La comparaison du masque et du voile fait le jeu du salafisme

Sophie de Peyret, chercheur associé à l’Institut Thomas More

15 mai 2020 • Opinion •


Le Washington Post a récemment comparé le port du masque et celui du voile intégral. Sophie de Peyret, chercheur associé à l’Institut Thomas More, juge cette rhétorique dangereuse. Elle rejoint en effet la thèse des tenants du djihad culturel pour qui le voile intégral est un vêtement comme un autre.


Décidemment, il est peu de dire que la question du voile intégral demeure un inépuisable sujet d’incompréhension entre la France et les États-Unis. Dans un long article publié le 10 mai, le Washington Post s’est ironiquement ému du traitement accordé aux musulmanes voilées sur le sol français à l’heure où le masque s’impose à tous.

D’un côté, le port de la burqa ou de tout autre vêtement qui dissimule le visage est pénalement répréhensible dans l’espace public français. De l’autre, le port du masque y est encouragé, voire imposé, dans certains lieux, tels que les transports notamment, pour lutter contre la propagation du Covid-19. Le journaliste, moqueur, conclut rapidement à une incohérence typiquement française tandis que les personnalités interrogées évoquent quant à elles « une lecture asymétrique », « arbitraire », voire « discriminatoire », une « schizophrénie »… N’en jetez plus !

Néanmoins, cette analyse américaine revient à comparer des carottes et des choux-fleurs. Certes, carottes et choux-fleurs sont l’un et l’autre des légumes, tout comme masques et burqas sont l’un et l’autre des morceaux d’étoffe qui dissimulent le visage. Il serait alors tentant de les comparer. Pour autant, tout les distingue non seulement dans la motivation des porteurs mais plus encore dans la finalité de la démarche et dans les incidences sur la société. La comparaison constitue un contresens doublé d’une faute.

Ici, le voile intégral qui relève d’une décision délibérée d’interpréter, de pratiquer et de manifester sa religion, qui réduit l’individu à son appartenance religieuse et qui sépare l’homme de la femme, la musulmane de la non-musulmane (ou de la mauvais musulmane) dans une acception rigoriste de l’islam. Et là, le masque qui s’impose à tous sans distinction de sexe ou de religion, qui n’est le miroir d’aucune idéologie si ce n’est celle de se protéger d’un mal invisible et planétaire.

Plus largement, cet article suscite deux autres formes de remarques. La première concerne la thèse défendue par l’auteur et les personnes interrogées dans l’article – dont le moins que l’on puisse dire, est qu’ils ne brillent pas par la diversité des points de vue. Cette thèse rejoint dangereusement celles des mouvements communautaristes et des promoteurs d’un djihad culturel qui tentent d’imposer une lecture salafiste et de faire passer le voile intégral pour un vêtement comme un autre.

En plaçant sur un pied d’égalité un masque à visée sanitaire et un voile à portée politico-religieuse, feignant de ne pas y voir de différence, le Washington Post s’aligne, l’air de ne pas y toucher, sur les propos de prêcheurs radicaux tels qu’Hani Ramadan (directeur du Centre Islamique de Genève) qui, s’appuyant sur un hadith, affirmait en mars dernier que « l’une des causes de la maladie est le fait que les hommes se livrent ouvertement à la turpitude comme la fornication et l’adultère ». Elle alimente les messages qui fleurissent sur certains forums et réseaux sociaux où l’on peut lire que la pandémie frappant l’Occident n’est que juste retour des choses : ceux qui ont pénalisé la burqa et fait la promotion des mœurs dissolues sont aujourd’hui contraints de tous se couvrir, de garder leurs femmes à la maison, de fermer leurs bistrots et de bannir les contacts physiques de leurs habitudes. Idriss Sihamedi, fondateur de l’association Barakacity, s’est ainsi publiquement réjoui : c’est « la première fois de ma vie que je peux dire à une femme qui veut me serrer la main « non » dans la joie et la bonne humeur. Ça fait bizarre de voir que des choses halal deviennent normales »

Le second type de remarque nous emmène vers la philosophie politique. Dans la conception française, une large place est accordée aux notions d’universalisme des droits, de primauté de l’intérêt général ou de non-reconnaissance des groupes et des communautés. En revanche, les pays d’inspiration anglo-saxonne privilégient une approche multiculturaliste, selon laquelle différentes entités minoritaires culturellement hétérogènes sont juxtaposées sur un même territoire sans qu’il leur soit demandé d’abandonner leurs particularités. Dans ce système où les cultures, les comportements et les identités sont d’égale importance, tous sont fondés à revendiquer des droits et tous sont voués à évoluer de manière parallèle et donc non-miscible.

De cette divergence essentielle naissent des conceptions bien différentes. A l’automne 2018, Emmanuel Macron rappelait que « nous ne sommes pas 66 millions d’individus séparés mais une nation qui se tient par mille fils tendus » : l’addition des intérêts particuliers ne constitue pas l’intérêt général. Il faut parfois en passer par des mesures exigeantes et contraignantes, consentir à renoncer à certains particularismes pour s’approprier un projet national plus grand que soi, pour s’incorporer à un tout qui dépasse l’individu.

Ainsi, ce que le journaliste du Washington Post qualifie de contradictoire et d’incohérent, se révèle en définitive très logique. Tout ne se vaut pas. Plutôt que d’accorder une primauté indépassable aux libertés individuelles et aux intérêts particuliers, la France, au nom de l’intérêt général interdit un vêtement qui fracture la communauté nationale. C’est bien au nom de ce même intérêt supérieur qu’il encourage le port du masque.

Dans son article, le journaliste américain rappelle la position des législateurs français qui, lors des travaux préparatoires à la loi de 2010, considéraient que « la dissimulation du visage dans l’espace public manifeste le refus de vivre ensemble. » En l’espèce, le port du masque manifeste surtout la volonté de vivre tout court. Ensemble, quand les circonstances le permettront.