75e anniversaire du débarquement · Ce qui allie encore les Alliés de 1945

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

6 juin 2019 • Entretien •


Il y a 75 ans, les Forces Alliées débarquaient en Normandie, occupée alors par l’Allemagne nazie d’Hitler. Cette immense opération menée avec succès, le D-Day, est devenue la date clé de commémoration pour l’Ouest, excluant de fait la Russie, qui n’est d’ailleurs pas conviée à la cérémonie de 2019. Que reste-t-il aujourd’hui de ce symbole qu’est le débarquement pour les Alliés, si on se place sur l’organisation politique des alliances contemporaines ?

De fait, le débarquement de Normandie, par son ampleur et sa portée, marque le début de la libération de la « Forteresse Europe », très largement sous la domination allemande malgré les précédentes opérations de débarquement en Sicile et dans la péninsule Italique (1943). Quant au « rouleau compresseur » soviétique, à l’Est, la suite des événements aura montré qu’un totalitarisme (rouge) succédait à un autre totalitarisme (brun), soit un système liberticide et meurtrier (voir Stéphane Courtois, Le livre noir du communisme). A ce propos, il importe de rappeler que la Deuxième Guerre mondiale a commencé après la signature du Pacte germano-soviétique (23 août 1939) – un pacte de guerre, d’agression et de partage de l’Europe centrale et orientale –, un pacte suivi d’un « traité d’amitié, de coopération et de délimitation » entre l’URSS et l’Allemagne hitlérienne (28 septembre 1939). Au-delà du défilé militaire organisé en commun à Brest-Litovsk, après la défaite de la Pologne, les livraisons de produits bruts soviétiques auront tenu un rôle majeur dans l’alimentation de la machine de guerre allemande. A rappeler également l’échange de ressortissants et opposants entre les deux puissances alliées, les personnes en question étant destinées à un funeste sort. La brutalité des faits historiques n’invite pas à un quelconque philosoviétisme.

C’est après l’échec des négociations sur l’adhésion de l’URSS au Pacte tripartite Rome-Berlin-Tokyo, lors de la venue de Molotov à Berlin (12-14 novembre 1940), que la décision allemande de rompre l’alliance germano-soviétique et d’attaquer l’URSS est prise. L’opération Barbarossa (22 juin 1941) plonge l’URSS dans la guerre, au grand dam de Staline qui ne voulait pas croire à un tel retournement de situation. Au total, à l’issue de cette guerre, l’URSS conservera les territoires conquis en 1939-1940, lors de l’alliance avec l’Allemagne hitlérienne, et elle en acquiert d’autres, à l’instar du nord de la Prusse orientale (voir la prestigieuse Königsberg) et des Kouriles (en Extrême-Orient). Tout cela pour dire qu’il est important de bien faire la distinction entre l’alliance anglo-américaine d’une part, l’alliance de circonstance passée entre Anglo-Américains et Soviétiques de l’autre. Aussi le débarquement de Normandie (6 juin 1944) a-t-il une valeur symbolique propre. Sa commémoration souligne l’unicité de l’événement mais il ne faut pas omettre toutes les implications et conséquences. De là procède l’engagement américain en Europe après 1945, la politique de containment de l’URSS (doctrine Truman, 12 mars 1947), la fondation de l’Alliance atlantique (4 avril 1949) et les étroits liens bilatéraux tissés avec les pays d’Europe occidentale, dont la France. La lecture du préambule et des articles du Traité de l’Atlantique Nord renvoie à la Charte de l’Atlantique du 14 août 1941.

Enfin, que reste-t-il de ce débarquement ? L’Histoire et le respect des faits, la compréhension des événements et de leur logique, la mémoire qu’il nous appartient d’entretenir. Non point par « devoir », mais par hygiène de l’âme, respect pour les combattants de cette guerre titanique et intelligence du politique, dans la plus noble acception du terme (la haute politique, celle qui met en jeu la vie et la mort). Le terme de « symbole » est employé à tout va et, ce faisant, allègrement confondu avec une allégorie, voire avec une simple métaphore. La capacité évocatrice d’un symbole est chargée de puissance démonstrative. Par intuition, le symbole est censé mettre l’homme en contact avec des réalités supérieures. Le terme est-il adapté pour désigner les cérémonies de commémoration du débarquement de Normandie ? A tout le moins, elles ont une forte valeur symbolique. Ainsi les images du « D-Day » (films et photographies) diffusées à cette occasion ont-elles une grande force d’évocation. La guerre porte à la réflexion métaphysique, plus encore lorsqu’elle prend des formes paroxystiques. En l’occurrence, le déploiement titanesque d’énergies que ces images montrent, ainsi qu’un simple exercice d’empathie pour ces hommes aux prises avec des forces les dépassant, donnent idée de ce qu’une politique de démission, au nom du « chacun pour soi » et d’« intérêts » mal compris, peut entraîner. Alors, oui, il est bon de se souvenir et d’entretenir des alliances éprouvées, a fortiori si les vents sont contraires.

Le jour du débarquement est souvent célébré comme un jour de commémoration du retour de la démocratie dans l’Europe dominée par le nazisme. Cette valeur est-elle encore centrale aujourd’hui dans l’union des grandes puissances occidentale ? Sous quelle forme ?

Il semble qu’il s’agit principalement de commémorer la libération des pays européens occupés par l’Allemagne hitlérienne et donc, de célébrer le principe de liberté, tant celui de liberté collective (la liberté de la Cité) que des libertés individuelles par là-même recouvrées. La démocratie n’est pas une valeur : il s’agit d’un type de régime politique fondé sur un certain nombre de principes et de valeurs. Le terme de « valeur » ne renvoie pas un système politique sui generis, mais à une certaine idée du beau, du bien et du vrai. Quant à parler de « retour de la démocratie dans l’Europe dominée par le nazisme », cela est bien hâtif, à cette époque (1944-1945) et dans les décennies qui suivirent. En dépit de la « Déclaration sur l’Europe libérée » signée lors de la conférence de Yalta (4-11 février 1945), avec l’exigence d’élections libres et multipartites, l’URSS a tout simplement soviétisé l’ensemble de sa zone d’occupation, d’où l’expression de « rideau de fer » employée par Winston Churchill (discours de Fulton, 5 mars 1946). C’est à la fin de la Guerre Froide, lorsque le bloc soviétique, puis l’URSS, imploseront (1989-1991), que les pays d’Europe centrale et orientale retrouveront la liberté.

Avoir en partage un type de régime politique, fondé sur les mêmes valeurs de référence, n’est pas neutre sur le plan de la politique étrangère, de la « grande stratégie » qui la porte et des alliances politico-militaires qu’elle implique. Certes, selon la théorie néo-réaliste des relations internationales, la conclusion d’alliances entre des Etats soumis au « dilemme de sécurité » (la survie dans un jeu politique international à somme nulle) ne serait que l’expression d’une certaine configuration des rapports de puissance. De ce point de vue, les alliances s’inscrivent dans des logiques défensives et réactives : l’enjeu est de contrebalancer une menace, virtuelle ou déclarée, en accumulant des moyens de puissance et en ralliant d’autres pays (le « bandwagoning »), afin de rééquilibrer la balance des forces. Si l’on en croit ce modèle newtonien d’interaction entre les unités actives du système international, les alliances seraient donc soumises à un perpétuel processus de décomposition-recomposition, en fonction du jeu mouvant des rapports de puissance. Dans le cas d’espèce de l’OTAN, cette alliance victorieuse n’était pas censée survivre aux conditions qui l’on fait naître.

En vérité, la théorie néo-réaliste ne suffit pas même à expliquer la création de l’OTAN : l’asymétrie dans les rapports de puissance de l’après-guerre n’obligeait en rien les Etats-Unis à se lier à l’Europe de l’Ouest. Vaille que vaille, cette alliance s’est transformée après la Guerre Froide et elle est toujours en place, avec une présence militaire renforcée des Américains sur l’isthme Baltique-mer Noire depuis l’agression russe en Ukraine (un mouvement contraire à celui qui prévalait avant 2014 : les Etats-Unis avaient rapatrié leurs derniers blindés déployés en Europe). L’histoire et la réalité internationale montrent qu’il ne suffit pas d’être « radiologue » et de considérer l’état du squelette (la structure systémique abstraite des relations entre les Etats), si l’on veut comprendre les rapports de puissance. Il faut être « cardiologue » – car « tout est question de flux de sang, de vie » –, mais aussi « psychologue », pour « cerner les identités et mieux comprendre les ambitions et les échecs» (cf. Jean-Yves Haine, Les Etats-Unis ont-ils besoin d’alliés ?, Payot, Paris, 2004). La métaphore médicale invite à dépasser la seule mécanique des forces de sorte à prendre en compte l’historicité des acteurs, leurs perceptions et leurs représentations géopolitiques. On retrouve donc ici des facteurs comme la parenté des régimes, les valeurs de référence, la mémoire historique et la vision du monde. Cela nous ramène à un événement majeur comme le débarquement de Normandie, son retentissement dans l’Histoire et dans les esprits.

« La France n’oubliera jamais ce qu’elle doit aux Etats-Unis », avait déclaré François Hollande en 2014. Malgré l’action héroïque du commando Kieffer ou l’action coordonnée de la Résistance, la France fut de fait peu représentée lors des opérations de débarquement. Si les négociations qui surviendront à la fin du conflit mondial donnerons une place réelle aux Français, la France a-t-elle héritée dans les têtes d’une place à part dans le jeu des alliances, comme cela était le cas en ce mois de juin 1944, notamment vis-à-vis des alliés anglo-saxons ?

Un point de vocabulaire : dans une telle opération comme dans toute autre, les soldats ne sont pas des « représentants », moins encore sont-ils en « représentation » : ce sont des combattants engagés dans une action de guerre. Ils meurent et donnent la mort. Plus que les désaccords et divergences entre alliés, c’est peut-être la déréalisation de ce vocabulaire et ce qu’elle révèle qui menace les solidarités historiques et géopolitiques. Quant à la « place à part » de la France, il ne s’agissait pas, le 6 juin 1944, d’une simple représentation mentale. Vaincue, la France avait signé un armistice (22 juin 1940) et la « France libre » incarnée par le général De Gaulle était un mouvement politique, non pas un gouvernement en exil. Le GPRF (Gouvernement provisoire de la République française) a été fondé quelques jours avant le débarquement de Normandie. Effectivement, la situation de la France était donc très différente de celle des Etats-Unis ou du Royaume-Uni. Cependant, elle n’était pas si différente de celle d’autres nations – également vaincues en 1939-1940 –, dont les soldats ont combattu aux côtés des Anglais et des Américains (voir le cas entre autres des soldats polonais combattant sur les plages de Normandie). Rappelons enfin que des Français ont combattu en Afrique du Nord, Sicile et dans la péninsule Italique avant de débarquer, deux semaines après le D-Day, en Provence (opération Dragoon, 15 août 1944).

Quant à la place à part de la France dans le jeu des alliances, le fait est qu’elle n’était pas présente à Yalta. Malgré son voyage en URSS et la signature d’un traité d’alliance (10 décembre 1944), De Gaulle n’a pu obtenir le soutien de Staline pour une telle participation (au regard du conflit se profilant dès 1943, il faudrait s’interroger sur le bien-fondé de cette politique d’entente). Oubliant le Pacte germano-soviétique (cf. supra) et les félicitations prodiguées par l’URSS à Hitler, après la campagne de France (mai-juin 1940), Staline reprochait à celle-ci d’avoir signé un armistice. A Yalta, il revint à Winston Churchill de se faire l’avocat de la France, argumentant en faveur d’une zone d’occupation française en Allemagne et d’un statut de membre permanent au sein du futur Conseil de sécurité des Nations Unies. Il est bon de le rappeler. Par la suite, la diplomatie française participera pleinement aux alliances occidentales. Après la signature du traité de Dunkerque avec le Royaume-Uni (4 mars 1947), elle tient un rôle de premier plan dans la fondation de l’Union occidentale (traité de Bruxelles, 17 mars 1948) puis dans celle de l’Alliance atlantique (4 avril 1949). Londres et Paris ont alors œuvré de concert, afin d’éviter la réitération des événements de 1919-1920 : non ratification par le Congrès des Etats-Unis du traité de Versailles, repli américain, absence d’accord de défense entre Occidentaux. Depuis 1917, l’optique atlantique prévalait : Clémenceau avait compris qu’il n’y aurait pas de paix durable en Europe sans participation active des Etats-Unis à une sorte de concert atlantique, doublé d’une alliance. Au moment de la signature du Pacte atlantique, la France est la plus insistante quant à la mise en place de l’OTAN (il faut des soldats américains en Europe). En accueillant le siège du Conseil de l’Atlantique Nord, les grands commandements de l’OTAN et autres instances, elle devient alors l’umbo du dispositif atlantique en Europe (son ombilic). Est ensuite mis en place un « groupe de contact » associant la France aux Etats-Unis ainsi qu’au Royaume-Uni (une sorte de directoire informel de l’OTAN).

Le statut particulier de la France n’est donc pas hérité de la Deuxième Guerre mondiale. Il s’explique par la décision de De Gaulle, le 7 mars 1966, de se retirer du commandement militaire intégré (le SHAPE et autres états-majors de l’OTAN). Au vrai, la France reste membre de l’Alliance atlantique et participe toujours à la structure civile de l’OTAN. Au sein du commandement militaire, des officiers demeurent présents, mais ils ne sont plus « intégrés » à la structure de l’OTAN : ils ont le statut d’officier de liaison. A l’exclusion du Groupe des plans nucléaires et du Comité des plans de défense, les représentants français, diplomates et militaires,  continuent de participer à la vie de l’OTAN. D’emblée sont signés les accords Ailleret-Lemnitzer afin de spécifier les conditions d’une participation française à la bataille « Centre-Europe » dans le cas d’une attaque soviétique (1967). Malgré la décision de sortir du commandement intégré, la France accepte de participer à la défense aérienne intégrée (le réseau NADGE).Tout cela conduit à relativiser la « sortie » française de l’OTAN. En fait, la France est descendue d’elle-même du wagon de première classe pour monter dans celui de seconde, d’où une place marginale au sein de l’OTAN (jusque dans les années 1990). Cela n’a rien à voir avec le débarquement de Normandie. Sitôt la décision de sortir de la structure militaire intégrée a-t-elle été prise, les autorités politiques et militaires françaises ont entrepris de compenser les effets négatifs qu’elle impliquait. Et, nonobstant le « gaullo-mitterrandisme », la négociation d’une pleine participation française est amorcée sous François Mitterrand, avant même la dislocation de l’URSS.

En guise de conclusion, quelques lignes sur la personnalité historique de Philippe Kieffer, propos suggéré par la référence aux « Anglo-Saxons », dans la troisième question (un mythe négatif dans la rhétorique française). Officier commando de souche alsacienne, Philippe Kieffer naquit dans une famille installée aux Antilles (Haïti), dans ce que l’on appelait autrefois l’Amérique française. Sa mère était anglaise. Après avoir occupé de hautes fonctions bancaires et financières à Haïti, il poursuivit sa carrière aux Etats-Unis ainsi qu’au Canada. Avant de gagner la France, au bord de la guerre, il était à New-York. Engagé en 1939, il fut notamment interprète. Après avoir rallié les Forces françaises libres, il obtint la responsabilité de former un commando, sur le modèle britannique, son unité étant intégrée à la Brigade des Forces spéciales (les « bérets verts »). Après la guerre, l’amiral Thierry d’Argenlieu aurait voulu inscrire le commando Kieffer sur la liste des unités destinées à devenir « Compagnons de la Libération ». De Gaulle s’y serait opposé car il s’agissait d’une unité britannique. Kieffer ? Trop « Anglo-Saxon » pour la France Libre !