L’Union européenne est totalement nue dans le domaine des technologies !

Cyrille Dalmont, chercheur associé à l’Institut Thomas More

 

13 avril 2021 • Opinion •


Pour Cyrille Dalmont, le droit européen de la concurrence desserre la compétitivité de l’Union et l’empêche d’aboutir à une souveraineté numérique. Il vient de publier le rapport « L’impossible souveraineté numérique européenne : analyse et contre-propositions » (disponible ici).


Alors que la guerre des semis-conducteurs, des puces et micro-processeurs fait rage et qu’une pénurie mondiale qui impactera tous les secteurs de l’économie se profile, les dirigeants européens se paient de mots en roulant les mécaniques et en faisant de grandes déclarations sur la « souveraineté numérique européenne ». La réalité est autrement brutale : l’Union européenne et ses membres sont dans un état de dénuement technologique grave et de quasi-sujétion à l’égard des géants du numériques étrangers. Le roi est totalement nu.

Pour comprendre cet état de fait, il faut interroger (rapidement) l’histoire et le rapport des Européens à la souveraineté. La philosophie même de la construction européenne repose sur la pensée d’hommes du dix-neuvième siècle qui, pour certains, avaient participé aux deux guerres mondiales. Du traumatisme de ces guerres fratricides émergea l’idée qu’une trop forte souveraineté conduisait inévitablement au nationalisme exacerbé et à des conflits meurtriers. Le projet de construction de l’Union européenne reposa donc tout entier sur l’idée de dépassement des souverainetés des nations européennes par la création d’une organisation internationale atypique (CEE puis UE) dont les compétences seraient liées à des abandons successifs de souverainetés de ses membres et la création d’un grand marché de libre-échange, intra-européen et fermé à l’origine. De ce point de vu, ce fut un franc succès : aucune guerre n’est à déplorer en Europe depuis 1945.

Mais ce marché intérieur fermé des origines, censé protéger les économies européennes tout en permettant une concurrence loyale et respectueuse entre Européens, est devenu au fil des décennies et de l’accélération de la mondialisation une terre promise pour les entreprises étrangères. En effet, à partir des années 1980 et surtout avec le traité de Maastricht (1992), l’ensemble de la structure du droit européen de la concurrence a reposé sur l’idée d’édifier un marché ouvert, fluide, dynamique et sans entraves au bénéfice du consommateur. En faisant ce choix, l’Union européenne a créé les conditions favorables à l’émergence d’un grand marché sans barrières ni discriminations quant à l’origine des produits venus des quatre coins du monde mais au détriment de l’outil de production et de la souveraineté de ses membres.

Si nous analysons ce résultat au prisme de la vision universaliste des Pères fondateurs de l’Union européenne, lorsque l’Occident et ses colonies représentait 50% de la population mondiale, c’est une réussite. En revanche, dans un vingt-et-unième siècle ultra-connecté dans lequel les guerres économiques acharnées reposent en grande partie sur la souveraineté des États et où l’Occident ne représente plus que 12% de la population mondiale, c’est Pearl Harbour !

Les faits sont là. Et ils sont implacables. Dans le Top-20 mondial des entreprises du secteur technologique, il ne reste plus qu’une seule entreprise européenne, Deutsche Télécom. Dans le Top-5 mondiale des entreprises de hardware, il n’y a aucune entreprise européenne. Il en va de même pour les systèmes d’exploitation, le cloud, les datas centers, les smartphones, les semis-conducteurs, les puces et micro-processeurs. Le dénuement est également de plus en plus criant dans les domaines des satellites (dont les deux tiers appartiennent aux États-Unis, à la Chine et à la Russie) ainsi que des câbles sous-marins et des antennes-relais nécessaires à l’acheminement des données. Notre désarmement technologique est tel que certains n’hésitent désormais plus à qualifier l’Union européenne de « colonie numérique ».

Soumise à une forte tension et aux critiques nombreuses devant le constat de sur-dépendance de l’Union européenne aux géants du numériques étrangers mis en pleine lumière par la pandémie de Covid 19, la Commission européenne s’efforce de faire bonne figure : en mars 2020, elle présentait son plan « Façonner l’avenir numérique de l’Europe » ; un an après, elle vient de proposer une « boussole numérique » pour « traduire les ambitions numériques de l’UE pour 2030 en termes concrets ».

Mais au-delà des mots, quelle réalité ? Le projet Gaia-X, censé révolutionner les solutions de cloud en Europe, n’a rien de souverain puisqu’on trouve les américains Microsoft, Google ou Palantir et les chinois Alibaba et Huawei parmi la centaine d’entreprises participant au projet. Quant au projet d’Internet haut débit européen par satellite, sa mise en œuvre est prévue pour 2024 alors que le service américain « Starlink » sera disponible en Europe d’ici la fin 2021… Les exemples de ce type abondent.

Le problème, nous l’avons dit, c’est le droit européen de la concurrence. C’est lui le principal obstacle à l’exercice toute « souveraineté numérique » en Europe et à l’émergence de champions de taille mondiale. A ce stade de notre démonstration, nous devrions donc préconiser une refondation des traités car il ne pourra y avoir de changement d’orientation de la politique européenne sans changement profond de paradigme. Mais, au-delà des aspects particulièrement contraignants et chronophages de la démarche, les tensions sourdes qui traversent l’UE risqueraient de remonter à la surface et menacer sérieusement l’ensemble de l’édifice. Personne aujourd’hui ne souhaite ouvrir la boîte de Pandore de la renégociation des traités. C’est pourquoi nous formulons dans notre rapport neuf propositions, qui pourraient être adoptées à droit constant, afin de réagir vite et fort pour mettre fin à notre déclin numérique.

La première proposition, pierre angulaire de toutes les autres, consisterait en l’adoption d’un règlement d’exception visant à la non-application du droit européen de la concurrence dans les domaines stratégiques liés au numérique. Cela permettra de stimuler la réindustrialisation européenne.

Nous proposons également de réviser le statut des Groupements européens d’intérêt économique (GEIE) et de la création de zones économiques spéciales européennes (ZESE) et de Groupements d’intérêt public européen (GIPE) au travers de deux nouveaux règlements européens. Cela permettra de sécuriser le marché des puces électroniques et des semi-conducteurs et de mettre en œuvre une stratégie d’innovation industrielle dans le secteur des objets connectés, mais également de réinvestir le marché des smartphones et de favoriser l’émergence de data centers et de clouds souverains de niveau mondial dans les États membres. Nous souhaitons aussi favoriser l’émergence d’une stratégie européenne dans le domaine des véhicules lourds autonomes maillon indispensable à l’émergence d’une économie décarbonée.

L’ensemble de ces mesures, et les autres que nous avançons, pourraient être adoptées dans les deux ans qui viennent. Pour cela, les dirigeants devraient être capables à la fois d’humilité et d’ambition : humilité du verbe en cessant d’agiter des hochets comme celui de la « souveraineté numérique européenne » qui pollue le débat et entretient l’illusion, mais ambition pour l’Europe et les Européens en se fixant quelques objectifs forts, en n’y dérogeant pas et en se donnant les moyens de les atteindre.