Espace · La France va-t-elle échouer à profiter de la révolution du New Space ?

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

18 octobre 2020 • Chronique •


Alors que de nombreux acteurs se lancent dans le New Space, que manque-t-il à la France pour embrasser cette révolution, cruciale pour son autonomie stratégique mais aussi sa prospérité ? Les explications de Sébastien Laye.


Le New Space… La nouvelle frontière, celle de l’espace, relancée par une myriade d’initiatives du secteur privé ou par le truchement de la collaboration public-privé. On aurait tort de décrire cette industrie (re)naissante comme un rêve prométhéen ou une lubie de milliardaires : au-delà des Elon Musk et Jeff Bezos, pléthores de sociétés et d’acteurs classiques de l’industrie aérospatiale se lancent dans cette nouvelle aventure entrepreneuriale.

Si on peut cerner cette industrie par certaines caractéristiques (l’avènement d’engins et de fusées renouvelables, l’abaissement des coûts, l’extension du champ des applications), on aurait tort de la circonscrire à une particularité, à savoir la domination d’acteurs privés après des décennies de conquête spatiale publique. En premier lieu, cela serait méconnaître l’histoire de l’aviation et de l’espace, dont les pionniers sont des acteurs privés. Seule l’accélération de la guerre froide entre 1960 et 1980 a incité les États à investir massivement le secteur. Quand la NASA lance un appel d’offres pour de nouveaux modes de transports vers la station internationale, il s’agit d’un retour aux sources plus que d’une révolution : elle pratiquait de la sorte pour les modules de la navette Challenger ou les équipements robotiques des missions d’Apollo.

Les États-Unis n’ont jamais cessé d’avoir des start-ups dans le domaine spatial, dont les applications ont ensuite essaimé dans l’armement ou l’industrie. Aujourd’hui, le New Space, fait de collaborations entre public et privé, n’est pas seulement relancé par la nouvelle rivalité avec la Chine ou les ambitions martiennes, mais par l’extension du champ des applications. Ainsi le modèle d’affaires futur de Space X (Elon Musk) n’est-il pas sous-tendu par ses contrats avec la NASA (certes très profitables à chaque lancement réussi) mais par l’ambition de lancer un réseau de satellites fournissant un Internet global et surpuissant, le réseau Starlink.

D’autres compagnies s’appuient, elles, sur le tourisme spatial, l’aviation supersonique, les applications sur l’agriculture ou la médecine d’expériences spatiales ou encore les retombées en robotique, physique des matériaux, IA, cybersécurité – sans mentionner bien sûr les applications militaires évidentes, comme en missiles et balistique. La première phase d’exploration spatiale dans les années 1960 avait grandement contribué à la domination industrielle et scientifique des États-Unis à travers le monde.

Dans un premier temps, ce sont donc moins les innovations technologiques (Space X a surtout réuni avec célérité et sûreté des technologies qui existaient séparément à l’état embryonnaire) que les applications pratiques qui ont favorisé l’essor de cette industrie : dans le champ des applications pratiques, nous inclurons l’organisation juridique (avec des partenariats public-privé beaucoup plus sophistiqués que par le passé) mais aussi financière : la japonisation de nos économies avec des taux d’intérêts très bas pour longtemps a créé un environnement favorable pour l’investissement de long terme. Peu de dirigeants dans le monde politique et économique européen l’ont compris. Mais, aux États-Unis, on retrouve cet élément même dans les présentations d’Elon Musk.

Avec des taux d’actualisation très faibles, on peut calculer des IRR (Internal Rate of Return, taux de rentabilité annuels) sur une très longue période comme dans les années 1950, époque de reconstruction d’après-guerre. Cela est favorable à des projets de long terme qui peuvent libérer tout leur potentiel uniquement sur longue période. La plupart des sociétés du New Space ne sont pas en bourse et ne sont pas sujets à des spéculations boursières ; mais la bourse a pu accompagner des sociétés déficitaires mais avec des projets de long terme, comme on a pu le voir avec Amazon ou Tesla.

Qu’est ce qui manque à la France pour embrasser cette révolution du New Space, cruciale pour son autonomie stratégique mais aussi sa prospérité ? La France ne manque pas d’ingénieurs en aérospatial avec l’aventure d’Airbus et Ariane et profite d’un contexte de taux bas avec une suppression des rendements sur le capital qui devrait pousser les acteurs institutionnels à financer de tels projets à long terme.

Elle a en fait des obstacles plus culturels que techniques à lever : en premier lieu, le culte du tout-État fait que le CNES (Centre national d’études spatiales) n’est pas aussi ouvert que la NASA à des collaborations avec le privé : cela est d’autant plus paradoxal que son budget infinitésimal au regard du confrère américain devrait le pousser à jouer la carte des prestataires privés. On sent parfois le mépris teinté de crypto-marxisme pour les entrepreneurs des officiels français quand ils doivent commenter les succès de Space X ou de Blue Origin.

Le second obstacle est le mythe de la mise en commun des ressources européennes pour l’aventure spatiale. Oui l’Europe a permis l’émergence du secteur spatial européen. Mais il faut désormais aller plus vite, plus loin, sans se laisser entraver par des règles de gouvernance et d’unanimité européennes archaïques pour ce secteur.

Le troisième est la prévalence du principe de précaution en Europe. On ne compte plus les déboires, explosions et ratés des acteurs du lancement de fusées aux États-Unis ! cette industrie a un taux d’échec et un nombre de carcasses d’engins dans le désert de l’Utah impressionnant ! Les Européens peuvent-ils enfin accepter ces processus d’expérimentation grandeur nature ?

Le quatrième obstacle enfin est politique. Les dirigeants français et européens aiment revendiquer les succès technologiques de leurs nations. Or, le New Space appartient par définition aux entrepreneurs, aux inventifs, aux citoyens qui suivent avec avidités ses progrès, et secondairement seulement aux États. La NASA a su subtilement se mettre en retrait médiatique tout en tenant les rênes du futur assemblage de la mission martienne, un jour peut-être.

Nos dirigeants doivent faire de même et accompagner ce véritable phénomène de société et économique qu’est devenu le New Space. La France, pays de la nouvelle frontière en 2022 ?