Les attaques contre Frontex déstabilisent la politique migratoire de l’Europe

Jean-Thomas Lesueur, directeur général de l’Institut Thomas More

12 février 2021 • Opinion •


Les accusations, dont la véracité n’est pas à ce jour établie, de certains médias contre l’agence Frontex et les critiques que lui adresse la commissaire européenne Ylva Johansson remettent en cause les efforts réalisés en matière migratoire depuis 2015. Point n’est besoin d’être eurolâtre, ni même europhile, pour s’en inquiéter.


Tandis que l’Union européenne est mise en cause pour sa stratégie d’achat de vaccins et que le plan de relance européen, adopté dans la peine en décembre dernier, connaît déjà ses premiers ratés, une autre affaire, grave et sérieuse pour l’avenir des peuples européens, se joue actuellement à bas bruit – bien que les médias commencent à s’en faire l’écho : c’est la mise en cause de Frontex, l’agence des garde-frontières et garde-côtes européenne.

Elle est la cible, depuis le mois d’octobre dernier, d’accusations répétées dans la presse européenne (principalement allemande) et de paroles publiques de défiance de la part d’Ylva Johansson, commissaire suédoise aux Affaires intérieures qui exerce la tutelle sur Frontex.

Frontex et sa direction sont accusées, pêle-mêle, d’avoir participé à ou cautionné des opérations de « pushbacks » (refoulements de migrants sans leur offrir la possibilité de déposer une demande de droit d’asile) lors d’opérations de contrôle en Méditerranée, d’avoir tenté de dissimuler ces actes, d’être entre les mains du lobby des entreprises du secteur de la sécurité, de traîner les pieds à l’accueil de quarante « observateurs des droits fondamentaux » en son sein, etc. L’OLAF (Office européen de lutte antifraude) mène actuellement une enquête pour « pratiques illégales » et perquisitionne les locaux de l’agence depuis le mois de décembre.

Sur le strict plan factuel, il est important de savoir que Frontex a été innocentée de huit des treize opérations de « pushbacks » dont elle était accusée (pour les cinq autres, des compléments d’enquête ont été demandés). Quant aux rencontres et aux discussions avec les entreprises du secteur de la sécurité, elles sont consubstantielles à son mandat.

Il convient en outre de rappeler que l’accusation de « pushbacks » formulée par Der Spiegel en octobre dernier, qui a mis le feu aux poudres, est principalement basée sur des vidéos fournies par les garde-côtes turcs. On sait depuis Timisoara au moins qu’on peut faire dire ce qu’on veut aux images.

Il est évident que le régime de Recep Tayyip Erdoğan n’a pas renoncé à tenir le pistolet migratoire sur la tempe des Européens. Qu’on se souvienne de son chantage en 2015-2016 qui a abouti à la signature dans l’urgence de l’accord du 18 mars 2016. Qu’on se souvienne du coup de pression de mars 2020 quand le régime a massé plus de 130 000 candidats à l’immigration aux portes de l’Europe (dont, de l’aveu même du ministre turc de l’Intérieur, seuls 20 à 25% pouvaient éventuellement prétendre au statut de réfugiés). Qu’on se souvienne qu’on a laissé s’installer en juin 2020 un véritable protectorat turc sur la Tripolitaine et l’ouest de la Libye, Ankara s’assurant ainsi la maîtrise d’une seconde route migratoire en direction de l’Europe.

Lors de sa visite à Bruxelles, les 21 et 22 janvier dernier, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu est venu officiellement tourner une « nouvelle page avec l’Union européenne ». Au vrai, il est venu dire que l’accord de 2016 « devrait être révisé dans tous ses éléments », dont l’aspect financier. Et il a conditionné à ces nouvelles négociations le renvoi, selon les termes du dit-accord, de 1 450 migrants de la Grèce vers la Turquie, qui attend depuis des semaines.

Voilà le contexte géopolitique dans lequel intervient l’entreprise de déstabilisation de Frontex, qui met en péril l’action de l’Union européenne en matière migratoire.

Par ailleurs, il faut indiquer le retour en force, au sein de la Commission, d’une vision « sans-frontiériste » incarnée par le commissaire Ylva Johansson. Sa position le mérite de la clarté : « L’immigration fait partie de ce qui rend notre continent prospère. Nous avons beaucoup d’immigration à destination de l’UE. Et nous avons besoin de ces gens, notre société vieillit » (Bruxelles, 23 septembre 2020), « Les phénomènes migratoires ont fait et feront toujours partie de nos sociétés » (Bruxelles, 23 septembre 2020), « La migration n’est pas une menace pour l’Europe » (TT, 13 novembre 2020). Ainsi l’immigration est-elle vue à la fois comme un phénomène sur lequel on ne peut rien et auquel il convient de s’adapter, et un bienfait pour les économies européennes.

Cette manière de voir prolonge la vision de l’ONU dans son fameux rapport « Migration de remplacement : une solution au déclin et au vieillissement de la population ? », qui date de l’an 2000. Ce rapport, qui a fait couler tant d’encre, était pétri du dogme de la « mondialisation heureuse » qui régnait à l’époque. Le problème est que, vingt après, le bilan est pour le moins sombre. Ce dogme, qui voyait la personne humaine comme un agent économique interchangeable et déplaçable au gré des besoins de la mondialisation, ne résiste pas au spectacle de la fracturation de nos sociétés, de la montée du communautarisme et du racialisme, des phénomènes spectaculaires de violence ethniques que nous observons en Europe. C’est que le problème migratoire n’est pas une variable de la politique économique et sociale. C’est une question existentielle en ce qu’elle touche à l’identité et à l’avenir des peuples et des cultures. Voilà ce que le commissaire européen ne veut surtout pas voir.

Si le commissaire européen concède que l’Union européenne doit se fixer comme objectif le « retour rapide » des demandeurs d’asile, on peut déduire des mots très durs qu’elle a eus à l’endroit du directeur de Frontex, le Français Fabrice Leggeri, qu’elle cherche à faire de l’agence au mieux un organisme de contrôle des polices aux frontières des États membres, au pire une sorte de super-ONG chargée de ramener sur la terre ferme européenne les migrants montés sur des bateaux de fortune.

Point n’est donc besoin d’être eurolâtre, ni même europhile, pour s’inquiéter des possibles conséquences de cette attaque en règle contre Frontex (nous avons-nous-même souvent critiqué la politique migratoire européenne dans ces colonnes, par exemple le « pacte européen sur la migration et l’asile » en septembre dernier). Le réalisme le commande. Car c’est l’ensemble des efforts réalisés depuis la crise migratoire de 2015, si limités et parcellaires soient-ils, qui risquent d’être balayés.