Pourquoi Boris Johnson ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

12 décembre 2019 • Opinion •


Non sans raison, l’observateur de la vie politique britannique fera preuve de prudence à l’approche des élections législatives (12 décembre 2019). Outre une dérive des mœurs politiques locales qui rappelle celle des « pays latins », il se trouvera face à un dilemme. Abstraction faite du Parti libéral-démocrate, incapable de dégager une majorité, l’élection se jouera entre Tories et travaillistes. D’un côté, le caractère incertain de Boris Johnson et ses fanfaronnades à propos du « hard Brexit » qui soulèvent bien des doutes. De l’autre, le social-étatisme de Jeremy Corbin et la dissolution du travaillisme dans le post-colonialisme, qui éclipsent le projet, plus raisonnable, d’un Royaume-Uni demeurant dans l’union douanière européenne.

Ce sont des considérations de politique internationale qui aideront à choisir. En vérité, l’idée directrice de Boris Johnson, celle d’une « Global Britain », reste floue. Loin de révéler un grand projet politique, le manifeste conservateur présenté en novembre dernier n’a apporté aucune précision. L’invocation de cette « Global Britain » par les doctrinaires du Brexit n’est pas non plus exempte d’illusions sur le statut de puissance d’une Angleterre réduite à ses seules forces. Quant au degré réel de cohésion de l’« archipel anglo-saxon », peut-être est-il surestimé. Du moins l’intuition d’un lien vital entre le Royaume-Uni et l’Océan mondial est-elle certifiée par l’histoire de l’Occident depuis l’An Mil. Sans les premières entreprises de désenclavement, l’Europe serait demeurée un petit cap de l’Asie, le rythme des steppes déterminant ses destinées.

« Global Britain » versus « Little England »

Jeremy Corbin fait lui figure d’héritier des « Little Englanders ». Dans la famille politique et intellectuelle qu’il représente, l’expansion historique de l’Angleterre et des nations occidentales est réduite à ses aspects les plus sombres : une histoire de bruit et de fureur animée par la seule quête du profit. Le monde extérieur est celui du capitalisme globalisé et de ses contradictions. Il serait faux de croire que l’Union européenne, à tout le moins, trouve grâce à ses yeux. Dans le droit fil du travaillisme des années 1970, l’Europe est perçue comme un club de pays capitalistes dont les règles sont difficilement compatibles avec le projet socialiste du Labour.

Il est à craindre que l’ambiguïté et les palinodies de Jeremy Corbin sur le Brexit soient irréductibles à la seule tactique électorale, du fait que nombre d’électeurs travaillistes aient voté en faveur du « leave ». Qui plus est, l’homme est réputé hostile à l’OTAN et donc à l’engagement dans la défense de l’Europe. Seules les questions économiques et sociales intéressent véritablement Jeremy Corbin. A-t-il seulement une opinion constituée sur la Russie-Eurasie, la Chine populaire ou la République islamique d’Iran ? En ces domaines, discrétion et profil bas prévalent. Une exception : la Palestine…

Tel qu’il est conduit par Boris Johnson, le Brexit ne devrait pas en revanche signifier un retour au « splendide isolement » ; le personnage assume les responsabilités britanniques dans la défense de l’Europe. De fait, Londres a augmenté sa contribution militaire à l’OTAN et s’est portée à l’avant-pointe des mesures de réassurance en Europe centrale et orientale. Si le contenu et la substance de la coopération avec l’Union européenne restent à définir, l’Alliance atlantique demeurera une évidence irréfragable. Au-delà, le concept de Global Britain, l’approche « pro-business » et l’acquisition de deux porte-avions sont autant de signes qui manifestent la volonté de projeter puissance et influence dans le vaste monde.

Pour la France, l’attitude générale, les positions et les choix extérieurs du prochain gouvernement britannique auront de l’importance. Il faut avoir à l’esprit l’étroitesse de l’alliance franco-britannique, encore renforcée depuis la fin de la Guerre Froide. En 1996, un « partenariat global » franco-britannique a couronné les convergences diplomatiques et stratégiques des deux pays. Une fois dépassée la crise irakienne, Nicolas Sarkozy et David Cameron ont su ouvrir un nouveau chapitre. Le 2 novembre 2010, ils ont signé les accords de Lancaster House, soit un traité sur la coopération de défense et de sécurité (complété par une déclaration sur ses enjeux) et un traité sur la simulation nucléaire.

Un axe géopolitique Paris-Londres

Depuis, les deux principales puissances militaires européennes ont resserré leur coopération militaire. A la manœuvre dès après la Deuxième Guerre mondiale pour fonder l’Alliance atlantique, la France et le Royaume-Uni savent le rôle et l’importance des Etats-Unis dans la sécurité du Continent et la définition des équilibres eurasiatiques. Simultanément, l’Europe ne leur suffit pas. Outre le Moyen-Orient et l’Afrique, le grand espace Indo-Pacifique, du détroit d’Ormuz à la mer de Chine du Sud, sera un théâtre de la coopération franco-britannique, en bonne alliance avec les Etats-Unis et leurs partenaires régionaux (Australie, Japon, Inde).

En regard des défis et menaces d’une part, des exigences de l’axe franco-britannique de l’autre, il semble qu’il n’y ait décidément pas d’alternative politique satisfaisante à Boris Johnson. Le doute doit d’autant plus lui bénéficier que les propos intempestifs du Président français sur l’OTAN et l’Amérique de Donald Trump auront également contribué au désordre des esprits qui menace la cohésion du monde occidental.

L’Europe de la défense n’est pas la défense de l’Europe : sans confiance éprouvée et action concertée entre Paris et Londres, il n’y aura pas de rééquilibrage entre les deux rives de l’Atlantique Nord. Mais le partage du fardeau et des responsabilités ne se fera que dans une OTAN souple et flexible. Pareillement, il n’y aura pas d’Europe du grand large sans la préservation et l’approfondissement du lien franco-britannique.

Plutôt que de s’enrouler sur l’axe carolingien, en prétendant imposer aux Allemands une défense européenne dont ils ne veulent pas, le Président français devrait donc consolider le dispositif existant, afin d’assurer la stabilité géopolitique du Continent, et ne pas négliger l’horizon mondial. A maints égards, « la plus grande France » et la « Global Britain » ont partie liée. Encore faut-il que cette option géopolitique l’emporte à Westminster, et donc à la direction du gouvernement britannique.