USS Cole (11 octobre 2000). Depuis le « 11 septembre », la « Global War on Terror » a placé ce pays aux avant-postes d’une guerre au scalpel, menée au moyen de drones et de forces spéciales ; annoncée par Donald Trump, le 6 janvier 2018, l’élimination de Jamal Al-Badaoui, cerveau de l’attentat contre l’USS Cole, s’inscrit dans le prolongement de cette guerre. Malgré une pression constante sur les djihadistes locaux, les affidés saoudiens et yéménites de Ben Laden se regroupèrent au sein d’AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule Arabique), une structure particulièrement dangereuse appelée à sévir jusque sur le sol français. Auteurs de l’attaque des journalistes de Charlie-Hebdo, en janvier 2015, les frères Kouachi s’en réclamaient.

Au vrai, le « printemps yéménite » de 2011 a plus encore détérioré la situation, l’insurrection et la rupture des équilibres tribaux favorisant l’exaspération des antagonismes religieux. Les circonstances qui menèrent au remplacement de Saleh par son vice-président, Abd Rabbo Mansour Hadi, début 2012, ont fragilisé l’appareil sécuritaire. Quand les Houthistes mettaient à profit l’extension du chaos pour quitter leurs montagnes du Nord, s’emparer de Sanaa, capitale du Yémen, puis du port d’Aden, des groupes djihadistes sunnites du sud organisaient des attentats, puis prêtaient allégeance à l’« État islamique », tout juste proclamé à Mossoul (Irak). C’est dans ce contexte que la coalition mise sur pied par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, au printemps 2015, intervint au Yémen. Hadi venait de fuir sa capitale pour Aden, puis Riyad. Engagés contre les Houthistes, les forces de la coalition et leurs alliés locaux opèrent également contre les djihadistes de type sunnite. Après Aden, ôtée aux Houthistes en juillet 2015, les Émiratis et leurs alliés locaux reprirent Mukkala, port de la province d’Hadramout un temps sous le contrôle des djihadistes.

A l’échelon régional, la chute de Mossoul et Rakka, les « capitales » de l’« État islamique », ne saurait laisser croire que ce type de djihadisme n’existe plus. En Syrie, l’intervention turque à Afrine, l’enracinement militaire du régime irano-chiite et ses répercussions, plus généralement la dangereuse mutation de la guerre en un vaste conflit interétatique, ouvrent de nouveaux espaces à l’« État islamique » ainsi qu’à Al-Qaïda. En Irak, une éventuelle politique anti-sunnite, menée par des extrémistes chiites avec le soutien de Téhéran, aurait des effets similaires à ce qui s’est déroulé sous le gouvernement d’Al-Maliki (2006-2014). De l’Afrique du Nord jusqu’en Haut-Asie, sur le théâtre Af-Pak (Afghanistan-Pakistan), le djihadisme ne faiblit pas. Il plonge ses racines dans un terreau théologique et socioculturel fertile. A cet égard, la situation en Syrie constitue un précipité chimique de la situation d’ensemble : les différents types de conflits s’empilent, le djihadisme constituant un élément structurel du paysage géopolitique. Face à cette situation, la solidarité occidentale avec ses alliés arabes sunnites devrait s’imposer, tout en étant conscient des « jeux pervers » de la région. Ainsi en va-t-il des rançons versées par le Qatar à différents groupes islamistes, assimilées par Riyad et Abou Dhabi à des subsides déguisés (20). En sus des relations entre Doha et Téhéran, ces ambiguïtés expliquent la grave crise que traverse le Conseil de Coopération des États du Golfe (CCG), les timides progrès de Doha en matière de lutte contre le financement du terrorisme donnant idée des compromissions passées (21).

Les lignes de force d’une politique d’affirmation régionale

Au-delà des enjeux géostratégiques

Nonobstant le discours sur la fin de l’économie pétrolière, on ne saurait trop insister sur l’importance géopolitique de la région. Le Moyen-Orient représente les deux cinquièmes de la production mondiale de pétrole (hors pétrole de schiste), et dispose des réserves les plus abondantes et les plus aisées à extraire. Quand bien même l’Arabie Saoudite et l’OPEP ne parviendraient plus à contrôler le marché, ils demeureront au centre de la géographie énergétique mondiale (22). Le Moyen-Orient représente également un carrefour entre l’Europe et l’Asie orientale : la branche maritime du programme chinois de « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) le montre bien. C’est la raison pour laquelle il convient d’être attentif à la situation au Yémen et de ne pas négliger la double menace constituée par les Houthistes, soutenus par l’Iran, et les groupes djihadistes dont Al-Qaida. Ce conflit ne peut être considéré comme une lointaine guerre exotique. Au besoin, la longue histoire du port d’Aden ou celle de Djibouti permettent de comprendre l’importance du détroit de Bab-el-Mandeb et de la route de Suez dans le commerce mondial. Enfin, le Moyen-Orient, déchiré par de puissantes contradictions stratégiques, se situe dans le voisinage immédiat de l’Europe. Au moment où le trio d’Astana (Russie-Iran-Turquie) prétend prendre le contrôle de la région, il appartient aux Français et aux Occidentaux d’y renforcer leurs alliances régionales, notamment dans le golfe Arabo-persique.

Au-delà des considérations stratégiques et géoéconomiques, il conviendrait de s’interroger quant à la place du Moyen-Orient dans notre histoire, dans nos représentations géopolitiques, voire dans notre inconscient collectif. Le grand historien Pierre Chaunu voyait en ces espaces – entre l’Asie Mineure, les plateaux iraniens, les déserts d’Arabie et le Delta du Nil – « le nœud de toutes les aventures humaines ». C’est sur ces 800 000 kilomètres carrés, rappelait-il, utilisables par les techniques agricoles du Néolithique, que le Croissant fertile (étendu à la vallée du Nil) a pris forme. Au cours des mouvements de peuples de la protohistoire – Indo-européens, Sémites et autres –, le Moyen-Orient constituait déjà un carrefour géostratégique. C’est à partir de ce nœud géographique que le monde de l’Antiquité s’est étendu, vers l’ouest et le nord, jusqu’à couvrir un ensemble géographique correspondant à l’Empire romain, au monde parthe ainsi qu’à la partie de la Germanie au contact de la romanité. Près de cinq millions de kilomètres carrés qui correspondent au monde civilisé d’avant les Grandes Découvertes. Ces dynamiques ont eu leurs équivalents dans le champ des idées, du divin et de la métaphysique (23). Bref, l’attraction exercée par cette région du monde, encore aujourd’hui, n’est pas le simple fait d’un orientalisme désuet. De longue date, le Moyen-Orient constitue le nœud gordien du monde.

D’un point de vue français, une politique d’auto-affirmation dans la région a un puissant arrière-plan historique, depuis Saint-Louis et les croisades, à tout le moins depuis la grande politique méditerranéenne pensée et conçue par le Père Joseph, au XVIIe siècle (24). L’œuvre coloniale, le statut de la langue française au Moyen-Orient ainsi que le réseau d’établissements scolaires, universitaires et d’instituts culturels en forment la traduction. Il reste que la France, à l’image de l’Europe, est affectée par un syndrome du type « Kleinstaatlich » (25) : un rétrécissement des horizons et un repliement sur les intérêts domestiques, ce qui va de pair avec des querelles intra-européennes. Alors que la République populaire de Chine construit ses « nouvelles routes de la soie », se préparant à y intégrer l’Iran et une partie du Moyen-Orient, ce syndrome est inquiétant. Toute grande politique reposant sur une décision, un arbitraire fondateur, trois axiomes doivent être martelés. Primo, le Moyen-Orient est notre « voisinage proche » : ce qui s’y produit a des répercussions en Europe, et ce bien avant que l’Histoire ne commence à Sumer (26). Deuxio, les intérêts français et occidentaux dans la région ne sauraient être confiés à des États tiers sans graves déconvenues (le « leadership by behind » est un oxymore). Tertio, les « anciens parapets » de l’Europe sont tombés depuis longtemps, un isolationnisme français ou européen s’avérant intenable.

Le soutien requis aux régimes arabes sunnites du golfe Arabo-persique

Une fois admis le fait que la France ne saurait s’abstenir d’une politique d’affirmation dans le golfe Arabo-persique et, par extension, au Moyen-Orient, il importe de fixer un cap. Souvent revient le thème de la « puissance d’équilibre », en phase avec le discours gaullo-mitterrandiste, ou de l’« honnête courtier » (« honest broker »), censé faire le va-et-vient entre les parties adverses. Ce dispositif rhétorique a certes pour vertu de flatter l’ego national, mais il est à craindre que la posture soit sans traduction concrète. D’une part, cet affichage ne va pas sans une certaine duplicité, la France, qui est alliée à nombre de régimes arabes sunnites, prenant véritablement en compte la menace irano-chiite qui pèse sur leur avenir. Si les « abc » du machiavélisme veulent que le Prince soit autant « renard » que « lion », il faut savoir dans quelle mesure la diplomatie publique française parvient à dissimuler le fond de sa politique dans la région. Autrement dit, qui est dupe ? Les hommes au pouvoir à Téhéran ne le sont pas. D’autre part, la France n’a pas les moyens de se poser en « hégémon bienveillant », capable de séduire ou de menacer les protagonistes de la situation, de fournir réassurances et garanties de sécurité à tous. Enfin, une telle attitude reviendrait à sous-estimer la volonté du régime irano-chiite de dominer le Moyen-Orient et la gravité des menaces qui pèsent sur Israël et les régimes arabes sunnites.

Le rôle du régime irano-chiite dans la déstabilisation du Moyen-Orient ainsi que l’ouverture d’un pont terrestre à travers l’« isthme assyrien » ont été traités plus haut. Il importe de prendre en compte la question balistico-nucléaire, censément réglée par l’accord du 14 juillet 2015 et la résolution 2231 des Nations unies, en date du 20 juillet 2015. On peut regretter que Donald Trump, le 8 mai 2018, ait dénoncé cet accord, mais la décision n’est pas irraisonnée (27). Au mépris des résolutions des Nations unies votées depuis 2002, l’Iran a conservé son infrastructure nucléaire et s’est vu reconnaître un fallacieux « droit à l’enrichissement ». L’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) atteste du respect de l’accord, mais le système d’inspection ne couvre pas la totalité des lieux suspects (bases militaires et centres de recherche). Surtout, une partie des dispositions prises est appelée à disparaître dès 2025. Par ailleurs, Téhéran développe un important programme de missiles, menace pour la région (Focus 3). Proposé par Paris, Londres et Berlin, le renforcement de l’accord de 2015, son extension au programme de missiles, puis à l’avenir de la Syrie et du Moyen-Orient, eurent été préférable à la tabula rasa de Donald Trump. Force est de constater que Téhéran a refusé la main tendue. Depuis, la révélation des agissements iraniens en matière de terrorisme, sur le sol européen, a creusé le fossé (28).

 

Focus 3. Le programme balistique iranien

Les Pasdarans conduisent un ambitieux programme de missiles balistiques qui, le jour venu, pourraient être équipés d’ogives nucléaires. Ce programme est mené en infraction avec la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations unies (20 juillet 2015). Historiquement, le régime iranien a d’abord acquis auprès de Pyongyang la technologie des Scud B et C, ces missiles soviétiques qui auront été l’un des principaux vecteurs de la prolifération balistique dans le monde. Ont ensuite été mis au point des missiles Shahab et Qadr d’une portée de 2 000 kilomètres. Israël, les régimes arabes sunnites et les bases dont disposent les Occidentaux au Grand Moyen-Orient sont situés dans le plan de tir, mais également le sud de la Russie, la Turquie et l’Europe du Sud-Est. En septembre 2017, Téhéran a présenté un nouveau missile, le Khorramchahr, plus menaçant encore que le Shahab. Conçu et construit à partir d’un modèle nord-coréen, lui-même dérivé d’un missile balistique russe, le Khorramchahr, d’une portée similaire, peut être équipé de plusieurs ogives. La charge qu’il est capable d’emporter est deux fois supérieure, ce qui le rend « nucléarisable ». Au-delà, Téhéran menace de développer des missiles de plus longue portée (de 2 500 à 5 000 km), ce qui placerait toute l’Europe, voire les États-Unis, dans le champ de tir. L’effort porte également sur les missiles de croisière (cf. le missile de croisière Hoveizeh, tiré le 2 février 2019).

 

La nécessité d’agir en bonne alliance avec les partenaires stratégiques de la France dans le golfe Arabo-persique, afin de contrer le régime irano-chiite, est également évidente dans le domaine de la lutte contre le djihadisme de type sunnite. De fait, cette idéologie est également l’ennemie de régimes dénoncés comme impies dès le retrait soviétique d’Afghanistan (1989). La lutte contre le terrorisme se joue notamment dans le domaine de la finance. Le traçage des capitaux, l’identification des donneurs et l’échange d’informations sont autant de leviers d’action pour asphyxier les sources de financement. A ces fins, les Occidentaux ont besoin de têtes de pont et d’alliés sur place. Sous la direction de Mohammed Ben Zayed, les Émirats arabes unis se sont portés à la pointe du combat : dès les années 1990, Abu Dhabi a mis en place des unités spéciales destinées à enquêter sur les flux financiers suspects. Plus récemment, un accord bilatéral avec les États-Unis a établi une « task force » conjointe, destinée à lutter contre le financement du terrorisme. Dans le sillage des émirats, Mohammed Ben Salman affirme vouloir amplifier les efforts du royaume d’Arabie Saoudite (des mesures financières ont été prises). L’objectif consiste à inscrire l’ensemble de ces efforts dans un cadre multilatéral et à renforcer le dispositif général. Pays hôte de la Conférence internationale sur le financement du terrorisme (25- 26 avril 2018), la France travaille en ce sens.

Voies et moyens d’une politique d’affirmation régionale

Sauf à succomber aux mirages de « la France seule » et du « gaullo-maurrassisme » (Jean-François Revel), une politique d’affirmation dans le golfe Arabo-persique implique une réflexion sur les alliances et cadres d’action. Parfois affichée en liaison avec le thème de la France « puissance d’équilibre », la position en faveur d’une européanisation de sa politique moyen-orientale suscite le doute. Une telle option présuppose une évolution vers ce que les Français, dans les années 2000, appelaient l’« Europe-puissance ». Par cette expression, on entendait la transmutation de l’Union européenne en un acteur géopolitique global, capable de conduire une diplomatie unifiée et une stratégie d’ensemble, au Moyen-Orient et dans d’autres aires régionales. Ce projet a échoué, et ce pour des raisons de fond, les États membres de l’Union européenne refusant le « saut quantique » prôné par les fédéralistes. La France elle-même était ambiguë : elle voulait une Europe forte, mais dotée d’institutions faibles. Présentement, nous n’en sommes pas au « moment cicéronien » (Pierre Manent), ce point de bascule entre deux formes politiques (entre la République aristocratique et l’Empire dans l’histoire de Rome). Il s’agit plutôt de préserver ce qui doit l’être, de consolider le Commonwealth paneuropéen, d’en faire une confédération recentrée sur quelques objectifs d’intérêt commun (29). Au-delà, le volontarisme serait contre-performant.

Sur le plan bilatéral, l’idée d’un rapprochement franco-allemand sur les questions moyen-orientales semble une option, renforcée par la signature du traité d’Aix-la-Chapelle (22 janvier 2019). L’engagement dans de grands projets militaro-industriels, comme le SCAF (Système de combat aérien du futur) et le prochain char lourd des armées françaises et allemandes, devrait favoriser l’élaboration de positions communes fortes en matière de politique étrangère. Hélas, la seule considération de la question des ventes d’armes, à l’extérieur du cadre euro-atlantique, donne idée du chemin à parcourir. Les différences franco-allemandes dans ce domaine stratégique ne sont pas accidentelles. Alors que la France entend demeurer un État pleinement souverain, au sens classique du terme, l’Allemagne se veut une puissance civile, rétive aux interventions militaires extérieures. Au-delà des efforts industriels et de leurs implications politico-diplomatiques, développer une vision commune et dynamique des enjeux au Moyen-Orient relève d’autres échelles de temps. Au total, c’est toujours en étroite alliance avec les États-Unis et le Royaume-Uni que la France est conduite à penser et concevoir sa politique dans la région, ce qui n’exclut pas une certaine compétition stratégique. Soulignons ici que l’importance de ce trio occidental et ses enjeux devraient susciter davantage de prudence, en matière de relations commerciales avec l’Iran comme sur la question du Brexit (30).

Enfin, les nécessités ramènent à l’importance des partenariats régionaux. Le projet d’Alliance stratégique pour le Moyen-Orient (l’« OTAN arabe ») ne saurait éclipser la primauté des relations et accords bilatéraux (Annexe B). On pense immédiatement à la vieille alliance américano-saoudite (le Pacte du Quincy, 14 février 1945). Toutefois, l’inertie de l’Arabie Saoudite et les aléas de la modernisation ne sont pas négligeables : la sécurité régionale ne pourra être déléguée à Riyad. Par comparaison, la politique générale des Émirats arabes unis, leur engagement sur le double front de la lutte contre le régime irano-chiite et le djihadisme sunnite devraient être réévalués. Le régent est l’un des rares dans la région à conduire une stratégie d’ensemble, notamment en mer Rouge et sur les approches du détroit de Bab El-Mandeb. Aussi les émirats constitueront-ils un point d’appui essentiel pour contrer les menaces régionales. Quant à l’idée d’un équivalent moyen-oriental de la CSCE (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe), elle relève de la fiction. En revanche, et si Téhéran acceptait une négociation d’ensemble – sur son projet nucléaire, son programme de missiles et sa politique régionale –, il serait bon d’y associer les monarchies sunnites.

Conclusion. Le moralisme contre la morale

En dernière analyse, ce ne sont pas de simples calculs commerciaux, à savoir des ventes d’armes et des parts de marché, qui constituent tout à la fois le leitmotiv essentiel et le critère d’appréciation de la politique française dans le golfe Arabo-persique. Les facteurs marchands ont leur importance, mais les intérêts de sécurité et de puissance priment sur la quête de contrats. Plus exactement, la logique mercantile n’est que la dimension économique d’une politique d’ensemble, celle-ci visant à maintenir la France en tant que puissance, dans une zone où se jouent sa sécurité et son avenir. Ces enjeux destinaux valent d’ailleurs pour l’ensemble de l’Europe, les États-Unis jouissant d’une plus grande distance à l’égard du Moyen-Orient et, de ce fait, d’une latitude d’action supérieure. Au demeurant, il serait faux d’affirmer que les États-Unis se dégagent du Moyen-Orient. Leur présence militaire dans le golfe Arabo-persique demeure imposante. Si la communication présidentielle suscite l’étonnement et la perplexité, l’establishment américain est convaincu qu’une partie de la lutte pour l’hégémonie désormais ouverte entre les États-Unis et la République populaire de Chine sino-américain se joue dans ce carrefour stratégique mondial.

Il importe enfin de traiter ces engagements diplomatico-militaires sous l’angle de la philosophie politique et morale. On connaît la réprobation à l’encontre du soutien apporté à des pays parfois éloignés de normes en vigueur dans les régimes constitutionnels-pluralistes. Invoquer les seules circonstances, de manière honteuse, ne suffira pas. Politique et morale constituent toutes deux des « essences », des activités originaires, inhérentes à la condition humaine : le « Politique » prend en charge le destin d’une collectivité pour en assurer la sécurité intérieure et extérieure ; la morale quant à elle se fonde sur la distinction entre le bien et le mal. Le philosophe et polémologue Julien Freund récuse l’idée d’une politique morale, car l’action politique a sa propre raison d’être. « Par contre, précise-t-il, j’agis moralement en politique dès lors que j’œuvre correctement afin d’accomplir sa finalité et en n’employant pas de moyens qui offenseraient sa finalité ». Un régime politique donné est porteur d’une éthique et, s’il se limitait à un simple objectif d’autoconservation, ce serait là un signe de profond déclin. Cependant, le moralisme n’est pas la morale, l’invocation des fins ultimes ne pouvant justifier l’indifférence quant aux conséquences de toute action politique.

 

Annexe A. Le Pape aux Émirats arabes unis : l’Islam traditionnel contre le djihadisme

Le 5 février 2019, le Pape François célébrait la messe à Abu Dhabi, aux Émirats Arabes Unis (EAU). Il s’agissait de la première visite pontificale dans la péninsule Arabique, foyer originel de la religion mahométane. « Fraternité humaine » et « dialogue des civilisations » étaient au programme. Si la rhétorique était par top usuelle, cet événement historique mit en exergue d’importants enjeux.

Soulignons d’abord l’importance de la venue du Pape pour le million de chrétiens qui vivent aux Émirats et peuvent librement pratiquer leur religion. Au vrai, ces résidents, qu’il s’agisse de cadres occidentaux ou d’Indiens et de Philippins venus occuper des emplois subalternes, constituent une part croissante de la population. Plus de 100 000 d’entre eux se sont rendus dans le stade Zayed, décoré d’une grande croix, pour y célébrer l’Eucharistie.

L’événement appelle l’attention sur ces émirats qui suivent leur voie propre dans une région menacée par la dialectique mortifère des djihadismes chiite et sunnite. D’autant que la visite pontificale vint après la tenue du cinquième Forum pour la promotion de la paix, véhicule d’une « nouvelle alliance des vertus » (5-7 décembre 2018).

On sait la proximité diplomatique entre Abu Dhabi et Riyad, les EAU inspirant les réformes économiques et sociales que l’Arabie Saoudite s’efforce de mettre en œuvre, non sans périls. Sur le plan religieux, Abu Dhabi affirme sa différence. Si l’islam est y est également religion d’État, les titulaires de la nationalité émiratie ne pouvant se soustraire aux obligations qui en découlent, du moins les chrétiens ainsi que les adeptes d’autres cultes, bouddhisme inclus, bénéficient-ils de la liberté religieuse.

Aussi, parler de tolérance ne constitue pas un abus de langage. Les cultes et pratiques spirituelles autres que l’islam y sont tolérés, sans que l’écart par rapport à la norme ne remette toutefois en cause la primauté de la religion d’État. Dans l’Europe du XVIe siècle, à l’époque des guerres dites « de religion » (les motivations étaient multiples), la tolérance était ainsi entendue.

Soulignons que la première église catholique fut ouverte sur place en 1965, quelques années avant la constitution des EAU (1971). Par ailleurs, les institutions archéologiques officielles mettent en valeur le passé chrétien de la péninsule Arabique, avant la prédication de Mahomet.

Cette tolérance d’État n’est pas exempte de considérations pratiques, tant sur le plan intérieur qu’international. Non sans succès, les EAU sont engagés depuis plusieurs années dans une transition qui vise à dépasser par le haut l’économie de rente (la seule exploitation des hydrocarbures). Cet effort requiert la mobilisation d’une population active venue de l’étranger, en quête de conditions de vie plus amènes que dans les pays voisins, y compris dans le domaine de la vie spirituelle. De surcroît, cette politique de tolérance contribue positivement à la réputation internationale des EAU.

N’en concluons pas la victoire de la sécularisation en cette terre d’Islam. Les Émiratis expriment leur fierté de vivre au cœur du monde mahométan, la pratique religieuse étant source d’une forte conscience de soi et d’auto-affirmation internationale, avec il est vrai, la richesse que procurent les revenus des hydrocarbures. Simplement, il s’agit là d’un islam traditionnel, dont les racines longues-vivantes plongent dans l’histoire tribale et le style de vie des Bédouins

De manière ouverte, le pouvoir émirati soutient cette version quiétiste de l’islam, centrée sur la foi et la pratique personnelle. A l’inverse du Qatar, il s’oppose au « politicisme » des Frères musulmans dont le militantisme, de longue date, menace les équilibres des monarchies sunnites. Plus encore, cet islam quiétiste doit être distingué du djihadisme globalisé d’Al-Qaïda et du pseudo-califat proclamé par l’« État islamique ». Cette interprétation de l’islam est celle de l’université Al-Azhar, sise au Caire, dont le grand imam rencontra à nouveau le Pape.

Dans ce voyage en terre d’Islam, la diplomatie pontificale avait ses raisons propres, irréductibles aux calculs politiques des gouvernements séculiers ainsi qu’aux configurations géopolitiques mondiales. Cela dit, les puissances occidentales, engagées depuis deux décennies dans une longue lutte contre le terrorisme islamique ne sauraient se désintéresser des enjeux d’une telle visite et du rôle tenu par les EAU, sur le plan régional et dans le monde mahométan.

Il serait en effet illusoire et dangereux de persévérer dans la croyance selon laquelle la post-modernité occidentale constitue le terme de l’Histoire, le djihadisme n’exprimant qu’un ultime raidissement avant la dissolution finale. Alors que le « grand récit » de la sécularisation s’avère être un ethnocentrisme élargi aux dimensions du globe, l’Islam, comme religion et civilisation, demeurera l’une des grandes traditions du XXIe siècle.

Contre le djihadisme, version idéologique de l’islam stimulée par le processus de mondialisation, le déchaînement de la technique et les pétrodollars, les gouvernements occidentaux ont intérêt à soutenir les efforts de ceux qui entendent définir de nouveaux équilibres entre le Palais et la Mosquée, et faire prévaloir une pratique enracinée. Pour mener le combat contre l’islamisme et le djihadisme, les Occidentaux ont besoin de soutiens géopolitiques, mais aussi de points d’appui spirituels et culturels.

 

Annexe B. Sens et perspectives d’une « OTAN arabe »

Depuis le voyage de Donald Trump à Riyad, le 21 mai 2017, où le président américain a rencontré trente-sept chefs d’État et de gouvernement du monde musulman, l’établissement d’une « Alliance stratégique pour le Moyen-Orient », ou « OTAN arabe », est à l’étude. Sous la houlette de Washington, cette alliance serait destinée à protéger la région de la double menace de l’expansionnisme irano-chiite et du djihadisme de facture sunnite.

Au vrai, l’idée n’est pas nouvelle. Sans remonter au « Pacte de Bagdad » (1955), plusieurs initiatives ont vu le jour ces dernières années. En 2011, les développements et contrecoups du Printemps arabe font resurgir l’idée d’une alliance couvrant le Moyen-Orient. Les États-Unis et leurs alliés du Conseil de coopération du Golfe (CCG) mettent alors en place des groupes de travail. Le surgissement de l’« État islamique » pousse ensuite l’Arabie Saoudite à créer une coalition arabe et sunnite qui comprend une quarantaine d’États (2015).

L’impéritie de nombreux dirigeants locaux, les contradictions entre les régimes arabes sunnites ainsi que les ambivalences de la politique américaine au Moyen-Orient expliquent l’échec de ces initiatives. En fait, l’Administration Obama privilégie la signature d’un accord sur le nucléaire iranien et se tient en retrait du conflit syrien. En travaillant à l’instauration d’un équilibre régional entre Riyad et Téhéran, elle cherche à prendre ses distances avec la géopolitique régionale, ce qui ruine les projets d’alliance arabo-sunnite.

En novembre 2016, l’élection de Donald Trump à la Présidence des États-Unis et la priorité qu’il accorde à la menace iranienne changent la donne. Lors de sa visite d’État à Riyad, en mai 2017, l’idée d’une « OTAN arabe » est donc abordée. Toutefois, la tentation isolationniste, la difficulté à élaborer une stratégie américaine cohérente en Syrie et dans la région ainsi que le conflit diplomatique entre le Qatar et ses voisins ont repoussé l’échéance. Depuis l’été 2018, la décision de fonder une alliance régionale est évoquée de manière récurrente.

Si elle prenait forme, une telle idée viendrait s’inscrire dans la « guerre froide » sectaire qui déchire le Moyen-Orient. Non sans raison, la volonté iranienne de dominer la région, depuis le golfe Arabo-persique jusqu’à la Méditerranée, les agissements des Pasdarans et le programme balistique sont perçus comme constituant la menace majeure, avec des répercussions dans l’ensemble de la « plus grande Méditerranée » et jusqu’en Europe.

Le régime irano-chiite est donc pointé du doigt, mais le djihadisme de facture sunnite est également mentionné. Enfin, il est probable que la percée russe au Moyen-Orient, via l’alliance avec Damas et Téhéran, et le jeu de go chinois dans la région soient pris en compte par les décideurs et stratèges américains.

Le projet d’« OTAN arabe » n’est pas dépourvu de rationalité géopolitique, mais sa traduction concrète demeure hypothétique, l’état dans lequel se trouve le CCG n’étant pas de bon augure. Institué en 1981 afin de répondre aux menaces que la révolution islamique chiite faisait peser sur le détroit d’Ormuz, ce club de monarchies arabes sunnites et son prolongement militaire (le « Bouclier du Golfe ») n’ont pu être transformés en une véritable alliance. Qui pis est, les jeux troubles dont le Qatar est accusé et le blocus qui, depuis plus d’un an, en résulte donnent idée du peu de cohérence de cette structure.

S’ils veulent surmonter les différences d’évaluation de la menace iranienne qui distingue les plus allants (Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn) des « tièdes » (Koweït, Qatar, Oman), les Américains auront à s’investir activement dans une « OTAN arabe », plus encore si elle est étendue à l’Égypte ainsi qu’à la Jordanie, qui ont leurs propres priorités. Un tel activisme permettrait d’y voir plus clair dans la ligne de force de la politique étrangère de Donald Trump. Redéploiement et engagement sélectif l’emporteraient sur la tentation isolationniste.

Par ailleurs, le caractère multilatéral d’une « OTAN arabe » ne réduira pas l’importance des liens bilatéraux. De prime abord, on songe à la vieille alliance américano-saoudite (le Pacte de Quincy, 1945). Toutefois, l’inertie de l’Arabie Saoudite et les aléas de la modernisation voulue par le prince héritier, Mohammed Ben Salman (MBS), ne sauraient être négligés. La sécurité régionale ne peut être sous-traitée à Riyad.

A l’inverse, la politique générale des Émirats arabes unis, leur engagement sur le double front de la lutte contre le régime irano-chiite et le djihadisme sunnite devraient être appréciés à leur juste valeur. Le régent, Mohammed Ben Zayed, est l’un des rares dans la région à conduire une stratégie d’ensemble. Aussi les EAU constitueront-ils un point d’appui essentiel pour contrer les menaces régionales.

Enfin, le projet d’« OTAN arabe » rappelle l’importance du Moyen-Orient dans la géopolitique mondiale. Outre la détention des plus abondantes réserves mondiales d’hydrocarbures, extractibles à faible coût, la région constitue un espace pivot entre l’Europe et l’Asie, ciblé par les « nouvelles routes de la soie » de Pékin. Les enjeux de circulation sont majeurs.

Au total, le projet encore incertain d’une « OTAN arabe » a du sens et permettrait un meilleur « partage du fardeau » (« burden-sharing ») et des responsabilités. Pour autant, il ne saurait prendre forme sans maintien de l’engagement occidental de la région.

 

 

• Notes

(1) « Qu’est-ce que les Arabes ?, s’exclame-t-il en 1956. Les Arabes sont un peuple qui, depuis les jours de Mahomet, n’a jamais réussi à constituer un État (…). Avez-vous déjà vu une digue construite par les Arabes ? Nulle part. Cela n’existe pas. Ils ne peuvent rien faire seuls ». Cité par Samy Cohen, « De Gaulle et les Arabes », Le Monde, 21 mars 1991. Ces propos en date du 14 novembre 1956 interviennent à la suite de la crise de Suez.

(2) Samy Cohen, Ibid.

(3) « Vous êtes mon ami personnel. Vous êtes assuré de mon estime, de ma considération et de mon affection ». Cité par Eric Aeschimann et Christophe Boltanski, Chirac d’Arabie. Les mirages d’une politique française, Grasset, 2006, p. 64.

(4) Ibid., p. 69.

(5) La monopolisation du pouvoir politique par Nasser et les chefs militaires qui lui ont succédé constitue une forme de reproduction du régime mamelouk qui, avant les Ottomans puis sous tutelle de la Sublime Porte, gouvernait l’Égypte.

(6) Dans ce discours, Jacques Chirac invoque les mânes de De Gaulle pour faire de la politique arabe son grand projet : « La politique arabe de la France doit être une dimension essentielle de sa politique étrangère. Je souhaite lui donner un élan nouveau, dans la fidélité aux orientations voulues par son initiateur, le général De Gaulle ».

(7) Cf. Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations, La République des Idées, Seuil, 2007.

(8) Cf. Bernard Lewis, L’Islam en crise, Le Débat-Gallimard, 2003. La prise de conscience par les classes dirigeantes du Moyen-Orient à l’intérieur et à l’extérieur de l’Empire ottoman, date de l’Expédition d’Égypte, conduite en 1798 par Napoléon Bonaparte. Depuis, ces classes dirigeantes ont cherché à importer la modernité instrumentale, source de puissance, tout en bannissant la modernité axiologique (les valeurs de l’Occident).

(9) Cf. Max Weber, Le Savant et le Politique, Plon, 1959 (traduction de Julien Freund, préface de Raymond Aron).

(10) Discours de clôture du colloque « Printemps arabe », prononcé le 16 avril 2011.

(11) Les Alaouites constituent une branche du chiisme et ils représentent 10 % de la population syrienne. Aux Alaouites s’ajoutent une proportion à peu près équivalente de Kurdes et de Chrétiens ainsi que des Druzes, autre minorité se rattachant au chiisme (6 à 7 %). Le reste de la population, un peu plus des trois cinquièmes, est constitué d’Arabes sunnites. Par sa population composite, la Syrie est une sorte de résumé ethnico-religieux du Moyen-Orient.

(12) Voir notamment la résolution 2254 des Nations unies, en date du 18 décembre 2015, qui prévoit pour la Syrie « une gouvernance crédible, inclusive et non-confessionnelle ».

(13) Le « processus d’Astana » ensuite évoqué est mis en place par la Russie, la Turquie et l’Iran au début de l’année 2017, après la chute d’Alep, le 22 décembre 2016. Officiellement, ce format de négociation vise l’instauration d’un cessez-le-feu et la mise en place de zones de désescalade. En réalité, il s’agit de contourner les négociations menées à Genève, dans le cadre des Nations Unies.

(14) Toutefois, les dirigeants iraniens savent instrumentaliser le panislamisme et, quand il le faut, trouver des points d’accord avec des forces et des mouvements islamistes de facture sunnite. Cela a été le cas en Afghanistan comme en Irak, afin de mener une lutte par procuration contre les Américains et leurs alliés de l’OTAN. Téhéran soutient également le Hamas, maître de la bande de Gaza.

(15) Dans le prolongement du discours prononcé par le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, à l’Université américaine du Caire (10 janvier 2019), la conférence de Varsovie sur la paix et la sécurité au Moyen-Orient, les 13 et 14 février 2019, a marqué la volonté d’organiser une vaste coalition contre le régime irano-chiite. Dans ce contexte, le rapprochement entre Israël et les régimes arabes sunnites, est effectif, sans que toutefois la question palestinienne soit occultée.

(16) L’expression d’« isthme assyrien » désigne les territoires situés entre la Méditerranée orientale et le fond du golfe Arabo-persique, dominés dans la haute antiquité par l’Empire assyrien.

(17) Membre du parti chiite Dawa, Nouri Al-Maliki est à la tête du gouvernement irakien entre 2006 et 2014. Il devient ensuite vice-président de la République.

(18) Le zaïdisme constitue une branche du chiisme.

(19) L’expertise internationale des restes de deux missiles, tirés les 22 juillet et 4 novembre 2017, a confirmé qu’il s’agissait d’engins conformes au missile iranien de type Qiam-1. Cette information apparaît dans un rapport de l’ONU, remis au Conseil de sécurité en janvier 2018. Ce même rapport confirme que l’Iran a violé l’embargo sur les armes imposé au Yémen, prévu par la résolution 2216 (avril 2016).

(20) Cf. Georges Malbrunot et Christian Chesnot, « Nos très chers émirs », Michel Lafon, 2016, PP. 122-126.

(21) Depuis le 5 juin 2017, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis maintiennent un blocus contre le Qatar, reprochant à cet émirat ses liens avec Téhéran et un certain nombre d’ambiguïtés à l’égard des groupes islamistes. En aval de la conférence internationale sur le financement du terrorisme, organisée à Paris, les 25 et 26 avril 2018, le Qatar a publié une liste d’individus et d’organisations qui feront désormais l’objet de sanctions ; liste qui recoupe en partie celle qu’Émiratis et Saoudiens avaient publiée au début du blocus.

(22) Riyad et Damas ont passé des accords sur la maîtrise de la production de pétrole qui font de la Russie un État provisoirement associé à l’OPEP.

(23) Cf. Pierre Chaunu,  Histoire et décadence, Perrin, 1981, notamment le chapitre VI sur « La décadence objective » (pp. 142-164) et le chapitre VII sur « La décadence référante – Les anciens empires » (pp. 165-198).

(24) Cf. Pierre Benoist, « Le Père Joseph, l’empire Ottoman et la Méditerranée au début du XVIIe siècle », Cahiers de la Méditerranée, 71-2005.

(25) Le mot est emprunté à Carl Schmitt (Terre et mer, Le Labyrinthe, 1985) qui l’emploie afin de qualifier les déchirements entre les principautés territoriales du Saint-Empire au moment où Anglais, Hollandais et Français portent le combat contre l’hégémonie navale et coloniale des nations ibériques, sur l’Océan mondial, en Asie et dans le Nouveau Monde.

(26) Selon la formule de l’historien américain Samuel Noah Kramer, Cf. L’histoire commence à Sumer, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 1956.

(27) Jean-Sylvestre Mongrenier, L’accord nucléaire iranien, la stratégie américaine et les illusions européennes, Institut Thomas More, mai 2018.

(28) Voir notamment le projet d’attentat contre le rassemblement des Moudjahidin du peuple, le 30 juin 2018, à Villepinte (France), l’activisme pro-régime du Centre Zahra Grande-Synthe/France) et d’autres activités de ce type ailleurs en Europe.

(29) Mentionnons, à titre d’exemple, le renforcement des frontières communes, la dynamisation du marché unique, les négociations commerciales avec les grandes puissances économiques et, dans le cadre plus restreint de l’Eurozone, l’achèvement de l’union bancaire.

(30) La création annoncée de l’Instex (Instrument In Support Of Trade Exchanges), un mécanisme européen de paiement instituant une sorte de système de troc avec Téhéran, afin de contourner l’embargo américain, laisse songeur. Alors même que les grands acteurs économiques se retirent du marché iranien, l’Instex apparaît tout à la fois vain et dangereux pour le lien transatlantique. Il semble que l’autonomie européenne, à long terme, dépende principalement de la force de la zone euro, de l’internationalisation de la monnaie commune et de la vitalité de la croissance économique en Europe.