Présidence européenne du Portugal · Entre doxa franco-allemande et nostalgie impériale

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Décembre 2020 • Note d’actualité 73 •


Au 1er janvier 2021, le Portugal assumera la présidence de l’Union européenne. Si l’« agenda européen » de Lisbonne est tristement banal, l’héritage géopolitique de cet empire oublié ne saurait être ignoré. L’activisme de la marine russe dans l’océan Atlantique, l’intérêt de la Chine populaire et sa présence multiforme dans l’économie du Portugal, considéré comme une plate-forme logistique et un État client, incitent à prendre en compte la dimension océanique et universelle de cette nation hespériale. Enfin, la puissance d’évocation des Lusiades et du défunt empire au-delà des mers invitent les nations occidentales à renouer avec l’audace de la puissance.


« Fais, ô mon roi, qu’Allemands, Italiens, Anglais et Français, si admirés soient-ils, jamais ne puissent dire que les Portugais sont moins faits pour commander que pour obéir. »
Luís Vaz de Camões

La présidence européenne de Berlin s’achève donc avec l’obtention in extremis d’un accord censé régir les relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Encore importe-t-il de souligner le rôle de Michel Barnier, le « Mr Brexit » qui conduisit de part en part ces âpres négociations. Au 1er janvier 2021, le Portugal succèdera à l’Allemagne. A l’évidence, ce pays ne pèsera pas du même poids ; son pouvoir d’impulsion n’est pas comparable à celui de l’Allemagne. De surcroît, bien des Portugais semblent vouloir se fondre dans une Europe intégrée, refoulant ainsi une longue histoire de navigateurs et d’aventuriers, un passé impérial dont l’héritage géopolitique n’a pourtant pas été totalement liquidé.

De fait, l’« agenda européen » du Portugal, c’est-à-dire le programme que son gouvernement entend promouvoir, est des plus conformes à la doxa franco-allemande : approfondir l’Union économique et monétaire, surmonter la fracture Nord-Sud au sein de l’Europe, accélérer la transition écologique (le « greenwashing ») et digitale, faire advenir une Europe sociale. Dans cette énumération, l’observateur ne trouvera rien qui disconvienne aux vues de Paris et Berlin, si tant est que ces deux capitales soient à l’unisson. L’énumération est également conforme aux désidératas de la Commission dite « géopolitique » de l’Union européenne et aux attentes du Parlement.

L’« agenda » de Lisbonne et l’hypothèque chinoise

En contrepartie de cet alignement, Bruno Lemaire, ministre français de l’Economie propose que le Portugal, avec ses réserves de lithium, intègre l’« Airbus des batteries électriques ». Produite au moyen de barrages électriques et d’éoliennes (40% de la production électrique nationale), l’« électricité décarbonée » portugaise pourrait aussi servir un programme d’« hydrogène vert ». Au demeurant, un problème de taille demeure : le rôle et la place de la Chine populaire dans l’économie, la finance et les infrastructures portugaises. Après le krach financier mondial de 2008, aggravé dans le cas du Portugal et de l’Eurozone par la crise des dettes souveraines qui suivit, Pékin a su instrumentaliser la conjoncture pour avancer ses pions. D’importants capitaux furent investis dans l’économie de cette nation d’Extrême-Occident (banques, assurances, tourisme, ports et infrastructures).

Partiellement occultée par l’activisme déployé en Europe centrale et balkanique (voir le « 17+1 »), la présence chinoise au Portugal s’est depuis renforcée. En 2018, Xi Jinping se rendait sur place, afin de signer dix-sept accords bilatéraux, dont un mémorandum sur les nouvelles routes de la soie (la Belt and Road Initiative). Confirmé l’année suivante, cet accord pourrait se traduire par l’ouverture d’une route pacifico-atlantique de la soie, depuis les « méditerranées asiatiques » (les mers de Chine du Sud et de l’Est) jusqu’au port de Sines, en passant par le canal de Panama. Ainsi les compagnies d’État chinoises investiraient-elles dans le plus grand port artificiel portugais, situé dans l’Algarve, une centaine de kilomètres au sud de Lisbonne (Sines assure la moitié du trafic maritime portugais). Notons par ailleurs qu’une partie de la dette portugaise est désormais acquise par la Chine populaire (les « panda bonds »).

Cette politique complaisante, dont Lisbonne n’a pas le monopole, s’accompagne d’un discours sinophile qui porte l’accent sur cinq siècles de riches relations diplomatiques et culturelles entre le Portugal et la Chine. Le simple examen des faits historiques suffit à dissiper ce « narratif » dont le seul but est de justifier l’affairisme, nonobstant ses redoutables implications diplomatiques et stratégiques. Quant au sort de la possession portugaise de Macao qui, lors de sa rétrocession (1999), a d’emblée succombé au pouvoir communiste chinois, il est difficile de voir en quoi il validerait la thèse d’un savoir-faire particulier de Lisbonne dans ses relations avec Pékin.

Il faut cependant concéder le fait que le gouvernement du Portugal et nombre d’experts nationaux, tout en appelant au « pragmatisme » (mot clef du nihilisme politique), admettent la nécessité d’une politique européenne plus ferme à l’égard de la Chine populaire. Concrètement, la compagnie chinoise Huaweï pourrait être exclue de la 5G et les autorités politiques portugaises scruteraient avec plus de vigilance les projets chinois d’investissement. Malheureusement, les pressions amicales des États-Unis ont plus pesé que celles de Bruxelles. La volonté, affichée ces derniers jours, de signer un accord avec Pékin sur les investissements, sans chercher à s’entendre au préalable avec la future Administration Biden, n’est d’ailleurs pas de bon augure.

Une nation hespériale

Toujours est-il que le déploiement chinois sur un vaste arc occidental, de l’Arctique à la Méditerranée, et l’intérêt porté par Pékin au Portugal, envisagé comme une plate-forme logistique et commerciale, voire comme un État client, appellent l’attention sur l’océan Atlantique. Si l’entrée dans la CEE, en 1986, semble avoir « ibérisé » le Portugal, dès lors réduit à une périphérie occidentale de la « dorsale européenne » qui court de Londres à Milan, il importe de se remémorer la place et le rôle de la mer dans l’histoire de cette nation hespériale.

A l’époque de la Reconquista, le comté de Porto n’était qu’une marche chrétienne, au nord-ouest de la péninsule Ibérique. C’est en écrasant les forces musulmanes à Ourique, en 1139, que le comte Alfonso Enriques fonde le Portugal. Il reçoit alors du Christ la promesse que son pays recevrait l’empire de la mer. Ce satellite lointain de l’économie-monde méditerranéenne se tourne vers l’océan Atlantique et conquiert ensuite un empire au-delà des mers, le premier du genre. Si l’essentiel des possessions asiatiques a été tôt perdu, au profit des Hollandais notamment, le Brésil demeura dans le giron portugais jusqu’en 1822. Quant aux possessions africaines, elles n’accédèrent à l’indépendance qu’en 1975, après la révolution des œillets. Et le Portugal maintint sa souveraineté sur Macao jusqu’à l’extrême fin du vingtième siècle.

Il serait erroné de voir en cette évocation une variante géopolitique du fado, ce chant qui exprime la « saudade ». En vérité, ce sentiment mélancolique mêle l’espoir à la nostalgie. Si le choix de la CEE a semblé ramener le Portugal au point de départ, i.e. à la condition de satellite, cette nation hespériale dispose encore d’atouts géopolitiques. Le Portugal se projette dans l’océan atlantique, à plus d’un millier de kilomètres, avec l’archipel de Madère et celui des Açores, dont on sait le rôle stratégique au cours des conflits du vingtième siècle. Ce « pays-archipel » pourrait bientôt être renforcé par l’adjonction d’un vaste domaine maritime, le troisième au monde – une demande en ce sens a été déposée auprès des Nations unies. Sur un autre plan, l’universalité de la langue portugaise, consacrée avec la fondation de la CPLP (Communauté des Pays de Langue portugaise, 1996), dessine un vaste cercle qui inclut le Brésil, plusieurs pays d’Afrique et des morceaux d’Asie.

Le regain d’activité de la flotte russe dans l’Atlantique ainsi que l’irruption de la flotte chinoise mettent en valeur la dimension atlantique du Portugal et, par voie de conséquence, la nécessaire coopération interalliée pour sauvegarder ses archipels des convoitises sino-russes. Imaginons simplement ce qu’une mainmise financière chinoise sur les Açores, carrefour atlantique de câbles sous-marins, aurait comme implications stratégiques. A l’échelon européen, la solidarité financière et économique avec le Portugal doit aller de pair avec la préservation de ses infrastructures critiques, côtières et terrestres.

Les racines du futur

Enfin, le caractère océanique du Portugal, son rayonnement linguistique et le potentiel géopolitique de cet empire oublié sont de puissantes sources d’inspiration pour une Europe menacée de provincialisation, dans un monde dont les équilibres basculent vers l’Orient. La seule souvenance des Lusiades et du monde lusophone entre en résonance avec le projet de « Global Britain » ou la perspective d’une « plus grande France », pleinement engagée dans la région Indo-Pacifique.

Trop longtemps dénigrés par une histoire positiviste et marxisante, les mobiles spirituels des navigateurs portugais de jadis, voire le mysticisme des projets de conquête, devraient être également médités. Ils sont à nouveau pris au sérieux par une histoire « interconnectée » qui ne néglige pas les facteurs idéels de la puissance.

Ainsi l’historien indien et professeur au Collège de France Sanjay Subrahmanyam mentionne-t-il, dans son ouvrage L’Empire portugais d’Asie, 1500-1700. Histoire politique et économique (1999), la croyance en l’unification de la Chrétienté, sous la direction d’un messie portugais, réalisation du Cinquième Empire prophétisé dans le Livre de Daniel. La situation de l’Europe contemporaine constitue la démonstration a contrario de la force d’un tel messianisme : croire à peu de choses ne mène qu’à peu de choses, sinon au naufrage.

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L’auteur

Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence d’histoire-géographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un Master en géographie-géopolitique et docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis). Il est conférencier à l’IHEDN (Institut des Hautes Études de la Défense Nationale, Paris), dont il est ancien auditeur et où il a reçu le Prix Scientifique 2007 pour sa thèse sur « Les enjeux géopolitiques du projet français de défense européenne ». Officier de réserve de la Marine nationale, il est rattaché au Centre d’Enseignement Supérieur de la Marine (CESM), à l’École Militaire. Il est notamment l’auteur de Géopolitique de l’Europe (PUF, « Que sais-je ? », 2020)