Libéralisme classique et néolibéralisme sont deux doctrines qui n’ont rien à voir

Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More

30 juillet 2019 • Opinion •


Chichement approuvé le 23 juillet à l’Assemblée nationale, le projet de loi autorisant la ratification du traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (Ceta en anglais) et les débats qui l’ont accompagné ont mis en lumière le problème que le concept de libéralisme pose aujourd’hui à la droite. Sur les cent quatre députés qui composent le groupe des Républicains (apparentés compris), quatre-vingt-dix-huit ont voté contre, cinq se sont abstenus et un a voté pour…

Chiffres spectaculaires qui étonnent et interrogent celui qui penserait encore que la droite est, avec des nuances mais par destination, favorable au libre-échange et à la globalisation. En réalité, raisonner ainsi serait mal connaître l’histoire de la droite (il faudrait dire « des droites ») et ne pas voir deux réalités déterminantes, à la fois intellectuelles et politiques : celle d’une droite qui a changé et celle d’un libéralisme qui a muté, au point que leurs trajectoires se croisent avec de moins en moins d’évidence.

En trente ans, la droite a changé car les promesses de la « mondialisation heureuse » des années 1990 ont viré au mauvais rêve. Historiquement plutôt étatiste et interventionniste (pour sa principale composante en tout cas), la droite française a assisté impuissante, et en y prenant même sa part de responsabilité, au spectacle de la désindustrialisation, de la mise à la casse de secteurs entiers de l’économie nationale, de l’appauvrissement des classes moyenne et modeste – ceux qu’on appelle les perdants de la mondialisation.

 

En trente ans, la droite a changé car les promesses de la « mondialisation heureuse » des années 1990 ont viré au mauvais rêve.

 

Tout n’est certes pas la faute de la mondialisation dans l’échec économique et social français qui incombe pour une bonne part aux responsables politiques qui n’ont su qu’augmenter les impôts, favoriser l’extension sans fin du domaine de l’État et « gérer » le déclin. Mais les grandes tendances économiques à l’œuvre depuis trente ans s’observent ailleurs en Occident : c’est bien qu’il y a eu une lame de fond.

Sur le plan extérieur, ces trois décennies qui devaient voir triompher la démocratie libérale et les valeurs occidentales, après l’effondrement de l’idéologie soviétique, aboutissent à un grand désordre international, au chamboulement des puissances et à la contestation du leadership occidental. La Chine, la Russie, l’Iran et d’autres pays cherchent à bâtir un ordre alternatif qui séduit de plus en plus. Illibéralisme et modèles autoritaires trouvent des supporters dans les rangs de la droite française, au moins parmi les militants et les électeurs. La brillante victoire idéologique d’il y a trente ans, lors de la chute du mur de Berlin, se révèle une victoire à la Pyrrhus comme si, sans ennemi déclaré, la démocratie libérale ne pouvait se soutenir elle-même. Totalitarisme de notre temps, le péril islamiste, qui ronge au-dehors comme au-dedans, ne semble pas suffire à convaincre la droite de la défendre à tout prix.

Mais pendant que la droite perdait sa boussole, le libéralisme muta quant à lui et muta sous ses deux espèces : le libéralisme économique s’est transformé en idéologie de la mondialisation et le libéralisme politique en défense de la « société liquide » (Zygmunt Bauman). La pensée libérale classique, politique comme économique, concevait la liberté et son exercice dans des cadres établis et respectés : cadres politique (la nation), juridique (l’État de droit), social (la famille) et culturel (l’anthropologie occidentale). Ces structures abattues, reste un « laisser-faire » dogmatique et ravageur.

 

La pensée libérale classique, politique comme économique, concevait la liberté et son exercice dans des cadres établis et respectés : cadres politique (la nation), juridique (l’État de droit), social (la famille) et culturel (l’anthropologie occidentale). Ces structures abattues, reste un « laisser-faire » dogmatique et ravageur.

 

Ce néolibéralisme économique et le progressisme sociétal forment désormais ce que beaucoup entendent par libéralisme. Obama ou Macron peuvent dès lors être considérés comme plus libéraux que Trump ou Fillon, par exemple. Le Ceta traduit un libre-échangisme sommaire et plat qui déréalise les marchandises, les hommes et les territoires qui les produisent – seul compte l’échange qui «crée de la valeur». Le progressisme sociétal témoigne d’une vision sèche et brutale qui désincarne l’homme de son levant (PMA, GPA) à son couchant (euthanasie) – seul compte l’accomplissement des désirs individuels grimés en droits nouveaux.

Si l’on agrée cette lecture, sans doute un peu schématique, on comprend mieux le problème que le libéralisme pose à la droite. Suivre la pente du néolibéralisme et du progressisme sociétal, c’est rallier Macron. Certains ont fait ce choix et d’autres y seront immanquablement conduits. En revanche, laisser libre cours à la tentation dirigiste, voire autoritaire, c’est amenuiser l’esprit de liberté et fragiliser la société de confiance qu’il faut regarder comme l’un des fruits, précieux mais fragiles, de la civilisation européenne.

 

Le néolibéralisme et le progressisme sociétal sont des systèmes qui se nourrissent de la tentation de la démesure, du toujours plus et du « no limit ». C’est une pensée de la mesure qu’il faut leur opposer : mesure politique, économique, sociale, environnementale et culturelle. Une mesure fondée en raison.

 

Que faire ? Faire confiance à la liberté en l’enracinant. Promouvoir l’initiative en la décentralisant. Protéger les Français en posant des limites. Le néolibéralisme et le progressisme sociétal sont des systèmes qui se nourrissent de la tentation de la démesure, du toujours plus et du « no limit ». C’est une pensée de la mesure qu’il faut leur opposer : mesure politique, économique, sociale, environnementale et culturelle. Une mesure fondée en raison. Car ce qui choque dans le Ceta, c’est sa déraison: déraison à faire faire des milliers de kilomètres à des produits qu’on peut produire ici (ou dont on peut apprendre à se passer), déraison des OGM à outrance ou des farines animales.

Ses partisans auront beau jeu de traiter ses opposants de protectionnistes ou d’archaïques. Le circuit court ne résoudra certes pas tous les problèmes et ne saurait être vu comme une panacée universelle. Mais il recèle une vision du monde et des relations entre les hommes, une manière d’être et d’avoir qu’il est urgent de réapprendre. Il témoigne d’une anthropologie prudente et humaine, humaine parce que prudente. L’homme n’y est pas un isolé. Et cette vision est celle qui inspira certains courants libéraux. Qu’on songe au communalisme français, dont Tocqueville notamment témoigna si bien, ou à l’ordolibéralisme allemand qui sut conjuguer dynamisme économique et cohésion sociale. Si la droite savait retrouver ces accents, elle saurait retrouver sa voie.