Quand explosera la prochaine crise sociale en France ?

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

1er juillet 2019 • Opinion •


Sébastien Laye s’est penché sur les dernières prévisions économiques de Natixis. Il en déduit qu’une nouvelle crise pourrait éclater à tout moment.


Le commentaire sur l’irruption d’hypothétiques crises sociales est traditionnellement l’apanage, en France, des divers politistes et experts en communication politique ; à cet égard, de manière grégaire, ceux-là mêmes qui en décembre 2018 nous annonçaient tels de funestes augures la chute prochaine du gouvernement sous les coups de butoir du mouvement des « gilets jaunes », sont aujourd’hui dithyrambiques sur la sortie de crise, le frémissement de popularité du pouvoir et la victoire à la Pyrrhus aux européennes. Est-ce à dire que la réalité économique et sociale aurait subitement changé en six mois. À dire le vrai, il n’en est rien et il suffit pour cela de revenir au raisonnement économique et notamment à une note publiée par Patrick Artus et Natixis la semaine dernière. Car il y a bien deux écoles en la matière : celle des politologues et commentateurs politiques qui voient dans ce mouvement des « gilets jaunes » languissant et s’affadissant, l’acmé de la contestation contre le pouvoir macronien, finalement défaite, et les penseurs d’un temps plus long (sociologues, économistes) qui constatent que les mêmes causes conduiront aux mêmes effets dans quelques mois, en l’absence d’un changement de paradigme dans la gestion toute verticale et technocratique du pays… et de résultats économiques tangibles.

En premier lieu, même si Natixis ne reprend pas cet élément, il y a le nœud gordien de toute l’équation économico-sociale, à savoir la croissance. L’Insee vient de sortir son document de référence sur les comptes de la nation 2018 ; et comme à l’accoutumée, c’est un taux de croissance très approximatif que nous livre l’Institut. Après avoir annoncé une croissance de 1,5%, l’Institut annonce une croissance corrigée à 1,7% tout en rappelant que le taux de croissance définitif et certifié ne sera connu qu’en 2021. En vérité, lorsqu’on regarde les prévisions historiques de l’Insee et les chiffres définitifs deux ans plus tard, la croissance est systématiquement revue à la baisse : notamment parce que l’Institut, trop optimiste (ou trop proche du pouvoir politique) n’intègre jamais la possibilité de récession. Ainsi, pour le budget 2008 dans la foulée de plusieurs années de belle croissance, nous annonçait-il +2,25 %… le résultat final sera de -0,1%. Bien souvent il se contente d’extrapoler la tendance de l’année précédente. « Initialement prévu à 1,7% dans le budget 2019, le taux de croissance pour cette année a été, lui, revu à la baisse, en mars dernier, par le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire à 1,4% avant que la Banque de France ne l’abaisse encore en ce mois de juin à 1,3%», nous rappelle Nicolas Lecaussin de l’IREF dans une note récente sur ce sujet. Avec un ralentissement mondial en cours certes modéré mais réel, la France aura un taux de croissance entre 1 et 1,25% cette année, taux qui ne permet pas de créer beaucoup d’emplois ; ce sera la première insatisfaction qui motivera les mouvements sociaux, à savoir l’échec des politiques économiques à créer des conditions favorables à la croissance et de l’emploi.

Cependant, Natixis met en exergue d’autres facteurs dans sa note, en précisant que dès la fin de l’année, la France pourrait être confrontée à des crises sociales beaucoup plus graves que celle des « gilets jaunes » par le truchement de trois facteurs structurants.

En premier lieu, la destruction d’emplois industriels, avec notamment le passage à la voiture électrique, le recul du besoin d’équipements industriels (et nous ajouterions la perte de compétitivité manufacturière face aux équipements chinois), qui vont encore plus accentuer la bipolarisation du marché du travail ; ce phénomène se déroule sous nos yeux, alors que notre industrie s’effondre, que notre base manufacturière disparaît et que les start-up technologiques, en dépit de levée de fonds records, ne prennent pas le relais en matière de créations d’emplois. Les bons emplois industriels sont remplacés par des emplois dans les services peu sophistiqués ou services domestiques : la France des métropoles devient un lumpenprolétariat des métiers de la technologie et de la finance, avec un pouvoir d’achat déclinant.

La disparition des emplois intermédiaires et industriels réduit la mobilité sociale et accroît les inégalités avant les politiques redistributives : seules ces dernières sauvent la mise au prix d’une tension extrême sur les finances publiques ; avant ces politiques, le coefficient de Gini en France est de 0,52 ; après effet de ces politiques, il est réduit à 0,29, à savoir le même niveau qu’il y a vingt ans. Le passage à la voiture électrique se solde par un transfert d’un tiers de la valeur ajoutée de notre secteur automobile vers l’Asie : la Chine produit 217, 2 GWh de batterie électrique, les USA sont à la peine en second avec 50GWh… et la France ? 1 GWh, le même niveau que la Tchéquie !

La deuxième menace est la hausse prévue des prix de l’énergie : la taxation des énergies fossiles pour respecter les objectifs d’émission de CO2, le trop lent déploiement des renouvelables, la restructuration d’EDF qui est un désastre industriel, justifieront des hausses du prix de l’énergie au cours des dix-huit prochains mois.

Enfin, la France a des gains de productivité très faibles qui expliquent l’impossibilité d’augmenter les salaires pour les entreprises : ces dernières ne sauraient augmenter les salaires réels si elles ne peuvent augmenter la productivité (qui crée la croissance), et elles ont le choix aujourd’hui parmi une importante population au chômage, puisque nous connaissons toujours un chômage de masse, et en même temps un problème de compétitivité coût et de profitabilité de nos entreprises. Ces dernières souffriront bientôt de la fin de certaines niches fiscales, de la hausse du coût du travail consécutive au basculement du CICE en baisse de charges (de l’ordre de 30% sur la portion du CICE) et on ne voit donc pas comment les salaires réels pourraient augmenter d’ici la fin du quinquennat.

La réponse somme toute classique et keynésienne du gouvernement à cette crise – acheter la paix sociale en proposant quelques aides, comme il vient de le faire également pour l’hôpital – ne lui a permis que de s’acheter une protection pour les Européennes et l’été. Au-delà, le problème reste entier puisque nul ne voit la cohérence de la politique économique actuelle pour favoriser la croissance, l’emploi et les salaires (le seul vrai pouvoir d’achat vient de la hausse des salaires). Les « gilets jaunes » témoignent des premières éruptions engendrées par le mouvement de ces plaques tectoniques économico-sociales, mais les vrais volcans sont encore en sommeil et peuvent se réveiller à tout moment, dans des conditions probablement inédites que nul ne peut prévoir.