Coronavirus, beaucoup de bruit pour… rien ?

Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More

28 janvier 2020 • Opinion •


« L’épidémie est un démon. Nous ne permettrons pas au démon de rester caché », vient d’affirmer le président chinois Xi Jinping au directeur général l’Organisation mondiale de la santé (OMS) Tedros Adhanom. La quarantaine imposée à des millions de Chinois et la psychose qui s’empare du pays surviennent au moment du Nouvel an chinois. Une curieuse coïncidence. Pour Emmanuel Dubois de Prisque, les contextes politique et rituel de cette crise sanitaire interrogent.


Pour Confucius, un homme n’est pleinement humain que lorsqu’il respecte les rites. Et il n’est aucun rite, dans la religion traditionnelle chinoise, plus important que celui du Nouvel An : avant la célébration, on attend de chaque famille qu’elle nettoie à fond son domicile, afin de chasser les mauvais esprits, le mauvais sort et les miasmes. Ce rituel de purification précède le Nouvel An, durant lequel on chasse le monstre Nian (qui signifie aussi « année ») à coup de feux d’artifices et de pétards. Ces explosions, qui sont censées effrayer ce monstre mangeur de chair humaine, ne peuvent que rappeler à un lecteur moyennement attentif de René Girard une violence beaucoup plus grande : celle d’un lynchage unanime et fondateur d’une victime émissaire que le rite en question commémore et occulte à la fois. Ainsi « passer le Nouvel An » (Guo Nian) signifie aussi « surmonter [l’épreuve du] Nian », « vaincre le monstre ». Ce « passage » pourrait aussi rappeler notre Pâques chrétienne, qui est le cœur de notre année liturgique, où il s’agit aussi d’une mise à mort unanime, à la différence (cruciale) qu’il s’agit dans ce cas du sacrifice non d’un monstre accusé de tous les maux, mais d’un dieu innocent et saint.

Rite annuel de purification

Bien sûr, plus personne en Chine ne croit vraiment à l’existence du monstre Nian et les festivités y sont présentées comme une simple occasion privilégiée pour les familles chinoises de se retrouver et de « faire la fête ». Pourtant, cette conception anodine et sympa de la fête est aujourd’hui battue en brèche par l’actualité. Car cette année, le monstre Nian a pris la forme très concrète et très scientifique d’un coronavirus, donnant ainsi un relief particulier aux origines mythiques des célébrations du Nouvel An chinois et aux rites de purification qui en sont le cœur. En effet, alors que ce coronavirus est apparu sur un marché de Wuhan en décembre, la panique a soudainement gagné la population dans les jours qui ont précédé le Nouvel An chinois, lorsque des cas à l’étranger (Japon et Thaïlande) apparurent et lorsque la transmission interhumaine fut avérée.

C’est que cette année, le Nouvel An, au lieu, comme le veut le rite, de constituer l’occasion d’expulser les facteurs susceptibles de troubler l’harmonie du groupe, risquait de devenir au contraire un facteur de diffusion du chaos, par la propagation du virus qu’il aurait facilité à l’occasion du retour dans leurs familles des Chinois… Le sacré est toujours dangereux : lorsqu’il dysfonctionne il propage au lieu de contenir les facteurs de trouble, qui se répandent alors dans la société.

La psychose qui frappe la Chine est-elle le produit d’un rite de purification qui a mal tourné ? C’est possible. La panique qui gagne la société chinoise n’est peut-être pas sans lien avec la crise que traverse cette même société, confrontée sur le plan extérieur à une rivalité dangereuse avec les États-Unis et sur le plan intérieur à une croissance qui ralentit fortement, dans un contexte de mise en place par le gouvernement d’instruments technologiques visant à un contrôle obsessionnel de la population. De ce point de vue, la mise en quarantaine actuelle d’une partie de la population chinoise n’est que la forme aigüe de la pathologie du contrôle dont souffre le pouvoir chinois.

Le précédent du SRAS

On peut d’ailleurs noter la récurrence du phénomène. Déjà, en 2003, les autorités chinoises alertent l’OMS au moment des festivités du Nouvel An, alors qu’un virus inconnu apparu dans la province du Guangdong se répand à l’étranger depuis Hong Kong. Le coronavirus du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causera environ 800 morts, à comparer cependant avec les quelques centaines de milliers de morts que la grippe saisonnière occasionne chaque année dans le monde. Mais, bien sûr, ce qui inquiète est le taux de décès : environ 11% pour le SRAS de 2003. Pour le coronavirus actuel, monstre sacrificiel de l’année du rat qui s’ouvre, le taux de décès parmi les personnes touchées est encore inconnu, mais les experts le situent nettement en dessous de 5% des malades, avant tout des personnes âgées ou frappées d’autres pathologies, ce qui reste bien supérieur à celui de la grippe saisonnière. Quant à sa contagiosité, elle semble supérieure à celle du SRAS, même s’il reste bien difficile à ce stade très précoce de la mesurer. La psychose actuelle est-elle justifiée ? Je ne suis pas médecin mais du fait des circonstances rituelles et politiques qui entourent l’apparition de ce virus, je suis tenté de penser que non. Une opinion que partagent peut-être des avis plus autorisés que le mien.

Pour l’instant notre ministère des solidarités et de la santé se livre à un exercice de « en même temps » en déclarant sur son site que « l’information disponible suggère que le virus peut causer des symptômes similaires à ceux d’une grippe modérée, mais aussi des symptômes plus sévères ». Il y a cependant fort à parier que si les morts se comptent en centaines dans les prochaines semaines, les autorités en France et ailleurs abandonneront bien vite toute prudence dans l’évaluation de la dangerosité de la maladie, pour se livrer à une surenchère de précautions, comme semble l’exiger le public. En surestimant le danger, on est toujours gagnant : c’est évident si le nombre de morts est important, et s’il est faible on dira que c’est grâce aux mesures prises…

On comprend donc que le pouvoir chinois mette en scène ses efforts : le premier ministre Li Keqiang se rend à Wuhan et galvanise les troupes médicales et militaires mobilisées contre le virus ; la mise en quarantaine concerne maintenant des dizaines de millions de personnes dans des zones différentes du pays où les masques de protection, aussi hideux soient-ils, deviennent obligatoires, où les transports publics sont interrompus, le trafic automobile interdit et l’activité économique à l’arrêt… Les instruments les plus sophistiqués du contrôle social que la Chine met en œuvre sont mobilisés à Pékin et ailleurs dans la lutte contre la propagation du virus. Mais aussi des moyens plus low tech : des groupes de citoyens interdisent l’entrée de leurs localités « armés de gourdin » nous dit Le Monde, et la Cité Interdite, haut lieu touristique attirant d’habitude des foules énormes est de nouveau littéralement interdite au public, retrouvant ainsi sa vocation de lieu sacré et tabou.

L’épidémie, métaphore de la violence

À Pékin et à grand renfort de publicité, un « groupe dirigeant » est créé pour lutter contre le virus. Spontanément, nous attendrions en Occident plutôt la mise en avant des efforts du corps médical et de la recherche mais il se trouve qu’en Chine, la politique se conçoit comme la guérison par les dirigeants des maladies qui contaminent le corps social (un des deux caractères qui composent le mot politique en chinois signifie aussi guérir). Un excellent spécialiste de la religion traditionnelle chinoise, Barend J. Ter Haar, considère que la politique en Chine est informée par « un paradigme démonologique » : il s’agit pour le Prince de chasser les démons et tout ce qui menace l’unité du corps sociopolitique hors de la cité.

Mais il ne s’agit pas que de la Chine ! En février et mars 2003, en pleine montée vers la deuxième guerre du Golfe, les autorités sanitaires internationales avaient semblé vouloir conjurer l’explosion de la violence humaine par des mesures médicales. C’est de façon remarquablement simultanée que l’épidémie de SRAS qui éclatait dans le Sud de la Chine était devenue un problème global de santé publique et que le monde assistait impuissant aux préparatifs de la coalition menée par les États-Unis vers la deuxième guerre du Golfe. L’épidémie est une métaphore de la violence humaine privilégiée par la pensée mythique, en Chine et ailleurs. La maladie semble en effet se diffuser comme la violence humaine se propage à tout le corps social. En 2003, au moment même où le président George W. Bush s’affranchissait du droit international pour déclencher une guerre « illégale » en Irak, l’OMS paraissait vouloir rétablir le pouvoir de l’ONU et le tabou du franchissement des frontières, en émettant une « alerte globale » à propos du SRAS… Triompher de la maladie devient une façon de déplacer le problème, de contrôler métaphoriquement l’infection de la violence humaine devenue réellement incontrôlable.

En 2020, le spectre de la violence globale est en Chine plus présent que jamais : rivalité sino-américaine, manifestations de Hong-Kong, élections à Taïwan (où le parti souverainiste, opposé à un rapprochement avec la Chine vient de remporter les élections). Conjurer le retour des spectres de la violence est le cœur des rites et de la politique en Chine. Si le secrétaire-général Xi Jinping triomphe de la crise sanitaire, comme c’est probable, il aura redoré à bon compte son blason impérial. S’il échoue, son pouvoir sera grandement fragilisé. Mais nous sommes également concernés. Avec cette lutte mondiale contre ce coronavirus qui s’esquisse, nous voilà contaminés par la politique à la chinoise, c’est-à-dire par un rituel politico-religieux d’expulsions des miasmes et des démons qui menacent ! Une façon de fêter le Nouvel An chinois avec les Chinois. À l’heure de l’ouverture à l’Autre obligatoire, voilà qu’il faut soudainement fermer les frontières.