Usage et force des symboles dans la stratégie de Daesh · L’exemple du drapeau

Sophie de Peyret, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Mars 2019 • Note 32 •


Noir, blanc, sobre, le drapeau de Daesh apparaît faussement simpliste. Pourtant, en reprenant habilement un large éventail de symboles issus de la tradition musulmane, cet étendard se révèle en réalité porteur d’une quantité de messages, dont la portée échappe bien souvent à l’Occident sécularisé. Ces références procurent à la bannière une force insoupçonnée et annoncent nettement les projets de l’État Islamique. Le programme théologico-politique de Daesh affleure dans chaque symbole utilisé sur le drapeau. Non seulement il éclaire sur le projet, mais il constitue également un piège pour chacun.

En octobre 2017, la ville de Raqqa, capitale du califat tombait aux mains des Forces Démocratiques Syriennes, après plusieurs mois de combats et des pertes considérables dans les rangs de Daesh. Pour autant, la chute de ce symbole ne signait pas la fin de l’État Islamique qui, bien que privé de son assise territoriale, était et demeure bien loin d’être à terre : Abu Bakr al-Baghdadi, l’émir autoproclamé est toujours en vie, les combats n’ont pas cessé au Levant, des organisations islamistes satellites poursuivent leurs actions partout dans le monde, jusqu’en Occident où des individus isolés perpètrent régulièrement des attentats au nom du jihâd.

En effet, parce qu’il a su se reconstruire sous d’autres formes, Daesh sévit encore. C’est notamment ce que révélait le directeur d’Europol, Rob Wainwright en mai 2017 lorsqu’il déclarait que l’État Islamique s’était doté de son propre système de réseau social pour diffuser sa propagande à des fins de recrutement tout en échappant à la surveillance des autorités. Si les défaites militaires, la perte de son État et de l’aura que lui conférait ce territoire ont temporairement entamé son pouvoir d’attraction, d’autres modes de recrutement non moins efficaces persistent. Parmi eux, la dimension psychologique et l’utilisation massive des images et symboles issus de la tradition musulmane.

L’éventail des symboles repris par Daesh est large mais la rhétorique est immuable : fédérer autour de marqueurs traditionnels pour susciter l’adhésion et se les approprier jusqu’à les faire passer pour des manifestations exclusivement jihadistes. Ici, un soldat de Daesh pointe le ciel de son index, là ce sont les anasheed, des chants polyphoniques psalmodiés par les combattants, ou encore ce drapeau noir et blanc qui marque les esprits et qui mérite des clefs de lecture.

A l’instar d’une monnaie ou d’un territoire, le drapeau est un des attributs d’un État. Pour cette raison, après l’annonce de la naissance de l’État islamique en octobre 2006, une des premières décisions des dirigeants fut de se doter d’un étendard. Cette mesure est d’autant plus symbolique que le drapeau n’est pas un objet anodin pour les musulmans : tous ont en mémoire les récits des épopées du prophète et des califes puisque, « depuis le commencement du khalifat, les drapeaux, emblèmes essentiellement guerriers, ont été toujours employés ; on continue à les [nouer sur une hampe] quand on va entreprendre une guerre ou faire une expédition. Cela se pratiquait du temps du Prophète et sous les khalifes ses successeurs ». Lors de ces expéditions, le porte-étendard est toujours un homme particulier choisi parmi ses pairs. Il s’agit soit de Muhammad lui-même, soit, « quand il ne commande pas [ses guerriers] en personne, il « noue » l’étendard au chef qui va combattre, et ainsi lui communique sa chance heureuse, sa baraka ». Ceux qui sont choisis pour le porter accèdent ainsi à un statut d’élu : élu par sa communauté et élu par Dieu.

L’État Islamique développe et justifie l’importance de cet objet dans un long argumentaire qui fait office de texte de référence, publié sous le titre de « Le bien-fondé de la bannière en Islam ». Sous une plume anonyme, l’organisation y défend l’idée que la « bannière est le symbole de l’union dans les engagements et les cœurs. [Les gens] deviennent alors comme un seul corps et le lien entre eux est plus fort que le lien entre frères de même mère ».

L’importance du drapeau amène naturellement l’État Islamique à mettre le sien en avant et à le faire apparaître pour la première fois en 2006 dans des communiqués puis en 2007 dans des vidéos. Depuis, il n’est pas avare d’images de son étendard et celles-ci n’ont pas tardé à faire le tour du monde. Par le biais des couvertures de ses publications – Rumiyah, Dabiq, etc. – ou de ses communiqués, c’est l’organisation elle-même qui nous renseigne sur l’apparence qu’elle lui a choisie en diffusant l’image d’une sorte de drapeau-étalon. Ni volutes, ni arabesques, ni couleurs, ce drapeau est d’une sobriété et d’un dépouillement qui tranchent avec le tumulte que sa vue suscite. Sur fond noir, traditionnellement de forme carrée, il se décompose en deux parties. Dans la partie supérieure, une inscription en caractères blancs affirme en langue arabe l’unicité de Dieu : لَا إِلٰهَ إِلَّا الله (lā ilāha illa-llāh, « il n’y a de dieu qu’Allah »). Dans la partie inférieure un cercle imparfait comprend trois lignes sur chacune desquelles figure un mot arabe, eux aussi inscrits en blanc : le mot الله (Allah, Dieu) sur la ligne supérieure, suivi du mot رسول (rasûl, prophète) sur la ligne médiane et enfin le prénom محمد (Muhammad) sur la ligne inférieure.

Les symboles visuels de l’islam ne manquent pas, de l’étoile au croissant en passant par la couleur verte, ils sont légions. Pourtant, seuls certains d’entre eux figurent sur le drapeau de l’État Islamique. Si ceux-là ont été choisis au détriment des autres, c’est donc qu’ils ont une utilité bien précise. Et, ce qui ressemble à première vue à un étendard classique cache en réalité bien d’autres messages.


Publié en partenariat avec www.geoculture.org