Souveraineté numérique · Les câbles sous-marins, un enjeu aussi important que la 5G

Cyrille Dalmont, chercheur associé à l’Institut Thomas More

2 octobre 2020 • Opinion •


Le débat sur la souveraineté numérique relatif à la 5G fait rage depuis quelques temps en France, en particulier en raison des risques pour notre souveraineté et notre sécurité intérieure que soulève une éventuelle participation de l’entreprise Huawei au déploiement des antennes relais. Ce débat, selon des modalités et une intensité variables, la plupart des pays occidentaux l’ont ou l’ont eu. La 5G et ses implications (comme la crise sanitaire d’ailleurs) nous ramènent inévitablement aux fondamentaux de la politique : qui commande ? Qui dit « nous voulons » ?…

Mais une autre guerre des mondes sévit dans le même temps à bas bruit : celle des câbles internet. La réalité est simple : pour les communications internationales, plus de 99% du trafic Internet passe par des câbles sous-marins. En 2020, on en recense près de 380 à travers le monde, pour un total de 1,3 million de kilomètres posés. C’est un enjeu vital pour les États. On retrouve donc sur l’échiquier mondial les champions industriels de la pose de câbles qui s’affrontent pour assoir l’hégémonie des principales puissances mondiales. États-Unis et Chine en tête, mais aussi Russie et, hélas très modestement, Europe : tous se livrent à des assauts répétés les uns contre les autres pour dominer le secteur.

Pourquoi est-ce si important pour les États ? Tout simplement parce que celui qui possède le câble peut contrôler le flux de données, les maîtriser, éventuellement les espionner (comme autrefois les ports, les ponts et routes) et, en cas de conflit, couper les communications de certaines régions, voire de nations entières. L’utilisateur Internet ne choisit pas par quel câble il passe et plus un pays possède ou contrôle de câbles, plus il peut capter de trafic de données.

Accélération chinoise

Sur le terrain, la Chine est particulièrement offensive et son fer de lance était jusqu’il y a peu la société Huawei Marine Networks, créée en 2008. Dans le cadre des « Routes de la soie » numériques, elle a travaillé à elle seule sur près d’une centaine de projets de construction ou de modernisation de liaisons par fibre optique sur les fonds marins. Cet expansionnisme a connu un coup d’arrêt récent avec l’embargo récent (15 mai 2019) de l’administration Trump à l’encontre de la firme chinoise Huawei. Accusé d’espionnage à grande échelle au profit du gouvernement chinois, il est désormais interdit aux sociétés américaines de travailler avec le constructeur chinois. Donald Trump a encore haussé le ton en mai dernier et cet embargo s’applique désormais aux fournisseurs basés hors des États-Unis, dès lors que leurs produits ou services utilisent des technologies américaines, qu’il s’agisse de propriété intellectuelle, de logiciels ou d’équipements de production.

Mais cet embargo sera vite contourné car la Chine a trouvé rapidement la parade : Huawei a annoncé en juin dernier la cession de 51% de Huawei Marine Networks à Hengtong Optic-Electric, une autre entreprise chinoise. Bien évidemment, la Chine non seulement ne ralentit pas mais entend amplifier son programme de pose de câbles comme l’a confirmé, au retour de sa tournée européenne, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi le lors de la signature d’un accord avec le Kazakhstan.

De leur côté, Les États-Unis, inventeur d’Internet, dominent toujours aujourd’hui le marché mondial du transfert de données, notamment grâce à l’activité débordante des GAFAM, en particulier Facebook et Google dont l’appétit pour la pose de câbles est à la hauteur des ressources : c’est-à-dire sans limites. Google possède ou contrôle aujourd’hui pas moins de quatorze câbles (dont trois en propre). Facebook en possède dix, Microsoft quatre et Amazon trois.

Si elle est moins dépendante des câbles sous-marins que les Occidentaux, en raison du continuum de son territoire, et moins active dans la pose de câbles, la Russie, quant à elle, n’hésite pas à jouer les trouble-fêtes avec ses mini-sous-marins espions de plongée profonde à propulsion nucléaire, connus sous le terme russe AGS. Ou à mettre la pression sur des pays de son environnement pour imposer sa volonté quant au choix d’une société de pose de câble.

Epée de bois

C’est ce qui s’est passé en Géorgie, pour le groupe azéri Neqsol avec l’acquisition de Caucasus Online, seule société géorgienne détenant la gestion du réseau de fibre venant d’Europe à travers la Mer Noire, dans le cadre d’un projet de route de fibre optique entre l’Europe, la Géorgie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et l’Asie qui devait permettre une alternative aux routes terrestres actuelles à travers la Russie. Cette opération, finalisée en 2019, est bloquée depuis juillet, la Commission nationales des communications géorgienne semblant chercher tous les moyens d’annuler la vente. Tous les coups sont ainsi permis dans cette guerre où le droit du plus fort devient le droit tout court.

Et l’Europe dans tout cela ? Dans ce domaine comme dans tant d’autres, dotée d’une expérience industrielle indéniable (notamment avec le groupe Alcatel Submarine Networks, désormais filiale de Nokia) mais privée de direction comme de volonté politique, elle n’a ni stratégie, vision de long terme. Les entreprises européennes se contentent donc le plus souvent de participer à des projets de groupement internationaux telle que le projet 2Africa, projet de câble sous-marin de 37 000 kilomètres reliant vingt-trois pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Europe et s’étendant vers l’Asie.

Si nous assistons bien à une guerre de puissance et de souveraineté entre États, au travers de leurs champions industriels, l’Europe joue les candides et monte au front avec une épée de bois quand les États-Unis, la Chine et la Russie savent utiliser les authentiques ressorts de la puissance. En refusant de devenir un véritable acteur majeur du numérique – ce qui réclamerait de mettre en place un « écosystème » européen indépendant alliant investissements, recherche, industrie, vecteurs de diffusion, mesures douanières et surtout une vision géostratégique de l’économie – l’Europe laisse son avenir économique et sa souveraineté entre les mains d’autres puissances mondiales.